Périphéries

Edward Bond, dramaturge britannique

L’imagination, entre le gouffre et le salut

Depuis bientôt cinquante ans, Edward Bond écrit des pièces de théâtre radicales, violentes, qui interrogent toutes les formes de la barbarie en poursuivant une seule obsession : comment être - comment devenir humains dans un monde ravagé par la guerre et par l’injustice sociale ? (Voir l’introduction à son œuvre sur ce site, en janvier 1998.)

A la fin de Ridicule, le film de Patrice Leconte, l’aristocrate joué par Jean Rochefort découvre à quelles bassesses peut servir le « bel esprit », l’art de la répartie brillante qui fait la loi à la Cour. La Révolution vient balayer cette société confinée. Il s’exile en Angleterre. Là, alors qu’il se promène sur une falaise en compagnie de son hôte autochtone, un coup de vent lui emporte son chapeau. « Mieux vaut perdre son chapeau que sa tête », lui fait remarquer l’Anglais. Et lui, renouant avec un émerveillement oublié, de s’exclamer : « Ah... L’humour ! »

On a exactement la même impression en rencontrant l’Anglais Edward Bond, homme à la fois très sérieux et très drôle - ce qui change agréablement des « beaux esprits » qui ne sont ni l’un ni l’autre. Coïncidence : le personnage qui ouvrait avec fracas Ridicule, en pissant sur un aristocrate grabataire pour se venger d’un épigramme qui l’avait autrefois « ridiculisé » et grillé à la Cour, est interprété par Carlo Brandt, acteur inconditionnel de l’œuvre de Bond et figure centrale de toutes les distributions de ses pièces en France, des Pièces de guerre à Café en passant par Check-up, qu’il a lui-même mis en scène.

Et dire qu’on avait préparé des questions... Rencontrer Bond, c’est voir se déployer sous ses yeux un univers de pensée unique, cohérent, autonome. Expérience rare, qui ne laisse pas le choix : très vite, captivé, on ne pense plus qu’à prendre frénétiquement des notes pour ne pas en perdre une miette. Bond fait partie de ces artistes qui sont « ininterviewables », sans qu’il y entre de la coquetterie de sa part : son univers est irréductible, impossible à faire entrer dans le format de l’interview. C’est d’ailleurs pourquoi son œuvre, déroutante au premier abord, devient si rapidement essentielle aux yeux de ceux qui la découvrent, comme un refuge difficile d’accès dont on ne vous débusquera pas facilement. Sans doute cet homme est-il fou. C’est même certain, et il le reconnaît volontiers au cours de l’entretien : « Mais c’est la folie nécessaire pour aborder sainement ce monde où les hommes se corrompent eux-mêmes. » L’œuvre de Bond vous prend par les bretelles, vous dépouille de votre logique et de votre vision coutumières, pour les remplacer temporairement par les siennes, exigeantes, déstabilisantes. Il vous extrait du monde pour mieux vous ouvrir les yeux sur sa vérité secrète.

- Dans vos pièces, les gens ont un langage très parlé, assez peu châtié, sauf dans les situations où ils sont conscients de leur propre vie et de leur propre mort. Cela veut-il dire que le langage, c’est la conscience ?

Edward Bond : J’écris des pièces simples. Je n’écris pas des pièces « intéressantes », malignes. Je crée des situations qui, de banales, deviennent peu à peu extrêmes, de façon à obliger les gens à explorer leur propre conscience, à utiliser le langage pour se définir eux-mêmes et pour définir cette situation dans laquelle ils se trouvent pris. C’est ce qui produit le changement dans le langage, qui devient de plus en plus un outil de recherche, au fur et à mesure que la situation se développe. La définition la plus utile de la dramaturgie, c’est : la forme la plus extrême de concentration possible. Et plus les personnages explorent la situation dans laquelle ils se trouvent, plus ils comprennent aussi la position des autres. Parce que la situation est commune à tous.

FEMME, cousant. « Il y avait un homme qui pêchait
dans un fossé. Il ne s’était pas aperçu
qu’il n’y avait pas d’eau dedans.
Il était si heureux du petit poisson au bout de sa ligne.
Il ne savait pas que l’hameçon était dans sa bouche.
Il a tiré, tiré toute la journée. Les yeux plissés.
Et chaque fois qu’il jurait, l’hameçon
s’enfonçait plus profondément dans sa gorge. »
(Café)

- Le théâtre est-il le média le mieux à même de rendre compte de cette quête d’humanité des personnages ?

