Périphéries

Au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis

Théâtre mitoyen

Début 1998, Stanislas Nordey investit le Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis. Un vent nouveau souffle sur l’institution : tarif unique pour tous à 50 francs, abonnements à l’année pour tous les spectacles à 200 francs pour les Dionysiens, lieu ouvert tous les jours, rencontres hors les murs à tire-larigot, créations de textes contemporains... Le manifeste de Stanislas Nordey et son équipe, « Pour un théâtre citoyen », débute ainsi : « Pour que le citoyen puisse considérer le moment de la venue au théâtre comme un geste simple, nécessaire, une joie, une petit bonheur, il faut reconsidérer la façon dont le théâtre s’adresse à lui. »

De l’extérieur, on pourrait se méprendre. Ces marches, ce parvis, la circulation permanente alentour... tout ramène le Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis à une gare. Le jaune criard sur les vitrines le confond avec ces magasins discount ; les inscriptions peinturlurées sur les portes fonctionnent comme des « prix chocs » ou des « le patron est devenu fou ! ». Comme si il s’agissait juste de croquer le chaland, en dévoilant de généreux atours, au strip-tease obscène de l’art et du commerce. Illusion, malentendu, tromperie de façade. C’est à l’intérieur qu’on prend la vraie mesure de l’endroit ; à l’intérieur, plus particulièrement à l’étage, dans les rares moments de creux, quand le bistrot est encore vide, une main contre le mur, on sent le frémissement intime de la terre. Au dehors, voitures, bus et trams font vibrer le sol. De si légers tremblements. Ce coin de ville est posé sur le flanc d’un volcan en activité. Le théâtre est tout à la fois : il colle à la ville, le souffle artistique contamine la cité, les spasmes de la cité agitent l’art. L’un est le sismographe de l’autre. Bille en tête, Stanislas Nordey a proposé au ministère de la Culture - « mais bon, ils ne veulent pas » - de chiffrer, plutôt que le remplissage des salles, le nombre de personnes qui ont traversé le théâtre cette année. Que ce soit pour les spectacles, lors des visites, pour des classes vertes, pour manger le midi au restaurant des femmes du Franc Moisin, etc. « Pour nous, affirme-t-il, on devrait mesurer notre action comme ça, comment cette espace-là est traversé sur une année. Notre but n’est pas de remplir les salles à tout prix, c’est de propager d’idée de théâtre et d’éveiller les désirs de s’y rendre. »

« L’art, c’est une affaire de désir, confirme Valérie Lang, directrice des liens aux gens [sic]. Le désir reste une des grandes questions de l’époque. Dans l’Education nationale, on répugne à parler de désir ou de sexualité. Mais l’éveil des désirs est un apprentissage de la vie ; c’est un apprentissage de la liberté. » A l’heure où tout le monde se brûle au chômage et à l’exclusion, la lave du Théâtre Gérard-Philipe ne consume rien. Elle réchauffe. Elle administre des pansements poétiques sur les blessures sociales. Dans les salles, sur les scènes, la chair en ébullition - tous ces corps qui jouent actuellement les comédies féroces et scatologiques de Werner Schwab - ravive, en ville, l’envie de s’enflammer, le désir fou de jouir de l’art. Dirigé depuis janvier par Stanislas Nordey, le théâtre résonne de rencontres ; comme l’écrit un des signataires du livre d’or, entreposé dans le bistrot et dans lequel les minots étrennent leurs blagues les plus salaces, l’endroit est un théâtre mitoyen, de proximité, de contiguïté, dont chaque battement mettrait la ville tout entière en émoi.

JPEG - 12.5 ko
Les minettes sur le livre d’or du théâtre : « Je te trouve beau gosse ! »

Catégorique, Stanislas Nordey refuse l’acronyme « TGP », qui réduit le théâtre à des lettres dénuées de sens et lui arrache toutes racines localisables. « Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis », ça, c’est bien, ça dit tout à fait le corps à corps, entamé en janvier, entre la ville et son endroit culturel. « Nous ce qu’on essaie de faire, c’est que, dans le théâtre, il y ait un foyer de chaleur toute la journée. Ça ne veut pas dire du tout que ce qui se passe le soir est secondaire, mais ça fait partie d’un tout. Habituellement, un théâtre est très tendu vers l’activité du soir : “Est-ce que la salle va être remplie ?”, “Est-ce que le spectacle va avoir des bonnes critiques ?”. Dès le début, on a eu envie d’interroger, plus largement que la notion de théâtre public, la notion d’espace public. Qu’est-ce que c’est que ce lieu subventionné ? Ouvrir 365 jours sur 365 -même si cette année, on a dû tricher un petit peu et ouvrir 340 jours-, pour moi, c’est très important. J’aime bien cette petite image de la “servante”, toujours allumée dans les théâtres. Chez nous, ce n’est pas la servante qui est allumée et qui veille, c’est le théâtre tout entier qui est allumé. Le matin, quand j’arrive à neuf heures, une des choses que je préfère, c’est d’aller derrière le bar presser le bouton pour que les lumières du plafond soient allumées dès le matin. Les gens qui partent au travail ou qui passent en bus peuvent ainsi voir que le théâtre est déjà ouvert. Il est déjà debout. Il ne se réveille pas à dix-sept heures ou dix-sept heures trente en s’étirant. On essaie d’aller au-delà de ses clichés-là aussi, du théâtre avec les saltimbanques et les noctambules. »

