Périphéries

Carlo Brandt, comédien suisse

Human Bomb

Aucune reconnaissance professionnelle ne semble pouvoir le distraire du sens de son art. Comédien à l’énergie électrique, Carlo Brandt s’obstine à fabriquer un théâtre formidablement en phase avec son époque et à dynamiter les conventions du genre. Depuis six ans, dans les mises en scène de son complice Alain Françon, il joue l’œuvre d’Edward Bond : Pièces de guerre, Dans la compagnie des hommes... Sur des textes inédits du dramaturge britannique, il a aussi créé Check-up, spectacle programmé au Festival d’Avignon en été 1997, repris au Théâtre National de la Colline en décembre 1997, et avec lequel il s’apprête à partir en tournée. Rencontre.

Voix grave, beau visage émacié, prunelles sombres, Carlo Brandt dégage une énergie brute, survoltée. Ce comédien passionné a un besoin vital de confronter son art à son époque, de le connecter à ses révoltes. C’est dire si l’écriture d’Edward Bond le comble. Il vit avec les mots du dramaturge britannique depuis maintenant six ans. Au moment où nous le rencontrons, en novembre 1997, il est l’un des six interprètes de Dans la compagnie des hommes, au Théâtre National de la Colline à Paris, mis en scène par le nouveau directeur du lieu, Alain Françon. Il s’apprête également à reprendre, dans le même théâtre, Check-up, un spectacle brut et direct qu’il a lui-même conçu et qu’il interprète à partir de textes de Bond.

Carlo Brandt était déjà présent dans les Pièces de guerre, la précédente mise en scène par Alain Françon d’une pièce de Bond, au Festival d’Avignon en 1994 (huit heures de spectacle). Il est un grand complice de Françon, pour qui il a également joué, au cours de ces cinq dernières années, dans La Mouette de Tchekhov, et incarné l’Edouard II de Marlowe, dans la Cour d’honneur du palais des Papes, au Festival d’Avignon 1996.

« Je ne supporte pas cette manie
de tordre les classiques
pour les mettre au service
de propos actuels »

Comédien suisse d’origine italo-allemande, il a travaillé dans les années quatre-vingt avec le metteur en scène suisse Benno Besson. Cet ancien collaborateur de Bertolt Brecht à Berlin-Est, auteur d’innombrables mises en scène dans toute l’Europe, dirigeait alors la Comédie de Genève. Au cinéma, on a vu Brandt dans Indochine de Régis Wargnier, et en « marquis de Patatras » ouvrant avec fracas le Ridicule de Patrice Leconte.

- Comment avez-vous découvert le théâtre d’Edward Bond ?

Carlo Brandt : En 1991, Alain Françon m’a donné à lire le texte de la Compagnie des hommes. A cette époque, je travaillais avec Georges Lavaudant, qui était mon ami, avec qui je m’entendais très bien. J’ai lu la pièce, et ma réaction a été... [Il fait un geste de la main droit devant lui.] J’ai expliqué à Lavaudant que je ne pouvais pas faire autrement que de partir et d’aller jouer ça. Nous étions en train de monter Un chapeau de paille d’Italie... Eh oui ! cela paraît incroyable... Et je découvrais ce texte qui concernait si directement le monde d’aujourd’hui. J’en avais marre que l’on joue éternellement Shakespeare, Tchekhov, en s’extasiant à chaque fois : « Comme ils sont modernes ! » C’est vrai, bien sûr ; mais en même temps, rien ne peut remplacer le regard et le récit de quelqu’un qui vit aujourd’hui. Je ne supporte pas cette manie de tordre les classiques pour les mettre au service de propos actuels. Cela finit par les corrompre. Quand, avec Alain Françon, nous avons monté La Mouette de Tchekhov après les Pièces de guerre de Bond, tout à coup tout était limpide : il n’y avait qu’à lire ! De tels auteurs sont des radars, des médiums. Mais ils ont perdu leur sens parce qu’ils ont été pompés, vampirisés - et à des fins personnelles. Alors que plus on sert l’auteur, plus on se sert. Ce qu’on lui donne, il nous le rend au centuple.

« La pensée de Bond n’est pas
une pensée pure, froide.
Elle ne peut pas s’assimiler à la philosophie,
qui fabrique des concepts mentaux »

L’expérience des cinq ans qui séparent nos deux versions de la Compagnie des hommes nous a beaucoup servis - je suis le seul, des comédiens qui le jouent actuellement, à avoir participé à la version de 1992. La première fois, nous avions rencontré deux grands problèmes : d’abord, les comédiens avaient opposé une résistance monumentale au texte. Les répétitions s’étaient très mal passées.

- Ils avaient lu la pièce avant, pourtant...

