Périphéries

Slimane Benaïssa, dramaturge algérien

Le destin

Dans Les Fils de l’amertume, l’homme de théâtre algérien en exil Slimane Benaïssa retrace les trajectoires parallèles d’un intégriste et d’un journaliste. A travers eux, c’est toute l’histoire et les drames de l’Algérie contemporaine qui se révèlent, dans une écriture qui mêle intimement le poétique et le politique, et où l’humour apparaît comme le dernier recours contre le désespoir. Grande figure du théâtre algérien, Slimane Benaïssa parle de son pays, de l’exil, de l’immigration, de l’amitié, et de la nécessité du théâtre, dérisoire et vital.

Théâtre d’Arras, un soir d’avril 1997. Sur la scène, des joueurs de flûte, de luth et de bendir, en costume oriental, nimbés d’une lumière douce, accompagnent le chant lancinant de deux femmes. Soudain, ici, l’ailleurs fait son trou. Dans cette petite salle baroque, qui fait songer à un théâtre de poupées et semble avoir été conçue pour un répertoire plus cocardier, le spectacle est saisissant. Dans quelques instants va commencer la représentation des Fils de l’amertume. Comédiens français et algériens vont s’associer pour dire les déchirements de l’Algérie, dans l’espace dépouillé de la scène, sur un mode qui, comme le dit l’auteur, Slimane Benaïssa, emprunte « aux conteurs maghrébins et aux griots africains, tout en intégrant des saynètes dialoguées à l’occidentale ».

La pièce, créée au Festival d’Avignon en juillet 1996, a ensuite tourné dans toute la France. Auteur, metteur en scène et comédien, Slimane Benaïssa y interprète lui-même Youcef, le journaliste, que Farid, l’islamiste, va bientôt abattre. Les Fils de l’amertume retrace les trajectoires croisées des deux hommes, cousins germains sans le savoir, jusqu’à la « rencontre finale autour du coup de feu ». A travers eux, c’est l’histoire algérienne de ces trente dernières années qui se révèle, dans toute la complexité de ses drames. Poétique et politique, individuel et collectif, sont ici inextricablement mêlés. L’écriture de Slimane Benaïssa a la beauté fulgurante de l’urgence, et l’humour du désespoir.

« Nos ancêtres les maquisards »

Le dramaturge a voulu montrer comment on en avait pu en arriver au premier assassinat d’un intellectuel en Algérie. Il fait entendre les voix de toutes les parties : les hommes, les femmes, les mères, les jeunes, les anciens, les démocrates, les intégristes... « Cette dialectique est peu admise en France, où des relents républicains exigent que l’on ait un regard sur tout, sans intégration du regard de l’autre, explique-t-il après la représentation, attablé à la lueur des bougies au sous-sol de l’Irish Pub d’Arras. J’estime qu’il faut que la chose et son contraire, au théâtre, existent intégralement. Je n’aime pas manipuler les personnages, les idées des personnages. Je n’ai pas voulu ma parole consensuelle, je l’ai voulue plurielle. Le rôle du théâtre est de situer le conflit le plus justement possible au sein de la société. »

En Algérie, Slimane Benaïssa, ancien collaborateur du dramaturge et romancier Kateb Yacine, a été le premier à transposer à la scène l’arabe dialectal, l’arabe de la rue. Ce « métis culturel » maîtrise aussi bien l’arabe que le kabyle et le français : « J’entends mon peuple dans toutes ses langues. »

Lors des émeutes d’octobre 1988, qui menèrent à l’instauration du multipartisme, les jeunes qui manifestaient dans les rues firent un slogan du titre d’une de ses pièces, qui avait connu un grand succès peu de temps auparavant : « Le bateau coule ! », clamaient-ils... Le parti de Slimane Benaïssa est définitivement celui du peuple, ce peuple trahi par ses élites, qui lui ont confisqué la victoire sur l’occupant français et ont tronqué son histoire. Il explique :

« L’ancestralité est l’ensemble de valeurs communes à tout un peuple, et à partir desquelles l’idée de nation algérienne s’est construite. A l’indépendance, cette ancestralité a été confisquée par les maquisards, qui se sont affirmés comme les pères de la nation algérienne, et comme ses ancêtres, vengeurs du passé, victorieux du présent, et bâtisseurs de l’avenir du pays, faisant du FLN [Front de libération national] le parti de l’ancestralité, et son garant.