E.B. : Je dirais oui [rires]... Le théâtre explore profondément ce que signifie être humain. L’humanité n’est pas quelque chose de naturel, c’est quelque chose que nous construisons. On peut se demander ce qui est spécifique au fait d’être humain. Nous vivons dans une société qui maltraite constamment l’image de l’homme. Nous sommes des animaux, ou, si vous regardez dans la Bible, des pécheurs. L’essentiel de la littérature ne fait que nous dire combien nous sommes mauvais. Notre compréhension basique de ce qu’est l’humanité est donc corrompue. C’est ce qui rend l’être humain si manipulable. Un enfant, si on s’acharne à lui dire qu’il est méchant, deviendra méchant. Si on traite les gens d’animaux, ils se comporteront comme des animaux.

On croit souvent que ce qui fonde l’humain, c’est la pensée, la raison. C’est une idée cartésienne... Une idée très française ! Or ce qui nous différencie de l’animal n’est pas la pensée, mais l’imagination. Aucun animal ne peut jouer du violon - ou ne le voudrait. Mais il peut penser. Il a besoin de penser, même ! Si vous voulez avoir une conscience de vous-même, vous devez avoir l’imagination. Ce qui décidera si nous allons ou non nous détruire dans les cinquante prochaines années, c’est ce que nous ferons de notre imagination.

- L’imagination est-elle en danger, selon vous ?

E.B. : Elle est d’abord un énorme danger pour nous, parce qu’elle peut être corrompue. Il ne faut pas en avoir une conception romantique. Le monde et l’Histoire sont pleins de situations où l’on se demande : comment des êtres humains ont-ils pu se comporter ainsi ? Sommes-nous donc des bêtes ? L’inimaginable peut très facilement se confondre avec le nécessaire.

L’animal n’est pas intéressé par ce qu’il y a après le bout de la rue, il se satisfait de son territoire. Mais l’enfant demande : « Qu’est-ce qu’il y a au bout du monde ? » Et on est obligé de lui mentir. Si vous lui dites que l’univers est un grand trou noir, il fera : « Aaahhh ! » Il sera terrifié. Alors vous lui dites : le bout du monde est un merveilleux jardin, habité par des canards : coin, coin ! Et il fait : « Oooohhhh ! » Il est ravi ! Parce qu’il a besoin de se sentir chez lui dans le monde. Ce n’est pas un fait psychologique : c’est un fait cognitif. L’esprit ne peut fonctionner s’il n’obtient pas de réponse. L’enfant deviendrait autiste. C’est pourquoi on ment à tous les enfants. C’est ce qu’on appelle : s’occuper d’eux. Si vous regardez la Bible - qui est un livre très vicieux -, l’une des premières choses que l’on ait faites, ça a été d’expulser les humains de chez eux. Et c’est un crime. Dieu revendique tous les privilèges d’un criminel, et il appelle cela la justice. Donc il faut mentir à l’enfant. Mais en faisant cela, on porte atteinte à son imagination. C’est aussi ce qui permettra qu’on lui dise, vingt ans plus tard : « Maintenant, tu dois mourir pour ton pays. »

Plus tard, si l’enfant, devenu adulte, veut toujours être chez lui dans le monde, la question change. Ce qu’il réclame, à ce moment, ce n’est plus le mensonge : c’est la justice. Voilà le projet humain : créer la justice. Et c’est ce dont parle le théâtre. Toutes les pièces sont une quête de la justice. Et si elles n’en sont pas, c’est qu’elles vous mentent. Ce qui est assez agréable, d’ailleurs, car cela vous donne le sentiment d’être encore un enfant.

Pour obtenir la justice, ce dont on a besoin, c’est d’une description juste de la réalité. La vérité devient alors utile - ce qu’elle n’était pas pour l’enfant. Et où, dans la société, allez-vous trouver la vérité ? C’est une question.

- Euh...

E.B. : Ni au théâtre, ni à l’église, ni à l’université : en prison. Parce que là, la recherche de la vérité va jusqu’au bout. Nous, nous ne connaissons la vérité que sous une forme corrompue. Parce que notre société est injuste. Et cette injustice culmine en prison.