Sous les loupiotes du bistrot, ils sont une petite trentaine, en cercle, à attendre l’arrivée de Mourad. C’est son anniversaire à Mourad aujourd’hui. Les gars sont descendus de Floréal, leur quartier. Certains plissent leur sweat Giorgio, d’autres regardent leurs Nike ou se caressent la boucle d’oreille. Ils ne se débarrassent pas de leur réserve ; « c’est parce qu’on est timides », s’aventure l’un d’eux. Valérie Lang tente de briser la gêne. Sur les tables alentour, des montagnes de fromages intacts. « Servez-vous ! Vous n’avez pas faim ? », demande Valérie. « Bon alors, tant pis, vous mangerez tout à l’heure, hein ? Je vous explique : si on a décidé de vous inviter ici pour l’anniversaire de Mourad, c’est parce qu’ici, ce théâtre, c’est un lieu public. On reçoit de l’argent public pour qu’il soit ouvert à tous, pour acheter du fromage. Il faut que vous sachiez qu’ici, vous pouvez venir. Il y en a qui sont déjà venus ? » Les têtes disent que non, et un des jeunes détaille : « C’est pas notre secteur, ici. On vient jamais par ici. » Valérie Lang enfonce le clou. « Vous pouvez passer quand vous voulez. Ce théâtre, il appartient à tout le monde. Nous, on est juste là pour organiser des rencontres. » Mourad arrive. Tous applaudissent. Signal de dégel. Un téméraire s’empare d’un chèvre, et le croque à pleines dents.

Plus loin, un peu à l’écart, un gamin griffonne sur son carnet à spirales. C’est Denis, l’apprenti boulanger qui, le matin, apporte les baguettes au bistrot. Il tient les lascars de Floréal à l’œil. « Pourvu qu’ils aiment le fraisier, c’est moi qui l’ai fait, je me suis levé à une heure du matin pour le faire. » Mais Denis n’est pas là pour épier les gars de la cité ; il prépare le petit journal du théâtre dont le premier numéro sortira pour son anniversaire à lui, le 15 décembre. Il veut des photos en Une, puis trois entretiens avec le metteur en scène, avec un acteur et avec un spectateur. « Pour le spectateur, je prends le premier qui sort et je lui demande s’il a aimé. C’est simple. S’il dit qu’il a pas aimé, j’écrirai qu’il a pas aimé. Je ne vais pas déformer ce qu’il dit parce que c’est pour le journal du théâtre. » De l’autre côté du bistrot, les rappeurs d’Esprit Radikal rivalisent en freestyle et autres improvisations. Toute la galerie reste béate. Au Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, les rôles ne sont pas tous définis a priori. Rien n’est immuable. On change de cape au gré des envies. Bâti sur le principe même du rôle, le théâtre envoie ses comédiens à la rencontre des habitants des quartiers. Le petit Denis peut devenir journaliste attitré du théâtre. Les plus frottés à l’art vivant restent bouche bée devant les tchatcheurs d’Esprit Radikal. L’endroit colle à la ville ; les gens qui le fréquentent sont perméables à la vie. Stanislas Nordey voulait le théâtre ainsi, ouvert à tout vent, à tous et pour chacun.

