Périphéries

Un manque dans la perception occidentale

Le fil à couper le réel

Mars 1998



« Si je devais partager le monde en deux,
il faudrait que je porte la hache en moi.
Personnellement, je ne porterai jamais la hache. »
Salima Ghezali, directrice
de l’hebdomadaire algérien La Nation,
Le Monde, 20 février 1998

L’Orient, le théâtre : deux passions qui transparaissent dans les pages de ce site, et qui sont apparemment sans rapport. Or certains théoriciens du théâtre et metteurs en scène se réfèrent fréquemment à une certaine idée de l’Orient. « Le théâtre est oriental », disait même Antonin Artaud. L’Orient apporterait au théâtre la conception du monde unitaire et harmonieuse dont il a besoin pour rester vivant, alors que l’Occident resterait enfermé dans sa manie des oppositions binaires et dans son obstination à compartimenter sévèrement la réalité.

D’où viennent les préjugés anti-arabes et anti-islamiques si répandus aujourd’hui ? Pourquoi l’Occident fait-il endosser au monde musulman, depuis la fin de la guerre froide, le rôle de « l’autre » par excellence, barbare et menaçant ? La polarisation entre deux blocs distincts, l’Orient et l’Occident, se fonde-t-elle sur des divergences réelles ? L’Orientalisme, le livre de l’universitaire palestinien Edward W. Saïd, apporte des réponses stimulantes à toutes ces questions. En analysant la vision stéréotypée dans laquelle l’Occident a de tout temps enfermé l’Orient, L’Orientalisme remonte aux racines d’une mentalité largement répandue aujourd’hui. Ce qu’Edward Saïd dit des rapports Orient-Occident, ces deux entités construites selon lui artificiellement et entre lesquelles le fossé se creuse dangereusement, reste d’une actualité évidente : « L’Occident est l’agent, l’Orient est un patient. L’Occident est le spectateur, le juge et le jury de toutes les facettes du comportement oriental. »

Mais L’Orientalisme est révélateur de la façon dont l’Occident traite « l’autre » en général, et pas seulement l’Arabe ou le musulman. Sur cette position de « spectateur », les observations de Michel Serres rejoignent celles d’Edward Saïd. Le philosophe français le disait en novembre 1992 à Jean-Pierre Moulin et à Jean-Jacques Roth, journalistes suisses du Nouveau Quotidien :
« - Nous vivons comme les Anciens disaient que les dieux vivaient sur l’Olympe : en banquetant de façon perpétuelle. En 1992, le flux d’argent des pays pauvres aux pays riches était de plusieurs milliards de dollars. Nous gagnons sur deux tableaux : nous gagnons de l’argent sur eux, et nous alimentons notre soif de tragédie avec l’image de leur détresse.
- L’idée est assez choquante : vous voulez dire que ces images nous réjouissent ?
- Bien entendu. N’oubliez jamais que nous avons créé une industrie pour distribuer ces images aux populations à l’heure du dîner. Elles dînent et se paient l’image de la tragédie. Chez Homère, les dieux se donnaient le spectacle de la guerre de Troie, en buvant l’ambroisie.
 »

Quand la télévision fait écran

Des « ombres muettes », c’est ainsi qu’Edward Saïd décrit les Orientaux, les « indigènes », tels qu’ils apparaissaient dans les études des émissaires coloniaux. C’est aussi le statut, très souvent, des populations qui se retrouvent sous les feux de l’actualité : combien a-t-on vu, dans les journaux télévisés, d’exodes silencieux commentés en voix off par le journaliste, par exemple ?... Cette position assure la suprématie : celui qui tient le discours détient aussi le pouvoir. Mais en ne donnant jamais la parole à l’autre, elle impose aussi le soliloque et la solitude.

Deux parties du monde restent ainsi prisonnières de leurs rôles respectifs. Les images télévisées retiennent en général davantage ce qui caractérise les populations filmées, ce qui les distingue des téléspectateurs, que ce qui les rapproche ou ce qu’elles ont en commun avec eux. Le fossé « eux/nous », qui occupe Edward Saïd dans les rapports entre l’Orient et l’Occident, existe aussi, et est institué de façon tout aussi artificielle, tout simplement entre ceux qui sont devant et ceux qui sont « derrière » un écran de télévision.

Insensibilité, culpabilité :
le lot du téléspectateur

Ce qui se passe ailleurs n’interfère jamais directement, lorsqu’il est rapporté par les médias, avec la vie des téléspectateurs ou des lecteurs. Rien ne distingue vraiment l’actualité étrangère d’une pure fiction, même si on est bien sûr capable, intellectuellement, de faire la différence. Les images souvent violentes qui défilent dans le poste à l’heure du journal ne font pas sentir la réalité des événements ; en revanche, elles créent, par leur déversement continu, un climat de dépression diffuse. Elles empêchent de profiter sans mauvaise conscience d’une vie relativement privilégiée, d’une vie de dieu sur l’Olympe, qui paraît à la fois dénuée d’intérêt - puisqu’on n’en parle pas à la télévision - et coupable. Pour continuer à vivre, il faut anesthésier tant bien que mal sa sensibilité, et reléguer un peu plus ces images dans le domaine de la fiction.

