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La façon dont un auteur écrit sur l’écriture n’est pas forcément en rapport avec son talent de romancier. Ainsi, la Sud-Africaine Nadine Gordimer (Prix Nobel de littérature 1991), romancière libre et flamboyante, s’avère, dans ses œuvres théoriques, froidement académique et conventionnelle, causant à son lecteur une certaine frustration : même si ses romans se suffisent à eux-mêmes, on aurait bien aimé qu’elle soit, en plus, capable de nous subjuguer et de nous stimuler tout autant en commentant leur élaboration. Je n’ai pas lu Le Territoire des Barbares, seul roman traduit en français - sur les huit qu’elle a publiés - de l’Espagnole Rosa Montero, mais ce qui est sûr, c’est que La Folle du logis, son essai de réflexion sur la fiction, est un régal. Son style échevelé et chaleureux, à la bonne franquette, n’empêche pas des échappées et des fulgurances étourdissantes.
Même si elle tente de cerner ce qui fait la spécificité des écrivains par rapport à leurs semblables (« le romancier véritablement doué pêche des images dans le subconscient collectif afin de nous permettre de mieux comprendre l’obscur mystère de nos vies »), elle ne les considère pas pour autant comme une caste à part : plus que l’écriture, son sujet est l’imagination. C’est pourquoi son livre parle de et à chacun, car « les êtres humains sont avant tout des romanciers, auteurs d’un roman unique dont l’écriture se poursuit tout au long de leur vie et où ils se réservent le premier rôle. Il s’agit, certes, d’une écriture sans texte concret, qu’on écrit surtout dans sa tête, tout narrateur professionnel le sait. C’est un bourdonnement créatif qui nous accompagne quand on conduit, quand on promène le chien ou quand on essaye de dormir, allongé dans son lit. On écrit tout le temps ». La « folle du logis », c’est elle : l’imagination ; une folle « à la fois fascinante et furieuse, qui vit dans le grenier ». Dès lors, « être romancier, c’est cohabiter harmonieusement avec la cinglée du dernier étage ». Aussi harmonieusement que possible, du moins, car le jeu est risqué : on ne peut jamais exclure le cas de figure « où la folle s’empare de la totalité de l’édifice et où l’écrivain s’y retrouve prisonnier ».
Le terme de « folie » est à prendre au pied de la lettre : les écrivains sont des êtres restés en contact avec la commune folie originelle, avec l’imagination débridée et sans tabous de l’enfance ; ils sont « des fous furieux dont la folie cachée ne se manifeste pas aussi longtemps que la société veut bien ne pas nous contrarier », c’est-à-dire veut bien les publier, les lire et les encenser. Et ce qu’elle voit de plus proche de la création littéraire, c’est la passion amoureuse, unique vulnérabilité à la folie de tous ceux qui s’abstiennent d’écrire (les auteurs, eux, cumulent les deux vulnérabilités, les pauvres). L’art comme l’état amoureux sont des moyens de conjurer la mort ; ils nous donnent le pressentiment de la beauté absolue, sans jamais nous permettre de la toucher du doigt, mais en nous faisant du moins éprouver « le formidable espoir d’être à la veille d’un prodige ». Elle note au passage que, si l’imagination nous environne de chimères, les tourments qu’elle nous fait endurer peuvent être, eux, très réels, par exemple dans les chagrins d’amour - comme dit l’un de ses amis, « aimer passionnément sans être payé de retour, c’est un peu comme avoir le mal de mer en bateau : on se sent mourir mais ça fait rire les autres ».
Ecriture, amour, folie : dommage que Rosa Montero s’écarte parfois de ce triptyque. Elle se sent par exemple obligée de répondre une fois de plus aux questions qu’on lui a le plus posées au cours de sa carrière, « existe-t-il une littérature des femmes ? » et « préférez-vous être romancière ou journaliste ? » (elle travaille à El País). Elle aurait dû se méfier : les réponses à des questions aussi emmerdantes ont de fortes chances d’être très emmerdantes elles aussi, et, de fait, elles ne lui inspirent que des propos banals ou un peu, voire très légers. Mais, pour le reste, sur des sujets trop rebattus pour qu’on puisse les traiter autrement que de la façon la plus personnelle possible (y compris en sélectionnant les plus belles choses qui en ont été dites par les écrivains qu’on aime), elle touche juste, et laisse son lecteur un peu moins seul face à ses interrogations sur les implications de la création et les tours merveilleux ou angoissants que lui joue la « cinglée du dernier étage ». Son récit du surgissement éphémère et grandiose d’une baleine à bosse au large des côtes canadiennes, et sa manière d’en faire le symbole de cette perfection dont on ne peut jamais entrevoir que des bribes éblouissantes et fugitives, suffisent à eux seuls à justifier le livre. Et puis, bien que s’aventurant sur des territoires inquiétants, La Folle du logis est un essai souvent très drôle, par exemple quand elle raconte les coups de fil compatissants de sa mère, scotchée à la liste des meilleures ventes : « Tu as perdu trois points au classement, ma petite fille »... Ou quand, évoquant les processus de création, elle raconte comment une phrase énigmatique - « 2001 a été une sale année pour Miki » - s’est invitée un jour dans l’esprit de l’écrivain José Ovejero : « Il ne savait pas qui était Miki, ni pourquoi 2001 avait été une sale année pour lui, mais ce petit problème de contenu ne l’a pas dérangé pour autant. » Et il a eu raison, puisque, six mois plus tard, il accouchait d’un roman fort logiquement intitulé Une sale année pour Miki.
Ancienne hippie nonchalamment antifranquiste et fumeuse de pétards, Rosa Montero adopte la même attitude philosophe face à l’innommable bordel de son appartement madrilène ou de sa vie amoureuse - pas d’enfant, une multitude de liaisons le plus souvent peu durables - que face aux agissements déboussolants de sa « folle du logis », assumant sa « compulsion affabulatrice », sa tendance au dédoublement de personnalité (« nous sommes plusieurs à vivre en nous »), et ayant appris avec les années à considérer ses crises d’angoisse comme autant de « petits voyages touristiques du côté sauvage de la conscience ». Son flegme contagieux repousse un peu les limites étroites de la normalité, ce qui donne à son livre un côté rassurant et décomplexant tout à fait bienvenu. Comme tous les écrivains, elle embrasse et revendique sa démence : « Dans la courte nuit de la vie humaine, la folle du logis allume des chandelles. »
Rosa Montero, La Folle du logis, traduit de l’espagnol par Bertille Hausberg, éditions Métailié, 200 pages, 18 euros. On peut lire le premier chapitre sur le site de l’éditeur.
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