« Est-ce que le fait que ces moments-là existent, ces petits instants de rien du tout, est-ce que ça n’est pas déjà extrêmement important ? » Magali parle calmement. Comédienne, camarade de route de Nordey, elle anime un atelier de théâtre pour les habitants du Franc Moisin. Chez eux, sur leur territoire, dans la salle d’entraînement de kick boxing du collège. Les copines ôtent leurs chaussures avant de s’avancer sur les tatamis rouges. Une fois par semaine, elles sont quatre ou cinq à venir répéter avec Magali. Ce soir, arrivent deux petits nouveaux - dont un homme, ce qui ne manque pas d’émouvoir alentour. Assis en tailleur, tous échangent des fragments de vie. « Je m’appelle Simone, je travaille dans un hôpital, ça fait quatre ans que je fais du théâtre » ; « Moi, c’est Charlotte, je suis en licence d’économie à Saint-Denis » ; « Maria, je suis madrilène, ça s’entend, non ? », etc. S’ensuit un débat sur le texte à jouer cette année ; l’année dernière, les dames du Franc Moisin ont joué Les 81 minutes de Mademoiselle A. d’un auteur contemporain allemand, Lothar Trolle. « Par rapport au TGP, assure Magali, vous avez fait vos preuves. L’année dernière, vous aviez grugé en mettant plein de noms sur la liste des participants parce que vous teniez à ce que l’atelier ait lieu, mais aujourd’hui, c’est bon... Il faut trouver d’autres lieux où jouer la pièce. Des maisons de retraite, par exemple. » Tous les acteurs acquiescent. Etirements, rythmes, sons, gestes. L’atelier défile allegro, au gré des éclats de rire et des petits bonheurs. Au cours d’un exercice, Magali glisse à Maria : « Si tu oublies de regarder ton partenaire à la fin, il n’y a pas d’histoire. »

Tous les mercredis matins, le Théâtre Gérard-Philipe se creuse un interstice entre la RATP et EDF, dans l’espace « service public » de Saint-Denis. « Nous sommes un service public », aime répéter Valérie Lang - et ça n’est pas par plaisir qu’elle le lance à toutes les cantonades, c’est que les clichés, souvent construits d’ailleurs sur une réalité, montrent le théâtre comme le lit même de l’ennui, de la bourgeoisie chic et choc, du capital et de la capitale. « Or, poursuit-elle, notre théâtre, ancré à Saint-Denis, est d’abord là pour rendre la culture accessible à chacun. Dans le service public, il y a aujourd’hui une inégalité énorme. Pour les transports, par exemple, si on habite dans le VIe arrondissement de Paris, on n’a aucun problème ; si on habite dans une cité à l’écart, mieux vaut ne pas rater le dernier bus à huit heures du soir. Au TGP, on met la périphérie au cœur même de l’entreprise. Ce théâtre est de la terre publique. Il est l’affaire de chacun. Moi, je crois beaucoup que l’Etat est un des derniers lieux possibles d’égalité et de fraternité. Rien n’est impossible quand il y a une volonté politique : avoir le pouvoir, ce n’est pas pour le pouvoir en soi, c’est pour les possibles. »

Sur le modèle de la mairie, le théâtre a ses chargés de mission. Huit artistes pour douze quartiers. « Toi, tu pars sur Joliot-Curie » ; « Paris VIII, d’accord ? », « Objectif : immeuble C à Allende ». Dans sa ville de 90 000 habitants, rien ne décourage l’équipe du théâtre. « Il y a quelque temps, raconte Stanislas Nordey, un journaliste de radio est venu faire un micro-trottoir à Saint-Denis. Il se disait qu’on travaillait sur la ville et qu’il fallait donner la parole aux gens... Ça n’a pas du tout marché : il n’a rencontré que des habitants qui ne savaient pas que le théâtre existait. Cette année, on n’a peut-être parlé qu’avec deux ou trois mille habitants de Saint-Denis. On ne veut pas parler aux gens n’importe comment ; on veut organiser de vrais rencontres entre les individus. On ne peut pas tout faire, même si on va partout et qu’on se mêle de tout. On m’a toujours reproché d’en faire trop, partout où je passais. Aujourd’hui, c’est important d’avoir des gens qui sont curieux, des boulimiques. On part de nous, avec notre intérêt artistique, avec nos moyens artistiques. La tâche est démesurée. Et c’est justement ça qui est intéressant. Si, dans notre passage ici, on arrive à faire que ce bâtiment représente quelque chose aux yeux des gens, on aura gagné. »

Au Théâtre Gérard-Philipe, pôle de rassemblement et de convivialité, mais pas forcément de consensus, on croit dur comme fer à la nécessité d’être au centre des mouvements de la société. « En décembre 1995, rappelle Stanislas Nordey, on avait fait une banderole du Théâtre des Amandiers Et dans la manifestation unitaire, les cheminots qui revenaient de la tête du cortège applaudissaient à tout rompre notre banderole. Pour moi, c’était un mystère. En discutant avec les gens plus tard, je me suis aperçu que le théâtre, ça représentait vraiment quelque chose pour beaucoup de gens dans la société. C’était troublant : “Pourquoi tout d’un coup, on nous remercie d’être là ? C’est finalement normal qu’on soit là.” Aujourd’hui, le théâtre n’a plus l’habitude d’être partout, sur tous les fronts. » En mars, lorsque, en plein mouvement de grève, les enseignants et les élèves du collège Elsa-Triolet sont venus demander l’autorisation d’organiser ses assemblées générales dans le bistrot du théâtre, l’équipe a accepté sur-le-champ. « Parce que, poursuit son directeur, on dit “le théâtre citoyen”, “le théâtre citoyen”, mais le théâtre citoyen n’est rien s’il n’est pas ce lieu de forum. Le théâtre doit être l’endroit où viennent les gens qui ont quelque chose à défendre. On a fait le week-end de parrainage des sans-papiers. On veut que notre théâtre soit un lieu pour tout le monde, pour les gens qui ont des papiers et pour ceux qui n’en ont pas. »

