« Mon corps non plus n’est plus le même : je ne sais pas où j’ai lu que, tous les sept ans, nous renouvelons toutes les cellules de notre organisme. Aussi mes os, desquels j’aurais espéré une certaine persévérance et une certaine continuité, ne sont-ils même pas des présences fiables dans le temps. De l’astragale du pied au minuscule étrier de l’oreille, tous ces os grands et petits ont changé au cours des décennies. Aujourd’hui, il n’y a rien en moi qui soit identique à la Lucía d’il y a vingt ans. Rien, sauf mon obstination à me croire la même. Cette volonté d’être, c’est ce que les bureaucrates appellent l’identité ; ou les croyants, l’âme. Moi, j’imagine la pauvre âme comme une ombre s’entrelaçant poussivement à la gaze d’une toile d’araignée ; et cette ombre s’accrocherait avec des doigts transparents aux cellules vertigineuses de la chair (cellules véloces qui naissent et qui meurent à toute vitesse) en essayant de maintenir la continuité, de la même manière qu’un récipient, placé sous un robinet et plein à ras bord, impose au liquide une même forme, bien que l’eau qu’il contient soit toujours différente. Autrement dit, à bien y regarder, nous les humains ne sommes que des sortes de gargoulettes pleines à ras bord. »
Rosa Montero, La Fille du Cannibale
« Je suis un obsessionnel volage. »
Philippe Lejeune, Signes de vie - Le pacte autobiographique 2
« On peut considérer que notre mémoire collective a été bien davantage celle de la représentation d’un corps en échange poreux avec le “cosmos”, comme avec le sacré, le diable - puisqu’à cette époque on croit que le corps peut être aussi bien le lieu du malin que celui de Dieu - ou le roi, nourrie de l’idée que l’on ne faisait partie que d’un seul corps. De nos jours, l’idée de la stricte séparation des corps, de leur individualisation, est complètement assimilée, mais il faut bien comprendre qu’elle n’est vieille que d’environ deux cents ans. »
Arlette Farge, Quel bruit ferons-nous ?
« Les identités fixes deviennent préjudiciables à la sensibilité de l’homme contemporain engagé dans un monde-chaos et vivant dans des sociétés créolisées. L’identité-relation semble plus adaptée à la situation. C’est difficile à admettre, cela nous remplit de craintes de remettre en cause l’unité de notre identité, le noyau dur et sans faille de notre personne, une identité refermée sur elle-même, craignant l’étrangeté, associée à une langue, une nation, une religion, parfois une ethnie, une race, une tribu, un clan, une identité bien définie à laquelle on s’identifie.
Mais nous devons changer notre point de vue sur les identités, comme sur notre relation à l’autre. Nous devons construire une personnalité au carrefour de soi et des autres. Une identité-relation, c’est une expérience très intéressante, car on se croit généralement autorisé à parler à l’autre du point de vue d’une identité fixe. Bien définie. Pure. Maintenant, c’est impossible. Cela nous remplit de craintes et de tremblements, et nous enrichit considérablement. »
Edouard Glissant, Le Monde 2, 31 décembre 2004
« A travers le moi, tout se révèle, tout se réfléchit, tout s’exprime. Mais par rapport à ce dont il se fait ainsi le médium, le moi est-il autre chose que ce qu’est une vague sur la mer ? Elle se forme de très loin, enfle, monte, se précipite, elle explose, elle se brise ; et pourtant elle n’existe pas. »
Nicolas Grimaldi, Traité des solitudes
« Simple médiation, le moi phagocyte une multitude de subjectivités différentes, s’assimile leur expérience, et compose sa propre personnalité d’imitations et d’emprunts qu’il fond en l’unité d’un style. Il faut entendre cette assimilation en un sens biologique : l’altérité s’y transmue en identité. C’est en imitant la singularité des autres que chacun construit son inimitable singularité. »
Nicolas Grimaldi, Traité des solitudes