Nous ne pouvons plus croire, après le siècle que nous venons de traverser, que l’histoire est une machine. Cette idée ne peut assurer notre humanité. Elle mène à Auschwitz, elle mène à Hiroshima, et elle mènera à Dieu sait quel enfer au cours du prochain siècle. Alors, nous devons enfin prendre au sérieux cette question : qu’est-ce que la justice ? Comment obtient-on une société juste ? Et avec cette question, ce sera la fin de toute une époque de connaissance, et le début d’une autre, qui commence maintenant. C’est un changement radical.

- Il y a une phrase dans les Pièces de guerre qui dit : « Vous devez créer la justice : et quelle chance avez-vous de le faire, vous qui devez manger le pain cuit dans les usines à bombes ? »

E.B. : Comment peut-on créer de la justice dans un monde injuste ? D’abord, vous devez comprendre cette question, ce qu’elle signifie profondément. Il y a cette question que l’enfant pose : où est la fin de l’univers ? Où s’arrête l’univers et qu’y a-t-il au-delà ? L’espace est toujours une propriété. Je ne suis pas propriétaire de grand chose sur cette terre, mais je possède les étoiles, là-haut. Elles ne me rapportent pas grand chose, mais enfin, je les possède. Je les possède parce que ma société les possède, parce qu’elle a une histoire avec elles. La société dit d’elles que Dieu les a envoyées à la Nativité, ou encore, elle les observe au télescope. Cette connaissance devient une part de la connaissance de l’université, qui nourrit à son tour la technologie... Donc, si je possède l’étoile, elle me possède aussi. Je suis emprisonné dans ce système. Voilà l’idéologie dans laquelle la signification de notre humanité est prise. La possession de l’espace, c’est ce qui définit l’humain. Et c’est de cela que parle le théâtre. Parce que qui possède l’espace vous possède aussi. Imaginez que cette table est Dieu, et qu’on en voit les bords. Là, c’est moi [il pose son gobelet de café sur la table]. Je suis à l’intérieur, Dieu est le tout. Là, au moins, je sais où je suis. Maintenant, si vous vous débarrassez de Dieu, vous êtes dans un espace vide. Si Dieu ne possède pas l’espace, alors qui d’autre ? Il y a une seule possibilité.

- Ben...

E.B. : La police. Oui, absolument... Dieu dit : ce monde m’appartient et vous êtes humains. La police dit : nous contrôlons l’espace, et nous ne vous donnons pas votre humanité : nous vous donnons des droits. Et des droits, on peut les retirer. L’humanité, non. Qu’est-ce que l’humanité ? Les Grecs se sont posé la question. Comme ils ne croyaient pas en Dieu, c’était une question très dangereuse. C’est pourquoi les Chrétiens ont été obligés de dire que Dieu était descendu sur terre. Les Grecs avaient permis aux dieux de descendre sur leur scène ; les Chrétiens, eux, ont détruit le théâtre pour le remplacer par la religion. La différence, c’est que la religion, elle, prétend être vraie. Un dramaturge grec pouvait dire : écrivons une nouvelle pièce ! Mais quand une pièce est appelée religion, si vous voulez en écrire une nouvelle, ou changer une ligne du texte, on vous brûle !

« Diriez-vous que vous êtes libre si un homme
possédait votre femme mais vous laissait l’utiliser ?
L’Etat vous laisse utiliser votre vie.
Nous sommes les ombres projetées par des machines.
Vous pensez que nous possédons les machines
mais les machines nous vendent sur le marché. »
(Le dernier carnet de notes de William Shakespeare - Check-up)

Il y a quatre cents ans, quand, avec des hommes comme Galilée, on a commencé à découvrir des choses sur le monde, l’être humain a changé radicalement, parce que ce qu’il savait sur lui-même a changé. Il s’est mis à penser, à parler différemment, à travailler différemment. Il a été mieux nourri, mieux vêtu, mieux logé. Une seule chose n’a pas changé : la société n’est pas devenue plus juste. Ce qui signifie que cette science était appelée à se corrompre elle aussi, et à engendrer la violence. Et cette corruption a atteint son apogée au vingtième siècle. Le vingtième siècle est le plus corrompu de l’Histoire, car il a utilisé cette connaissance pour produire un état d’ignorance extrême. Et si cette corruption continue, si le cycle de la destruction continue à s’auto-alimenter, nous nous détruirons.

