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« La condition du merveilleux, c’est le concret. - Jiri Trnka. » Cette citation qui figure dans le programme de Tambours sur la digue explique assez bien le miracle que représente une soirée au Théâtre du Soleil. La troupe d’Ariane Mnouchkine joue à guichets fermés. On se presse pour accomplir le rituel de la visite à la Cartoucherie. C’est que, dès que vous franchissez le seuil du grand hall d’accueil, vous changez de dimension, vous entrez
dans un univers régi par des lois différentes. Le lieu est à couper le souffle, avec ses murs peints à l’éponge dans des tons oranges et rouges, décorés de bouddhas sereins dessinés d’un trait fin, avec la lumière blanche des abat-jour de papier au-dessus du bar, avec ses lanternes orientales ajourées... Déjà, autour de vous, l’humanité n’est plus celle du métro, de la rue, du boulot, grise et hostile : tout le monde est beau, tout le monde rit, sourit, se réjouit. La Cartoucherie a une âme, sincère et généreuse : tout y est beau, raffiné, recherché, sans que rien de branché ou d’intimidant ne s’en mêle jamais. C’est rare. Non ?...
Curieux, affamé, on commande les plats aux noms beaux et intriguants que propose le menu. Mnouchkine est là, repérable à sa masse de cheveux gris et à son grand châle blanc, résolvant les problèmes de billetterie, accueillant les spectateurs, débarrassant les assiettes. On s’assied sur les marches, sur les gradins déserts, sur les bancs de bois sculptés, pour savourer un grand bol de nouilles à se rouler par terre, agrémenté d’un verre de « pétillant d’herbes » (du cidre de chanvre) ou de « Limonade du Désert » (citron, cannelle, eau de fleur d’oranger). Il y a aussi du Coca, si on veut : « 50F ! » pirouette le tableau des prix. De toute façon, le Coca est bien la dernière chose dont on a envie dans ce festival de saveurs inédites et délicieuses. Le dépaysement commence par les yeux et les papilles.
En Chine, il y a mille ans, des pluies diluviennes menacent de faire sauter les digues et de noyer toute une ville. Tel est l’argument de Tambours sur la digue, écrit par Hélène Cixous, auteure maison (même si pas seulement). Sous-titre : « Sous forme de pièce ancienne pour marionnettes jouée par des acteurs. » Des acteurs qui interprètent des marionnettes, tandis que d’autres font office de manipulateurs ? Au départ, le principe peut sembler un peu artificiel. Une fois le spectacle terminé, on se demande au contraire si on ne cherchera pas désormais ces ombres vêtues et masquées de noir derrière chaque silhouette que l’on verra s’agiter sur une scène de théâtre. Outre la simple beauté chorégraphique de ces comédiens bougeant à l’unisson, accompagnant chacun les mouvements de l’autre, le manipulateur apparaît tour à tour comme l’ombre du personnage, son âme, son inconscient, son double, son ange gardien, comme un soutien ou comme un fardeau. Le spectacle est long : c’est parfois dur pour les fessiers, mais c’est le temps nécessaire à l’envoûtement. Les tableaux défilent, emplissent et imprègnent la rétine ; on tremble, on s’émerveille, on rit parfois ; les scènes se succèdent, superbement scandées par la musique de Jean-Jacques Lemêtre. On admire l’art de ces comédiens qui, à force d’abnégation, font surgir tant de beauté. Les lumignons fixés au bout d’un bâton dont ils éclairent leur chemin danseront longtemps dans notre mémoire.
« Très nouveau parce que très ancien », lit-on sur le tableau des boissons à propos du « pétillant d’herbes ». Que souhaiteriez-vous emporter dans le vingt-et-unième siècle ? Loin des projections futuristes technoïdes creuses, froides, déshumanisées et - finalement - naïves dont on nous abreuve, on répondra, sans hésiter, le Théâtre du Soleil et son art du concret et du merveilleux.
Photos de Michèle Laurent.
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