A partir de ce moment, on ne pouvait plus choisir les dirigeants puisque l’Histoire les avait choisis. On ne pouvait plus les discuter, car on ne discuterait plus les hommes politiques mais l’algérianité même. On ne pouvait se référer qu’à une mémoire décidée par eux, et qui occultait tout ce qui pouvait les relativiser par rapport à l’histoire du peuple. Ainsi, l’assertion de l’école coloniale, “Nos ancêtres les Gaulois”, a été remplacée à l’école par “Nos ancêtres les maquisards”. Autant la première ne nous correspondait en rien, autant la légitimité et l’espoir mis en la deuxième ont fini par ne plus correspondre eux non plus à rien. Une troisième assertion est alors née : “Notre unique ancestralité est en Dieu.” »

A l’heure avec le conflit

Slimane Benaïssa était conscient des risques innombrables qu’il prenait en écrivant sur l’Algérie aujourd’hui. « Mais le risque le plus terrible est de se taire. Je pense que le théâtre se doit d’être à l’heure avec le conflit. Il doit en être contemporain. Il s’agit de ne pas passer au-dessus de la tête des gens, ni sous leurs pieds, mais au niveau de leur cœur et de leur esprit. Ce n’est pas là faire preuve de démagogie : c’est accepter le public tel qu’il est. Car on ne le choisit pas. Si on choisissait son public, je dirais sans doute autre chose. »

Lui qui vit et travaille en exil en France depuis 1993 a aussi dû apprendre à se libérer du poids des amis morts : il se sentait désormais une responsabilité qui menaçait de paralyser son écriture en augmentant l’enjeu attaché à son travail - car il ne peut s’agir seulement d’analyse politique : en cinq ans et demi de guerre civile, Slimane Benaïssa a perdu trente copains. « Une vingtaine d’intimes, c’est-à-dire des gens qui poussaient ma porte quand ça leur chantait, et une dizaine de relations intéressantes, de gens dont j’appréciais le travail. » En ouverture des Fils de l’amertume, il a écrit : « Cet ouvrage est un hommage à tous les intellectuels et amis assassinés en Algérie. S’il ne leur redonne pas la vie, il se veut en tout cas dans la continuité de leurs espoirs. C’est mon unique manière de faire de mon impuissance face à l’Histoire une puissance pour l’Histoire. »

La scène, seule conjuration possible

Après que Youcef, le journaliste, est tombé sous les balles, Slimane Benaïssa se relève pour saluer et échange un baiser fraternel et spontané avec Marc Barbé, qui joue Farid l’intégriste. Exorcisme du théâtre... Un peu plus tôt, tandis que la tension montait et que la salle écoutait le dernier soliloque de Youcef, d’une beauté poignante, une spectatrice effrayée chuchotait : « Non ! Il ne va pas le tuer ?! » Il le tue pourtant, et le public ne peut s’empêcher de penser alors que ce meurtre insupportable de la pensée vivante s’est déjà produit des centaines et des centaines de fois en Algérie, et que des milliers de victimes ne se sont pas relevées pour saluer.

Pour l’acteur, « ces onze êtres humains debout sur scène, beaux et vivants », soir après soir, sont la seule conjuration possible. « Les deux heures d’attente en coulisse avant le spectacle pourraient me servir à pleurer sur mon sort. Mais la scène est mon lieu de dignité, d’authenticité et de beauté. Sans elle, je ne pourrais remonter le malheur à contre-courant pour en rire », écrit-il dans le programme du spectacle.

En Europe, certains metteurs en scène ont eu des réactions de dédain à l’égard des Fils de l’amertume : « Gentil théâtre engagé », ont-ils lâché, effarouchés sans doute par la chaleur et l’humanité que dégage ce théâtre en prise sur la réalité du monde - cette chose si vulgaire... -, comme si cela l’obligeait à céder pour autant en intelligence et en virtuosité. Slimane Benaïssa vient d’un pays où les destins individuels ont toujours été liés au destin collectif : le poids des traditions et la brutalité de l’Histoire obligent les êtres à se positionner, à choisir leur camp. L’autobiographique ne peut s’écarter de l’historique. Idées et émotions marchent main dans la main. La vie et le théâtre aussi : ils redeviennent deux rouages qui s’entraînent l’un l’autre.