« L’histoire de la Palestine a toujours été une histoire plurielle. Et le conflit qui nous oppose aux Israéliens, sur le plan conceptuel, tourne autour de cela. Eux voudraient que l’histoire de la Palestine commençât avec leur histoire, c’est-à-dire depuis les siècles où ils peuplèrent et régnèrent sur cette terre. Comme si l’histoire s’était cristallisée et qu’il n’y avait rien avant et rien après. L’Etat d’Israël d’aujourd’hui serait le prolongement naturel de cette période. Nous, nous pensons que l’histoire de la Palestine débute depuis qu’il y a des hommes, du moins les Cananéens. Et si elle se poursuit avec la période juive, et nous ne cherchons pas à le nier, l’histoire de la Palestine est plurielle. Elle englobe aussi bien les Mésopotamiens, les Syriens, les Perses, que les Egyptiens, les Romains, les Arabes, plus tard les Ottomans. Son histoire s’est peut-être faite dans la violence ; il n’empêche qu’elle est le fruit de la rencontre de tous ces peuples. Cette pluralité est une richesse. Et je me considère comme l’héritier de toutes ces cultures et ne me sens aucunement gêné de dire qu’il y a une part juive en moi. Je n’arrive pas à concevoir une possession exclusive de ce territoire. Je ne réponds pas aux Israéliens qui prétendent être dans le prolongement du royaume d’Israël que je suis le prolongement des Cananéens. Je ne cherche pas à dire que j’étais là avant eux, je dis seulement : je suis le produit de tout cela et je l’accepte et je l’assume. »
Mahmoud Darwich, entretien à Libération, 10-11 mai 2003
« - Dans le monde arabe, l’antiaméricanisme charrie aussi de nombreux et puissants fantasmes : on attribue tous les maux aux Américains, à la CIA, ou aux Israéliens, pour s’exonérer de toute responsabilité.
- A qui le dites-vous ! Je passe mon temps à dire que nous, Arabes, ou musulmans, devons d’abord balayer devant notre propre porte. Malheureusement, chaque fois qu’un intellectuel comme moi analyse les responsabilités premières que portent les siens quant à leur malheur historique, son discours est immédiatement utilisé par les milieux et les médias anti-arabes. Il leur sert à nier toute responsabilité des Etats-Unis dans les problèmes des sociétés arabes. Bien sûr que ces fantasmes existent parmi les Arabes et les musulmans, et depuis le 11 septembre on assiste à une déferlante. Car ils émergent avec d’autant plus de vigueur que le moi est très malmené. Se voir nié produit des attitudes irrédentistes.
(...)
Les fantasmes existent de part et d’autre. Par exemple : “Les musulmans ou les Arabes sont culturellement incapables d’accéder à la modernité. Ils ont une propension naturelle à la violence.” Plus ceux-là subissent ces fantasmes, plus ils développent des fantasmes à rebours : l’Occident est corrompu, l’Amérique et Israël responsables de tous leurs maux. Le gros problème des sociétés arabo-musulmanes est qu’elles font face à des grandes puissances, à commencer par l’Amérique, qui les emprisonnent dans des stéréotypes. D’où la frustration, due au sentiment d’être prisonnier de la représentation de l’autre. Plus ils se sentiront diabolisés, plus ils tendront à démoniser l’autre.
(...)
J’impute en premier lieu le déficit démocratique dans le monde arabo-musulman à la dynamique interne des forces de nos propres pays. Mais quand des universitaires américains me disent que mes analyses sont très importantes, c’est qu’à leurs yeux elles viennent renforcer leur conviction : “Les Arabes n’ont personne d’autre à blâmer qu’eux-mêmes.” C’est inacceptable. Beaucoup d’intellectuels américains font comme si l’Amérique était innocente de tout reproche, puisqu’elle est une démocratie. C’est ce que j’appelle le syndrome d’Athènes. (...) Athènes ne se préoccupait pas de savoir si Sparte était ou non acquise à la démocratie, tant qu’elle ne menaçait pas ses intérêts vitaux. L’essentiel pour Athènes la démocratique était de se protéger en dominant Sparte la non-démocratique. C’est ainsi que la démocratie se mue en son inverse dès qu’elle sort de ses frontières. La démocratie israélienne, “la seule du Moyen-Orient”, devient un argument pour justifier l’occupation des Palestiniens. La démocratie américaine devient un certificat de bonne conscience pour la défense des intérêts américains à l’étranger. C’est une traduction, à l’époque contemporaine, des arguments ressassés du colonialisme, mettant en avant sa modernité politique, économique et sociale pour justifier son emprise coloniale. Les valeurs de la démocratie deviennent alors identitaires, quasi raciales. C’est Berlusconi. La démocratie cesse d’être l’une des plus hautes valeurs de l’humanité, valable pour tous. Non, c’est une “valeur américaine”.