Tout est différent lorsque les informations, au lieu de s’entasser dans l’abstraction du tube cathodique, arrivent physiquement des différents points du globe ; c’est-à-dire lorsqu’on se fait expliquer des événements directement, les yeux dans le yeux, par quelqu’un qui est impliqué : un ex-Yougoslave pendant la guerre en Bosnie, un Algérien aujourd’hui... Où placer, dans le chemin parcouru jusqu’à nous par celui qui raconte, la frontière entre « son » monde et le nôtre ? C’est le même monde ; on en prend alors conscience. On se rend compte que la protection offerte par l’écran de télévision, qui tenait en respect les cataclysmes, qui les contenait dans un autre univers, était illusoire. La rencontre fait prendre conscience de la réalité d’un événement. Elle restitue en même temps une sensibilité, une capacité à être touché, bouleversé, changé. Elle restaure la possibilité des contacts humains, une possibilité très compromise, notait Edward Saïd, par les systèmes autoritaires tels que l’orientalisme. La rencontre offre une forme de compréhension à l’échelle humaine, non pas alternative, mais complémentaire à celle que donnent les médias écrits ou audiovisuels. Surtout, elle procure, à la place de la culpabilité, un sentiment qui a quelque chose à voir avec la fraternité. Elle rend possible l’évolution.

Le théâtre : évoquer l’ailleurs
en enrichissant l’ici

Il existe un média qui préserve, et même qui démultiplie la richesse de la rencontre. Ce média, c’est le théâtre - pour peu, bien sûr, qu’il ose être « à l’heure avec le conflit », selon l’expression du metteur en scène algérien Slimane Benaïssa. Le théâtre est à même d’évoquer l’ailleurs de façon vivante, humaine, palpable, et en même temps, d’enrichir le lieu et le moment présents ; il réunifie.

En cela, il échappe à la manie occidentale de l’opposition binaire. De fait, le théâtre nous ramène à l’Orient... Tous les théâtres vivants, ou presque, ont un rapport plus ou moins direct avec l’Orient. « Les théories orientales ont marqué tous les gens de théâtre, affirmait Ariane Mnouchkine, la directrice du Théâtre du Soleil, en 1989. Elles ont marqué Artaud, Brecht et tous les autres parce que l’Orient est le berceau du théâtre. On va donc y chercher le théâtre. Artaud disait : “Le théâtre est oriental.” Cette réflexion va très loin. Je dirais que l’acteur va tout chercher en Orient. A la fois le mythe et la réalité, à la fois l’intériorité et l’extériorisation, cette fameuse autopsie du cœur par le corps. On va y chercher aussi le non-réalisme, la théâtralité. » Armand Gatti, le grand homme de théâtre français, ne lie-t-il pas lui-même ses affinités avec le théâtre à ses origines méditerranéennes ?

Ariane Mnouchkine :
« Je ne veux me priver de rien ! »

« A la fois..., à la fois... » : l’Orient, pour Mnouchkine, semble le lieu où se réconcilie tout ce qui est opposé ou séparé dans la culture occidentale : le corps et l’esprit, le réel et l’imaginaire, la raison et l’émotion - « le sublime et le trivial », écrivait l’orientaliste Jacques Berque. L’Orient, lieu de la plénitude, du théâtre total. « Je ne veux me priver de rien ! », clame Ariane Mnouchkine, qui veille aussi à ne priver de rien son public : au Théâtre du Soleil, avant, voire pendant la représentation, la troupe sert de succulents dîners à son public ; la frontière entre la salle et la scène s’estompe ; les costumes chatoient ; le décor est aussi soigné dans le hall d’entrée que dans la salle de représentation. Il y a à lire, à boire, à manger, à écouter, à contempler, à réfléchir. Tous les sens sont nourris autant que la tête et avec elle. Le dépaysement est total, l’envoûtement complet.

L’Orient, lieu du refoulé pour l’Occident

Bien sûr, encore une fois, ce qui compte ici plus que l’Orient réel, c’est le sens dont l’investissent les metteurs en scène et théoriciens du théâtre. La régénération de l’Europe par l’Asie, écrit Edward Saïd, « était une idée très répandue chez les romantiques ». Friedrich Schlegel et Novalis, par exemple, étaient convaincus « que c’étaient la culture et la religion indiennes qui pouvaient vaincre les tendances matérialistes et mécanistes (et républicaines) de la culture occidentale ». Saïd retrouve dans cette idée « l’imagerie biblique de la mort, de la renaissance et de la rédemption »... Surtout, il note le fait que « ce qui comptait, ce n’était pas tant l’Asie que l’utilité de l’Asie pour l’Europe moderne ». L’Orient pour lui-même, la complexité de sa réalité, une fois de plus, étaient occultés.