Un dimanche par mois, la fête bat son plein au théâtre. Tout est gratuit. La marmaille s’enfile des bouchées de chou et des patates à la crème ; les parents tapent des mains et accompagnent du pied les rengaines de l’Oural ; Joël Jouanneau et Serge Tranvouez lisent devant un public recueilli la fameuse interview du terroriste Khaled Kelkal, histoire de lever un peu le voile sur Pit bull qu’ils joueront au début du mois de décembre. Ici, à ce moment précis, dans ce va-et-vient infini entre exigence artistique et kermesse populaire, un théâtre autre se fait jour. Nouveau, radical, en dissidence. « La génération précédente des artistes a condamné tout ce qui était lié à l’action culturelle en disant que c’était ringard, qu’on n’y arriverait pas, que, dans les années 70, ça s’était fait de jouer dans les prisons ou dans les usines. Aujourd’hui, il y a quelque chose à réinventer dans le lien à l’individuel. Cette année, on a fait exprès de prendre les gens un par un, sans s’adresser aux comités d’entreprises ou aux groupes scolaires. Les théâtres, privés ou publics d’ailleurs, sont souvent dans des logiques de groupe. Ils oublient que ce qui est joli, c’est de s’adresser à l’individu. Aujourd’hui, le public habituel des théâtres est composé en grande partie d’enseignants. Je pense que ça masque beaucoup de choses. Ce n’est pas du tout que je méfie des enseignants ; au contraire, j’aime beaucoup travailler avec eux. Mais ce faisant, on oublie des gens en route : d’une certaine manière, dans l’inconscient des gens qui font du théâtre, les enseignants sont des gens du peuple, qui font partie de la société civile. Les hommes de théâtre se disent qu’ils font du théâtre pour toute la société s’ils font du théâtre pour les enseignants. Or, ils en oublient des pans gigantesques. »

« La question la plus complexe à présent, affirme Stanislas Nordey, c’est la question du temps. Est-ce qu’on aura le temps de faire que des choses tentées par nous puissent nous survivre ? Est-ce que mon successeur sera quelqu’un qui va dire : “Quel cauchemar, ce qu’a fait Nordey avec son équipe ! C’était que du sociocul ! Allez, on va remettre ce théâtre sur la scène internationale, on invite Peter Sellars et machin...” On tente un travail suffisamment en profondeur pour modifier les habitudes des gens qui sont dans la maison, à la mairie ou au ministère. Comme ça, quand ils nommeront quelqu’un d’autre, il ira dans ce sens-là, il aura envie de prolonger ce geste-là. Toute expérience de direction d’un théâtre est fragile. A Chaillot, par exemple, de Jean Vilar à Jérôme Savary, il n’y a que vingt-cinq ou trente ans. Bien peu de choses. En trente ans, on voit le grand écart total. On sait que ce que nous faisons court le risque de n’être qu’éphémère. » En proie à tous les glissements de terrain, en vertu de sa fragilité, l’équipe du Théâtre Gérard-Philipe se construit sur les instants de rencontre, sur cette relation charnelle à la ville. « Nous croyons profondément, susurre Valérie Lang, que le théâtre change les choses. Si tout le monde venait au théâtre, ça serait merveilleux ; on voyagerait tout le temps ; chacun partagerait des histoires ; les gens seraient plus heureux. L’art, c’est comme le pollen, ça vole et ça bourgeonne ailleurs. »

Et le théâtre lui-même sort chamboulé par ses frôlements avec la ville. Echange, double-sens, aller-retour. « Ça n’est pas aberrant de penser que le théâtre public peut disparaître un jour. C’est le cas au Québec, en Italie, en Russie. Et ça n’est pas aberrant de croire que le théâtre ne disparaîtra pas s’il se nourrit de l’endroit où il est. » A Saint-Denis, depuis près d’un an, c’est aussi la ville qui soigne. Le théâtre n’est pas ce pompier flamboyant auxquels croient encore certains. A Saint-Denis, on pose aussi des pansements sociaux sur les blessures poétiques.

Thomas Lemahieu

Sur le(s) même(s) sujet(s) dans Périphéries :

Théâtre
Périphéries, décembre 1998
Site sous Spip
et sous licence Creative Commons
RSS