(...) Je souffre du déficit démocratique des sociétés arabes et musulmanes, et simultanément de l’incompréhension dont ces sociétés font l’objet en Occident, principalement aux Etats-Unis. Si j’étais antiaméricain, je ne serais pas resté vivre en Amérique. J’admire les réalisations occidentales en matière de libertés, dans la science et la culture. C’est pour nous, Arabes, une source d’inspiration, pourvu qu’on nous laisse y travailler à notre propre rythme et selon nos moyens, et que nos failles cessent de justifier des croisades contre nos sociétés. »
Abdallah Hammoudi, professeur d’anthropologie à Princeton, dans Le Monde du 8 janvier 2002. Propos recueillis par Sylvain Cypel
« Tôt ou tard, la découverte de son être propre métamorphose l’individu en brigand. »
Hakim Bey, L’art du chaos
« Je crois que le fait d’être extrêmement mal dans son corps, c’est quand même le regard des gens. Je crois que c’est l’éducation qui nous le donne et c’est la société qui nous entoure, c’est le regard porté, et ça, je ne suis pas seule dans ce cas. Moi qui fais tellement d’essais, je vois tellement de gens défiler, je vois bien qu’il n’y a que les enfants qui ont une conscience d’eux-mêmes qui est une conscience gracieuse. La plupart des gens sont assassinés sur place. La plupart, ça ne les rend même pas irréductibles parce qu’ils n’ont pas conscience d’être assassinés sur place. Parce qu’ils sont trop mal avec le fait que, quand ils entrent dans une pièce, ils se sentent mal, que quand on les regarde, ils ont le visage vidé de... comme s’ils avaient des poignards partout. Par exemple, ce qui est le plus difficile pour un acteur, c’est presque pas le gros plan dans lequel il pense qu’il y a un transfert amoureux de celui qui le regarde, qu’il a une valeur, mais le plan du corps, c’est-à-dire si on demande à un acteur de traverser une pièce et d’ouvrir une porte, c’est là qu’on voit à quel point il se sent mal. »
Catherine Breillat, in « Moi et mon corps », numéro spécial des Inrockuptibles, 28 juillet 1999
« Je suis un mélange de plusieurs choses, alors qu’aux Etats-Unis il ne faut avoir qu’une seule facette. Si tu es underground, tu es seulement underground, si tu es homosexuel, tu n’es qu’homosexuel, et moi je n’ai jamais voulu me laisser enfermer dans un ghetto, ni militer d’une façon outrée pour un seul aspect de ma personnalité. Je critique même la militance de certains groupes dont je suis censé être proche. Je ne participe pas, par exemple, au mouvement gay américain, je crois bien plus au métissage généralisé. Le problème de l’homosexualité est très réel aux Etats-Unis, mais les réactions de la communauté homosexuelle contre un film comme Basic Instinct témoignent d’un extrémisme identique à celui que cette communauté combat. Cette réaction des petits groupes contre certains films me semblent outrée et rend leurs objectifs très peu clairs. Que les homosexuels luttent contre Basic Instinct me semble aussi farfelu que si tous les hôteliers du monde entraient en guerre contre Psychose parce qu’on y voit un meurtre dans un hôtel. »
Pedro Almodovar, in Pedro Almodovar, conversations avec Frédéric Strauss
« Personne n’a le droit de se comporter à mon endroit comme s’il me connaissait. »
Robert Walser, L’Enfant
« Ce pouvoir se donne souvent le nom d’universalité. L’assimilation comme méthode politique est un des produits de cette vocation culturelle des peuples latins : ceux-ci admettent volontiers que tous les hommes se ressemblent et se valent, mais dans la mesure où ils s’assimilent au peuple colonisateur, s’intègrent dans son histoire, se soumettent à ses valeurs et à ses autorités culturelles, et, bien entendu, où ils renoncent à leurs propres valeurs culturelles et spirituelles. C’est d’abord en réaction contre cette “assimilation” que les écrivains noirs francophones ont créé leurs oeuvres. »
Alioune Diop, fondateur de la revue Présence africaine, novembre 1947
« Rêver de la personne que vous voudriez être revient à gaspiller la personne que vous êtes. »
?