Pour les Occidentaux, l’Orient reste le lieu du refoulé : « L’Orient est une création de l’Occident, son double, son contraire, l’incarnation de ses craintes et de son sentiment de supériorité tout à la fois, la chair d’un corps dont il ne voudrait être que l’esprit », telle est la thèse d’Edward Saïd. « La chair d’un corps dont il ne voudrait être que l’esprit » ! Les artistes occidentaux qui veulent récupérer le corps n’ont donc guère d’autre choix que d’aller le chercher en Orient. « Les théâtres orientaux ont très peu de grands textes, disait encore Ariane Mnouchkine. L’art théâtral asiatique, c’est l’art de l’acteur, du danseur, du chanteur. Par contre, nous, depuis les Grecs, nous avons un grand nombre de très grandes choses écrites. » Elle précise cependant que « cette tradition-là ne s’oppose pas à l’autre » : il s’agit toujours de refuser l’opposition, l’exclusivité - « ne se priver de rien »...

A la recherche de la plénitude perdue

A tâtons, l’Occident cherche la part de lui-même qu’il a égarée, et qui lui manque à en crever, même s’il se ferait couper en petits morceaux plutôt que de l’avouer - il cherche, ou plutôt, il charge ses artistes de chercher... Théâtre/Public, la revue du Théâtre de Gennevilliers, a publié dans son numéro de mai-juin 1995 les écrits d’un metteur en scène américain, Richard Foreman. Extrait :

« Dans son ouvrage précurseur, The Meeting of East and West, écrit au milieu des années quarante, le philosophe américain F.S.C. Northrope étudie les différences entre art oriental et art occidental. L’art oriental reflète d’après lui le “flux d’énergie vitale” qui traverse tous les êtres vivants, alors que dans l’art occidental ce flux a été découpé et prend la forme d’objets distincts et séparés. »

Foreman détaille ce manque dans la perception occidentale :

« Nous sommes tous traversés en permanence par des pulsions ou affects auxquels on nous apprend à donner des noms : faim, désir, répulsion, attirance. Mais il s’agit là de pures conventions, qui ne rendent pas compte de la réalité. A l’origine, chaque impulsion présente une infinité de nuances subtiles qui la distinguent de toutes les autres. Faute d’un nom qui lui soit propre, cette impulsion est assimilée à l’une des appellations existantes, et sa véritable nature disparaît. Notre conditionnement est tel que l’élaboration intime de notre propre histoire est soumise aux lois de la cohérence narrative. Alors que ce que nous ressentons en réalité, c’est un jaillissement continu d’impulsions désordonnées et contradictoires.
On nous apprend à envisager notre existence comme une suite de projets sagement alignés sur la route de l’expérience, la “réussite” dépendant de notre capacité à cheminer de projet en projet. Mais emprunter cette route étroite, c’est se couper d’une multitude d’impulsions et d’impressions suggestives - de tous ces éléments impalpables qui nourrissent notre intuition créatrice et notre énergie spirituelle. C’est comme si nous portions des œillères destinées à réduire notre champ émotionnel : nous devenons spirituellement et psychiquement incapables de faire face à l’ambiguïté inhérente à notre existence. Et vidé de cette ambiguïté essentielle, le monde nous apparaît rigide et menaçant.
 »

Une forme de plénitude, mais aussi le sens du collectif : c’est ce que l’écrivain Jean Sur - dans Les Arabes, l’islam et nous, aux éditions Mille et une nuits - disait avoir retrouvé dans les écrits de Jacques Berque sur les Arabes. Ce n’est pas Ariane Mnouchkine qui le contredira, elle qui vit au quotidien l’utopie du collectif, de la troupe. Une troupe où se mélangent les origines et nationalités les plus diverses ; le brassage des cultures, pour Mnouchkine, va de soi, il est la norme. Il l’est aussi pour Edward Saïd, qui a été l’un des premiers, à la fin des années soixante-dix, à attirer l’attention sur le multiculturalisme de fait que connaissent la plupart des régions du monde. Saïd prône le décloisonnement, l’examen attentif d’une réalité par nature trop complexe pour être compartimentée sans dommage. L’intellectuel palestinien condamnerait peut-être l’instrumentalisation de l’Orient par les artistes occidentaux - il se méfie de toutes les simplifications, même flatteuses -, mais il reste que leur combat est aussi le sien.

Mona Chollet

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