Périphéries

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Juillet 2004

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[19/07/04] Antonin Potoski, écrivain-voyageur du XXIe siècle

Lorrain d’origine polonaise, Antonin Potoski déclare passer à peine plus de quinze jours par an en France. Après La plus belle route du monde, en 2000 (entre-temps sont aussi parus Les Cahiers dogons, en 2001), Hôtel de l’Amitié, qui entraîne le lecteur sur ses pas en Inde, au Mali, au Maroc, en Birmanie, à Java, en Thaïlande, au Japon, confirme qu’à trente ans, il est déjà un écrivain-voyageur de la trempe des plus grands. De son écriture précise et fluide, il communique avec un talent rare ses impressions, ses expériences étranges, agréables ou désagréables, ses rencontres, ses sensations, son étourdissante fringale du monde. Mais, au moment où, avec la parution de ses Œuvres en volume « Quarto » chez Gallimard, les hommages à Nicolas Bouvier (disparu en 1998) se multiplient, la lecture de Potoski permet aussi de se rendre compte qu’un écrivain-voyageur, aujourd’hui, ne saurait ressembler à ce qu’il était hier. La facilité des déplacements, les sauts de puce d’un point de la planète à un autre, l’instantanéité des communications, font que l’ailleurs « pur », ou presque, dans lequel s’immergeait un Nicolas Bouvier, quittant un monde pour s’enfoncer dans un autre, n’existe plus. « Je suis d’une époque de mélange où je ne peux pas être quelque part sans être ailleurs, dit Potoski dans un entretien. On a le plan de dizaines de villes dans la tête. Tout est simultané aujourd’hui. Alors que Bouvier était précisément le grand écrivain du voyage linéaire, au jour le jour, sans communications, où on s’imprègne totalement du lieu dans lequel on est. Moi, au contraire, je décris les interactions des mondes qui se mélangent. »

Où qu’il aille, désormais, y compris dans les lieux les plus reculés, il se retrouve aussi nez à nez avec d’autres Européens. Cela le place, qu’il le veuille ou non, au cœur d’une question explosive : celle du rapport malade et déséquilibré qu’entretiennent les Occidentaux avec les non-Occidentaux, et des dégâts qu’ils causent partout où ils passent, soit par le tourisme de masse, égoïste et destructeur, soit par le tourisme « intelligent » et son idéalisation béate qui voudrait muséifier les sociétés traditionnelles. A tout prendre, Potoski déclare carrément préférer le tourisme allemand en short au tourisme « éthique » avec ses projets humanitaires minés par les malentendus : là, on a quand même un petit doute... Les discours lénifiants des amoureux d’authenticité sont insupportables, mais cela rend-il plus sympathique pour autant l’arrogance néocoloniale des touristes « décomplexés », qui apportent certes aux autochtones des revenus non négligeables, mais suscitent aussi chez eux beaucoup d’ambivalence, de haine de soi et de haine tout court ? Pourquoi se croire obligé d’exprimer une préférence ? Pourquoi ne pas renvoyer dos à dos deux ravages, deux formes de bêtise, et continuer à chercher l’attitude juste ? Cette attitude juste, Potoski lui-même, d’ailleurs, semble en être spontanément une assez bonne incarnation.

« Désolé, j’ai apporté la techno chez les Dogons »

Il rapporte plusieurs anecdotes significatives, racontant par exemple comment, de retour en pays dogon, au Mali, il fait à ses amis, qui n’en ont jamais vu, la surprise d’un feu d’artifice. Les habitants du village sont émerveillés ; plus tard, ceux qui l’ont aperçu de loin, sans savoir de quoi il s’agissait, défilent dans la maison du chef en émettant diverses hypothèses sur la nature du phénomène : une grande fleur de couleurs dans le ciel, un papillon qui s’est envolé dans la nuit... Seule fausse note : au moment où Potoski tire le feu d’artifice, des touristes français qui dînent à proximité tendent le poing dans sa direction en l’injuriant. D’abord perplexe, le jeune homme finit par comprendre : « Cela perturbait l’exotisme réussi de leur séjour en cosmogonie ancestrale », persifle-t-il. C’est un peu comme s’il avait « distribué des casquettes de Mickey ». Et pourtant, on voit mal, effectivement, au nom de quoi il aurait dû s’abstenir de faire ce cadeau à ses amis, ou encore de leur prêter ses cassettes de techno : « Désolé, j’ai apporté la techno chez les Dogons... » ironise-t-il.

Mais il met surtout le doigt sur un travers de plus en plus répandu chez les voyageurs occidentaux : leur habitude de porter des jugements moraux à l’emporte-pièce sur tout ce qu’ils voient, leur certitude de détenir l’essence du Bien et de la justice. Il pose ce diagnostic d’une cruelle acuité : « Chaque Européen porte en lui un tel concentré de morale, un tel besoin de justice qu’il ne peut pas s’empêcher d’exploser, comme une fission d’atomes, quand il rencontre ce qu’il ressent comme une barbarie. » L’un de ses amis dogons lui confie par exemple, embarrassé, que des touristes l’ont abordé pour lui demander si, dans la région, les filles sont excisées. Tant de balourdise et de suffisance, d’esprit d’inquisition obsessionnel et irrespectueux, sont évidemment stupéfiants. Le problème, c’est que, juste après, Potoski bâtit une petite théorie à la lecture de laquelle je ne peux m’empêcher de bondir. Est-ce que c’est mon concentré personnel de morale occidentale qui explose ? Je ne sais pas trop ; mais voilà : il explique que nous vivons dans une société « qui vit sur un principe de plaisir, de confort », et qu’il nous est donc difficile « de concevoir que l’humanité entière n’adopte pas la même culture d’individualité souveraine ». « Nous choisissons de ne pas exciser nos enfants et nous choisirons bientôt la couleur de leurs yeux et leur physique, écrit-il. Il n’est pas évident que nous devions inviter toutes les sociétés, en particulier les plus traditionnelles, dans notre supermarché. » Tiens... Les feux d’artifice et la techno ont le droit d’entrer dans les sociétés traditionnelles, mais pas l’abandon de l’excision ? Intéressant... Et que fait-il, alors, de celles et ceux qui militent contre l’excision au sein même de ces sociétés traditionnelles ? Ils seraient des renégats, des traîtres occidentalisés ?... Et, par ailleurs, si les sociétés qui pratiquent l’excision le font parce qu’elles ne sont pas fondées sur un « principe de plaisir », peut-on savoir pourquoi elles ne prennent pas aussi des mesures pour empêcher le plaisir masculin ?