« Si je ne peux me raconter à la première personne, réfléchir à ma guise, fouiller dans mon histoire, dans ma mémoire et dans mes rêves, dans mes délires et mes fantasmes, dire et me dédire, étaler mes interrogations, mes croyances et mes doutes au grand jour, les confronter à la critique bienfaisante, aux interrogations, croyances et doutes d’autrui, comment me soumettrai-je à la remise en question qui est pourtant la clef de toute marche en avant pour tendre, et c’est déjà beaucoup, vers la vraie liberté, qui est celle que l’on porte au fond de soi ? »
Nina Hayat, La nuit tombe sur Alger la Blanche
« Je pense que l’identité est le fruit d’une volonté. Pas quelque chose donné par la nature ou par l’histoire. Qu’est-ce qui nous empêche, dans cette identité volontaire, de rassembler plusieurs identités ? Moi, je le fais. Etre arabe, libanais, palestinien, juif, c’est possible. Quand j’étais jeune, c’était mon monde. On voyageait sans frontière entre l’Egypte, la Palestine, le Liban. Il y avait avec moi à l’école des Italiens, des juifs espagnols ou égyptiens, des Arméniens, c’était naturel. Je suis de toutes mes forces opposé à cette idée de séparation, d’homogénéité nationale. Pourquoi ne pas ouvrir nos esprits aux autres ? Voilà un vrai projet. »
Edward W. Saïd, « Ne renonçons pas à la coexistence avec les Juifs », interview au Nouvel Observateur, 16 janvier 1997
« J’aime beaucoup Jean-Paul Sartre. Et surtout cette idée selon laquelle tout le monde joue la comédie : le garçon de café joue au garçon de café, le flic au flic et moi au sans-papiers, puisque c’est la peau qu’on m’a mise sur le dos. »
Ababacar Diop, interview au Nouvel Observateur, 16 janvier 1997
« 1895, année particulière : naissance du cinéma, émergence de la psychanalyse et découverte des rayons X. Une année, écrit Monique Sicard, historienne au CNRS, qui a changé le regard des hommes sur eux-mêmes. »
Michel Boujut, La promenade du critique
« Je crois que mon choix de devenir actrice n’est pas étranger à mon désir de confession. Or, on ne confesse pas sa beauté ou sa perfection, mais ses faiblesses et ses défauts. J’aime aller vers ce qui me fait honte. Dans ma vie personnelle aussi, je ne me donne pas le droit de me mettre en valeur. Je peux être très bien habillée, mais il y aura toujours un truc qui cloche. C’est ma manière à moi d’être vivante.
- N’est-ce pas aussi une manière de ne pas entrer en rivalité avec votre soeur Carla Bruni, top model ?
- Dans ce cas, en contrepartie, elle aurait cédé, du moins en apparence, sur sa sensibilité et son émotivité. Mais je n’aime pas faire ce genre de théories : elles sont toujours trop réductrices, même s’il peut y avoir quelque chose de vrai. Les choses sont tellement plus complexes. »
Valeria Bruni-Tedeschi au Nouveau Quotidien (Lausanne), 14 août 1996
« Ce qu’on te reproche, cultive-le, c’est toi. »
Henri Michaux