C.B. : Oui ; mais ce texte, avant de l’expérimenter dans le jeu, on ne peut pas savoir... C’est que la pensée de Bond, et c’est ce qui la rend si fabuleuse, est une pensée organique. Ce n’est pas une pensée pure, froide. Elle ne peut pas s’assimiler à la philosophie, qui fabrique des concepts mentaux - c’est d’ailleurs le problème de la philosophie aujourd’hui, la raison pour laquelle elle est dans un autre monde. Elle n’agit pas, malgré tous les « cafés-philo » ou les minutes de philo à trois francs cinquante sur Canal +... Bond, lui, crée des concepts en inventant des fictions. Le deuxième problème qui s’est posé à la création de la Compagnie des hommes, c’est que nous ne savions tout simplement pas comment monter ce texte : ce n’était pas un langage connu. Tout était à inventer... et cela a pris du temps. Alors, quand nous étions bloqués sur une scène, Françon allait faxer des questions à Bond. Et ce qui est drôle, c’est que Bond, à travers ces fax, a su que nous montions bien sa pièce.

- Le théâtre de Bond est un théâtre très violent, dans lequel le spectateur en prend toujours plein la gueule. Arrivez-vous encore, maintenant, à jouer d’autres auteurs, plus sages ?

C.B. : Il y a suffisamment de gens qui font le reste... J’avais envie depuis très longtemps de connecter directement mon travail au monde actuel. Pendant six ans, dans les années quatre-vingt, parallèlement à mon travail de comédien avec Benno Besson à la Comédie de Genève, j’avais un groupe de musique, qui me permettait de développer une certaine violence sur scène, en pleine vague new wave bien gentille...

« Entre deux engagements
dans le théâtre institutionnel,
je créais des spectacles
qui étaient des structures légères »

Je montais aussi de petits spectacles dans des lieux insolites. Pour l’un d’eux, je m’étais inspiré d’une histoire racontée par mon père, qui travaillait pour le Haut-Commissariat pour les Réfugiés. Au Liban, il avait rencontré un homme qui vivait depuis un an dans sa cave, avec un frigo, un lit, une machine pour faire de la gym, un réchaud et une télévision. J’ai rassemblé moi aussi ces objets, et j’ai fait un spectacle sans paroles. Je me faisais cuire des spagh’ devant les gens... Pendant ce temps, quinze musiciens jouaient en coulisses, et après une heure, ils entraient, envahissaient mon espace. J’ai aussi dit un texte d’un poète français, Henri Pichette, intitulé Odes à chacun et composé avec tout le vocabulaire des métiers perdus. Au bord de l’Arve à Genève et au bord du Rhône à Lyon, j’ai joué un texte de Jean-Christophe Bailly, Au bout du monde, qui raconte l’histoire d’un homme retiré au bord d’un fleuve et qui reçoit des messages envoyés au fil de l’eau par d’autres gens, retirés du monde en amont du fleuve... C’est la fin d’une civilisation, et il enregistre son dernier message à lui. A la fin, je partais dans le fleuve, en laissant tourner la cassette avec ce message... Entre deux engagements dans le théâtre institutionnel, je créais ainsi des spectacles qui étaient des structures légères. J’aime sortir des trucs lourds, et attirer les gens dans des lieux où ils n’auraient pas l’idée d’aller autrement. Je n’aime pas tellement le théâtre en salle - sauf avec des auteurs comme Bond, peut-être...

- Entre les Pièces de guerre et cette reprise de la Compagnie des hommes avec Alain Françon, il y a eu Check-up, que vous avez créé seul. Comment en avez-vous eu l’idée ?

C.B. : Entre Bond et nous - nous, c’est-à-dire Alain Françon et moi -, une certaine confiance s’était instaurée. Nous avions accès aux documents non publiés : fax, lettres... Un jour, je suis tombé sur un fax, plus précisément sur une phrase de ce fax, la première, ou la troisième... et immédiatement, j’ai eu envie de la dire sur un plateau. J’aime aussi faire entendre des textes qui ne sont pas prévus pour le théâtre. Je revendique le droit à dire les choses, au théâtre, de façon directe.

« Un jour, je suis tombé sur un fax,
plus précisément sur une phrase de ce fax...
Et, immédiatement, j’ai eu envie
de la dire sur un plateau »

Au départ, je pensais accompagner ces textes par la projection de photos de visages prises dans la rue. J’avais envie de visages immenses... Mais cela n’a pas pu se faire. C’est alors que Philippe Macasdar, le directeur du Théâtre Saint-Gervais-Genève, où Check-up allait être créé, m’a parlé de Jean Mohr. Nous nous sommes rencontrés. Je lui ai dit que je voulais des visages ; au début, il était méfiant, il ne comprenait pas... C’est un homme un peu réticent de nature, mais je crois que maintenant, il est satisfait...

- Au texte et aux photos, s’est ajoutée la techno...