Une invocation systématique
de la différence culturelle
pour justifier les mauvais traitements
infligés aux femmes

Potoski raconte qu’il a interviewé pour France-Culture un sculpteur dogon dont les œuvres illustrent la croyance dans « l’âme double de chaque chose et de chaque être, un double féminin-masculin qui risquerait de l’emporter sur le caractère des gens si on ne débarrassait pas les garçons de leur prépuce et les filles de l’extrémité de leur clitoris ». Il est écœuré parce que la seule réaction à l’émission a été un e-mail disant : « Bravo pour l’apologie de l’excision ! », et parce que ce passage de l’entretien a été discrètement coupé dans une version écrite fournie pour le catalogue d’une exposition. Je crois pourtant que si j’avais été à sa place d’intervieweur, j’aurais objecté au sculpteur que la circoncision et l’excision ne sont pas des opérations équivalentes. Je ne l’aurais pas agressé, je ne lui aurais pas fait la morale du haut de ma supériorité d’Occidentale, je n’aurais pas forcément dénigré son travail et ses convictions, mais j’aurais réagi, comme aux propos de n’importe quel interlocuteur, simplement parce que ce sont aussi les possibilités d’exprimer un désaccord ou une différence de vues qui font l’intérêt d’un entretien. Au nom de quel renoncement condescendant faudrait-il s’en abstenir dans ce cas ? On peut refuser l’excision parce qu’on y voit non pas une bizarrerie due à l’obscurantisme de populations barbares, mais la forme la plus virulente et la plus radicale d’un besoin de contrôler la sexualité des femmes, besoin qui s’exprime dans toutes les sociétés du monde (voir par exemple La France « virile », le livre de Fabrice Virgili chez Payot sur les femmes françaises tondues à la Libération, qui analyse la signification de ce châtiment : très instructif) et que l’on peut réussir ou non à brider. Une femme, quelle que soit sa culture, peut-elle vivre l’excision et ses conséquences autrement que comme une mutilation traumatisante et douloureuse ? (Que le fait de ne pas être excisée puisse compromettre son insertion sociale et donc lui apporter des souffrances d’un autre ordre, c’est un autre problème.)

Curieux, quand même, cette invocation systématique de la différence culturelle pour justifier les mauvais traitements infligés aux femmes... Car, plus loin dans le livre, Potoski remet ça à propos de la prostitution. Avec un raisonnement particulièrement foireux, là encore : nous réprouvons la prostitution des femmes du tiers-monde, explique-t-il, nous voulons qu’elles retournent dans leurs villages, parce qu’elles « remettent en question le statut religieux de nos femmes qui considèrent la chose pure avant qu’on l’ait pénétrée, touchée, souillée, comme si le corps et son animalité n’avaient pas été faits pour ça ! Qu’elles crèvent pures dans leurs villages, qu’elles travaillent à la rizière, les pieds dans la boue, ou à la chaîne dans une usine, c’est mieux, cela ne remet pas en cause le statut de nos Occidentales ». Comme s’il n’y avait pas aussi des Occidentales prostituées... Pardon, mais si ça, ce n’est pas de l’idéalisation imbécile, de s’imaginer que les sociétés traditionnelles sont en prise directe et saine avec l’animalité du corps, alors que nous autres, pauvres judéo-chrétiens pétris de culpabilité, etc.... Evidemment que « le corps et son animalité » sont « faits pour ça », mais c’est de prostitution que l’on parle ici, et ils ne sont pas faits pour être vendus ! Il ne s’agit pas de dicter aux femmes du tiers-monde le choix qu’elles devraient faire - quand on leur en laisse la possibilité - entre les options plus calamiteuses les unes que les autres qui leur sont offertes, mais comment croire qu’une femme, n’importe quelle femme, indépendamment de sa culture, là encore, ne préfère pas partager son corps avec un homme qu’elle a choisi plutôt qu’avec un homme qui paie pour ça ? Le bilan terrifiant, dressé il y a quelques jours à la Conférence internationale contre le sida, de la contamination des femmes à travers le monde du fait des violences sexuelles et de la prostitution, forcée ou non, achève de rendre odieuses ce genre de théories.

Il y a quelque chose d’exaspérant à lire ces pages sublimes soudain trouées de propos révoltants. On sent que, s’il continue à répliquer de façon aussi primaire au regain actuel du complexe de supériorité occidental (qui l’énerve à juste titre), le talent fou d’Antonin Potoski pourrait rapidement être englouti sous l’aigreur et la provocation gratuite. Ce qui serait un vrai désastre : les talents fous, ça ne court pas les rues, non plus. Trouver une réponse sereine et nuancée à l’autosatisfaction occidentale autant qu’aux excès de l’autoflagellation : c’est peut-être ça, le grand défi à relever, pour un écrivain-voyageur du XXIe siècle ?

Mona Chollet

Antonin Potoski, Hôtel de l’Amitié, P.O.L.

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Périphéries, 19 juillet 2004
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