Benaïssa, qui a autrefois fondé la première troupe de théâtre indépendante de son pays, raconte : « En Algérie, tout était à faire. Il fallait inventer une langue, une manière d’interpréter. J’étais comme un joueur de football entraîné pieds nus sur la caillasse, alors qu’en France, j’ai l’impression de jouer avec des Pataugas à crampons sur de la pelouse, et d’évoluer pour la beauté de la chose... En Algérie, la relation au public est différente. Une pièce initialement prévue pour durer deux heure pouvait s’étirer jusqu’à deux heures et demie, à cause des interventions du public... On était comme des gladiateurs dans l’arène, une arène de passion très belle. Ici, les salles sont silencieuses. Cela permet de rentrer davantage en soi, de sentir le personnage. C’est une relation de respect. Mais le respect, parfois, c’est très ennuyeux... »

Un espace de mémoire commun

En France, c’est le metteur en scène Jean-Louis Hourdin qui, avec sa troupe, a tiré de leur solitude Benaïssa et les siens. Les deux hommes ont cosigné la mise en scène des Fils de l’amertume, et on retrouve notamment dans la distribution de la pièce l’un des plus célèbres acteurs algériens, Agoumi. « Nous avons la seule religion dans laquelle un Dieu unique a parlé sans témoin à un prophète unique et lui a dicté de A à Z un livre unique. Et tu t’étonnes qu’on patauge trente ans dans un parti unique ! » Les plaisanteries qui émaillent la pièce déclenchent une hilarité libératrice dans le public d’origine algérienne, et révèlent au public français l’humour ravageur dont les Algériens ont toujours fait preuve dans leurs malheurs. On se prend alors à penser que le public mélangé qui assistait au concert de Khaled à Lille, en mars 1997, Algériens, Français, familles entières, femmes poussant des youyous, enfants blonds, jeunes beurs gominés avec chaînes en or autour du cou et beurettes déchaînées en minijupe, aurait eu le même bonheur à voir Les Fils de l’amertume, si la publicité avait été plus large et les préjugés sur le théâtre moins tenaces.

Le pari du spectacle était de trouver à la fois la clarté auprès du public français, pas forcément très au fait de la situation, et la légitimité auprès du public algérien. Un public mélangé, à l’image de la troupe : en accordant à ces amis exilés leur regard et leur écoute, en dialoguant avec eux, Jean-Louis Hourdin et les siens les ont tirés de leur solitude d’« Algériens parlant de l’Algérie », situation qui, pour Benaïssa, n’aurait eu aucun intérêt. « Ils ont fait preuve d’une générosité qui va bien au-delà de la solidarité ordinaire, de la complicité ordinaire, dit-il. L’espace de mémoire commun à la France et à l’Algérie est plus grandiose qu’on ne le croit. Il est dommage seulement qu’il soit voué à l’oubli. »

Mona Chollet
avec Anne-Sophie Stamane

Slimane Benaïssa sait se glisser dans la peau de tous ses protagonistes, et en particulier dans la peau des femmes, qu’il comprend et défend avec une sensibilité étonnante. Extraits.

Photo : Fellag, Slimane Benaïssa et Agoumi dans Les Fils de l’amertume - Catherine Bohlen

Œuvres de Slimane Benaïssa : Théâtre en exil, coffret de cinq pièces : Au-delà du voile, Le conseil de discipline, Marianne et le marabout, Les Fils de l’amertume, Un homme ordinaire pour quatre femmes particulières, éditions Emile Lansman (disponibles aussi à l’unité).

Slimane Benaïssa et Agoumi ont également tourné dans le film de Dominique Cabrera L’autre côté de la mer, avec Claude Brasseur et Roschdy Zem.

Fellag, qui joue le père dans Les Fils de l’amertume, s’est rendu célèbre par son one-man show Djurdjurassic bled.

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Théâtre
Algérie
Périphéries, janvier 1998
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