C.B. : C’est le langage d’aujourd’hui. Pour dire la vie d’aujourd’hui, il y a des gens qui écrivent, et il y a des gens qui créent cette musique. Pour moi, c’est exactement la même chose. A la création de Check-up, il y a deux ans, le morceau que j’ai utilisé était plutôt avant-gardiste ; aujourd’hui, il passe dans toutes les boîtes. D’une manière générale, il me semble que les gens sont aujourd’hui davantage prêts à recevoir ce spectacle - parce que la situation a évolué, simplement. Il y a deux ans, on était en avance, et aujourd’hui, on le cale bien, on est en plein dedans. A Avignon, l’été dernier, les spectateurs ne sortaient déjà plus autant au milieu du spectacle, comme ils le faisaient à Genève à la création. Peut-être aussi qu’en France, les gens sont plus sensibles à tout ce qui touche à la paix, la démocratie, la justice... En Suisse, ils ont toujours un peu l’impression que ça ne s’adresse pas à eux.

Après le Théâtre de la Colline, j’aimerais partir en tournée avec Check-up, et le jouer un peu partout en Europe : je parle italien - c’est ma langue maternelle -, allemand... Je pourrais le faire en espagnol, ça ne devrait pas être trop difficile.

« Quand nous avons monté
Dans la compagnie des hommes
de Bond, en 1992, les gens partaient
par groupes de dix, vingt... »

Evidemment, le public qui vient voir ces spectacles inhabituels est le public traditionnel, « culturel » ; mais j’aime bien, aussi, balancer ça à des gens qui ont l’habitude de venir au théâtre. Ils croient que le théâtre, c’est ça, et ils découvrent que non, ce n’est pas ça, qu’ils ne sont pas là pour bouffer du spectacle et se casser, que le théâtre peut aussi avoir un sens, exercer une force sur le public. Ils doivent encaisser, réagir. Et en fait, je suis persuadé qu’ils n’attendent que ça. Quand tu leur marches sur le pied, ils commencent par se plaindre, et puis au bout d’un moment, ils se rendent compte [il prend un air émoustillé] : « Eh, il m’a marché sur le pied ! »

Quand nous avons monté Dans la compagnie des hommes en 1992, on jouait devant des salles à moitié pleines, et pendant le spectacle, la moitié de cette moitié de salle partait. Les gens partaient par groupes de dix, vingt... Dans Check-up, à Genève, les gens protestaient ou partaient après le morceau de techno principal. Ils prétendaient que c’était « trop fort ». Pourtant, une symphonie de Berlioz est tout aussi forte... Seulement, ce qu’ils accepteraient d’une symphonie de Berlioz, ici ils ne l’acceptent pas, parce que le code culturel est différent. Ils disent « c’est trop fort », mais ce n’est pas la musique qui est trop forte.

« Ceux qui font du théâtre
ont perdu de vue
le sens de ce qu’ils font.
Ils se contentent de numéros d’acteurs »

Bond dit quelque chose de très beau, c’est que depuis trop longtemps le théâtre est un lieu de mensonge... Ceux qui font du théâtre ont perdu de vue le sens de ce qu’ils font. Ils se contentent de numéros d’acteurs. Mais à quoi cela sert-il qu’un comédien joue bien, si on ne comprend pas le sens de ce qu’il fait ? Maintenant que le réel est de plus en plus théâtral, peut-être le théâtre pourrait-il enfin devenir réel.

- Le réel devient théâtral ?...

C.B. : Il est de plus en plus difficile de montrer qui on est vraiment, de dire ce que l’on pense, de vivre sans faire de compromis. On est souvent contraint à la servilité, aux concessions. On est nourri de journaux, de cinéma, de télévision ; si on ne participe pas à ce monde de la communication, on se met en-dehors de la société, et très peu de gens acceptent d’être en-dehors de la société. On a quitté le rapport à l’imaginaire. On ne fait appel qu’à des valeurs reçues, et non à des valeurs créées. On ne crée pas soi-même ses valeurs. Si le théâtre ne remplit pas son rôle de révélateur, qui le fera ?

- Le récitant qui dit le montage de textes de Check-up est un revenant des Pièces de guerre : Pemberton, le personnage que vous incarniez dans la mise en scène d’Alain Françon. Pourquoi ?

C.B. : Parce que moi, Carlo Brandt, je ne pouvais pas dire ces textes. Ils sont à la limite du prophétique ; les gens se seraient demandé : « Mais c’est qui ?... » Tandis que là, c’est quelqu’un qui vient du futur qui parle. Il peut parler, parce qu’il a déjà vécu l’expérience.

- Edward Bond a-t-il vu Check-up ?

C.B. : Pas encore ; il va venir le voir à la Colline. Il est déjà venu pour la Compagnie des hommes. On a organisé une discussion publique avec lui. J’ai cette interview sur cassette... Il dit des choses géniales. D’ailleurs, je crois que je vais en faire un spectacle.

Mona Chollet
avec Tiziana Chiaravalle

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Périphéries, janvier 1998
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