Aujourd’hui, les gens ne savent pas où ils sont. Ils ne savent pas qui possède l’espace. L’Eglise disait : « Taisez-vous et écoutez Dieu. » La société moderne dit : « Faites du bruit et n’entendez rien. » Et elle tente de remplir l’espace vide avec des marchandises. Mais plus de marchandises implique plus de police : c’est donc un piège. L’espace est possédé par le marché international, c’est-à-dire qu’il est aux mains de la police : tout doit être possédé. Il faut un propriétaire pour chaque franc, sinon tout le système s’effondrerait. Si nous sommes incorporés dans ce système, nous ne pouvons pas être libres.

- Comment être libres, alors ?

E.B. : En comprenant ce qu’être humain signifie. Mais il n’y a pas de solutions simples, et si des gens vous proposent des solutions simples, c’est qu’ils n’affrontent pas vraiment la question.

Par le théâtre, on peut produire des situations qui vous ramènent à la fondation de vous-même. Nous faisons tous des choses en tant que membres de la société que nous ne ferions pas en tant qu’individus. Supposez que quelqu’un soit cliniquement fou, qu’il voie des démons aux cheveux rouges sur le seuil de cette porte. On l’enfermera parce qu’il imagine quelque chose qui n’est pas vrai. Mais nous sommes tous fous socialement ! Je ne vous aime pas, alors je vais vous tuer. On m’enfermera. Mais si mon pays ne vous aime pas, alors je peux vous tuer. La société est pleine d’absurdités. Pourquoi devrais-je accepter qu’une personne soit dix mille fois plus riche qu’une autre personne ? Elle le mérite, parce qu’elle travaille plus dur ? Mais qui a dit qu’il fallait travailler plus dur pour être un être humain ?

« Nous n’attendons pas que l’ennemi vienne
Nous nous tuons nous-mêmes. »
(Père Lachaise - Check-up)

Ce qu’une culture doit faire, c’est se demander comment nous pourrions nous comprendre nous-mêmes. Le sens que nous nous donnons : voilà ce qui décide de ce que nous devenons. Les médias ne sont pas intéressés par cette question. Le théâtre non plus : il devient un théâtre absurde, minimaliste, banal, qui fuit le sens. Alors que le sens doit être appris, ce n’est pas quelque chose de naturel. L’accélération de la violence dans la société est extraordinaire. On devrait dire : arrêtons-nous, et voyons où nous en sommes. Mais toutes les institutions vont contre ce mouvement de prise de conscience. Elles sont toutes des bastions de l’injustice.

En Angleterre, surtout, le théâtre est très corrompu. La Royal Shakespeare Company, le Royal National Theater, sont des institutions avilies. La plupart des spectacles qu’elles mettent en scène, c’est dans l’espoir qu’ils traversent l’Atlantique. Le Royal National Theater va mettre en scène My fair Lady, le musical. Ils disent : « Bon, on fait ça un jour, et demain, on monte Richard III. » C’est comme s’ils disaient : « Bon, aujourd’hui je serai Walt Disney, et demain, je serai Van Gogh » ! Je n’y crois pas. Ou alors à une condition : que, le jour où ils sont Van Gogh, ils se coupent une oreille. Mais attention : ils n’ont que deux oreilles ! Ils ne pourront donc pas faire ça très longtemps [rires] ! Ils ne pourront pas continuer à avilir, à trivialiser... Je plaisante, mais c’est quelque chose de très destructeur. Sarah Kane (1) s’est tuée ! Elle s’est pendue ! On m’a demandé : « Pourquoi est-elle morte ? » J’ai répondu : « Parce que vous ne lui avez pas donné de raison de vivre. » Aujourd’hui, on ne donne plus aux gens de raison de vivre. A part l’espoir d’acquérir la version ultime d’un produit.

Propos recueillis par
Mona Chollet et Luz

(1) Jeune auteure dont la pièce Anéantis avait fait scandale lors de sa création à Londres. Bond l’avait alors défendue et prise sous son aile. Elle s’est suicidée en 1999, à l’âge de 29 ans.

Version longue d’un entretien paru dans Charlie Hebdo du 31 mai 2000.

A voir à Paris, au Théâtre de la Colline : Café, mise en scène d’Alain Françon, avec Clovis Cornillac, Carlo Brandt, Stéphanie Béghain, Dominique Valadié... Jusqu’au 25 juin 2000. Réservations : 01 44 62 52 52.

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Périphéries, juin 2000
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