Périphéries

Carnet
Septembre 2001

Au fil des jours,
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[12/09/01] Guerre à l’Occident ?

L’énormité cauchemardesque de l’événement survenu hier aux Etats-Unis menace d’engloutir toute possibilité de discerner - expliquer n’étant pas justifier - ce qui a mené à la situation actuelle. Déjà, on perd de vue que, comme l’écrit L’Humanité aujourd’hui, « la barbarie n’est pas une génération spontanée ». Au lieu que l’attaque terroriste dont ont été victimes les Etats-Unis les amène à « mieux comprendre » ce que vivent tous les jours les Israéliens, comme on l’entend pronostiquer partout, on aimerait qu’elle les amène plutôt à demander des comptes à l’Etat hébreu. A lui demander pourquoi, en s’obstinant à ne pas respecter la législation internationale et en occupant indûment des territoires, il permet, non pas que de telles abominations aient lieu - pour les terroristes, la cause palestinienne n’est qu’un prétexte -, mais qu’elles reçoivent le soutien des opinions publiques arabes. On n’en prend évidemment pas le chemin : la nuit dernière, l’armée israélienne, assurée d’une impunité totale, a fait dans les territoires palestiniens son incursion la plus meurtrière depuis le début de l’Intifada. Il est dramatique que l’émotion et le traumatisme causés par les événements d’hier (« Nous sommes tous américains »), au lieu de fournir l’occasion d’enrayer le cercle vicieux de la haine et de l’incompréhension, ne servent qu’à cautionner des actes qui eux-mêmes préparent de nouveaux drames. Il faut vraiment que ceux qui parmi les Palestiniens se réjouissent des attaques contre les Etats-Unis soient aveuglés par le désespoir, pour ne pas voir que leurs « alliés » terroristes leur font au moins autant de tort que l’occupant israélien.

Si l’hypothèse de l’attentat islamiste se confirme, l’analyse de Sophie Bessis dans son livre L’Occident et les autres, dont on a parlé ici en août, nous paraît des plus utiles pour décrypter les circonstances actuelles. Hier, le président George Bush nous apprenait que ce n’était pas un simple pays qui avait été touché en plein cœur - ce qui aurait déjà été beaucoup -, mais « la liberté » qui avait été attaquée ; Gerhard Schröder parlait de « déclaration de guerre au monde civilisé »... (Lionel Jospin est l’un des rares à exclure toute équivoque en précisant que « notre ennemi est le terrorisme, et non le monde islamique », ce qui est tout à son honneur.) Or Sophie Bessis montre bien comment la confiscation par les Occidentaux des notions de liberté et de civilisation favorise les tenants des replis identitaires dans le tiers monde - les « certitudes » des premiers alimentant les « crispations » des seconds, et vice-versa.

Sa thèse nous paraît en tout cas infiniment plus pertinente et mesurée que celle d’un Jacques Tarnero, chercheur associé au CNRS-Cirejed (Centre interdisciplinaire de recherche sur les juifs et la diaspora), que l’on a vu et entendu partout hier soir - sur France-Inter, puis sur France 3 - tempêter contre le « maximalisme d’Arafat », alors qu’on commençait à peine à réaliser ce qui venait de se produire aux Etats-Unis, et qu’on n’en connaissait même pas encore tous les détails. Il montrait du doigt la conférence internationale de Durban sur le racisme, qui s’est déroulée du 31 août au 7 septembre, alors qu’un attentat d’une telle ampleur a bien sûr exigé des mois de préparation, et n’a en aucun cas pu être improvisé dans la foulée de Durban. Ce qui avait valu à Jacques Tarnero ces invitations précipitées était une tribune parue dans Le Monde de mardi, intitulée « De Jérusalem à Durban, les jouisseurs de haine », dans laquelle il faisait porter la responsabilité du conflit au Moyen Orient non pas à l’occupation israélienne, mais à l’antisémitisme congénital du monde arabe, et qualifiait l’antisionisme de « progressisme des imbéciles ». Il interrogeait : « La folie qui nourrit les passions arabes se résorbera-t-elle avec la création de l’Etat palestinien ? N’y a-t-il pas là une majestueuse illusion ? » (C’est vrai : aussi, abandonnons définitivement cette idée d’Etat, et si les Palestiniens, ces démons, continuent à se montrer aussi vindicatifs, donnons-nous les moyens d’écraser une fois pour toutes leur révolte !) Il passait en revue tous les cauchemars qui accablent le monde musulman aujourd’hui - le drame algérien, les taliban en Afghanistan, la montée de l’intégrisme en Egypte, les femmes vitriolées au Pakistan -, accusant indistinctement d’obscurantisme l’ensemble des musulmans, et confondant dans un effarant amalgame les populations et ceux qui les oppriment - ou les manipulent -, que ce soit leurs gouvernements ou leurs éléments extrémistes. Il suggérait qu’à Durban, où Israël a été qualifié d’Etat raciste, c’était « une nouvelle barbarie qui se levait ».

Lui opposer Sophie Bessis permet de se rappeler à qui va notre soutien : à tous ceux qui, dans les pays du Sud, tentent d’acclimater les notions de liberté et de démocratie portées jusque-là essentiellement par l’Occident - à ceux qui, selon le mot de Mahmoud Hussein, explorent « le versant Sud de la liberté ». En déclarant que le cas du monde musulman est désespéré, c’est-à-dire en déniant à des millions d’individus leur humanité, en laissant libre cours à un racisme grossier, ce sont surtout ces gens-là que l’on affaiblit, fermant définitivement la voie à toute évolution.

Sur le(s) même(s) sujet(s) dans Périphéries :


L’Occident et les autres
* A la croisée des fleuves - Le Blues de l’Orient, un film de Florence Strauss
Le sionisme du point de vue de ses victimes juives, un livre d’Ella Shohat - décembre 2007
* L’Occident ou la phobie de la différence ? - La femme, l’étranger - 23 octobre 2005
* Sortir du « harem de la taille 38 » - Le harem et l’Occident, de Fatema Mernissi
The Good Body, d’Eve Ensler - octobre 2005
* Antonin Potoski, écrivain-voyageur du XXIe siècle - 19 juillet 2004
* L’Occident et les autres en poche - 10 octobre 2002
* « Un détenu politique flambant neuf » - Lettre à Paolo Persichetti, par Erri De Luca - 6 septembre 2002
* Dernières nouvelles du front de la haine - La rage et l’orgueil, d’Oriana Fallaci - 11 juin 2002
* « Eux » et « nous » : une fiction au service du meurtre - « Peut-on diviser la réalité humaine ? » - 20 septembre 2001
* La confiscation de l’universel - L’Occident et les autres, de Sophie Bessis - août 2001
* L’outsider - Edward W. Saïd, intellectuel palestinien - mai 1998
* Le fil à couper le réel - Un manque dans la perception occidentale - mars 1998
* Repossession du monde - Jacques Berque, islamologue - janvier 1998
Périphéries, 12 septembre 2001
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