Périphéries

Ricardo Montserrat, accoucheur de romans

« Créer des lieux où l’on peut reconstruire son identité »

Quand Ricardo Montserrat lui a annoncé qu’il partait à Roubaix écrire un roman policier avec des chômeurs, Patrick Raynal, le directeur de la Série noire, l’a prévenu : « Si c’est bon, je ne prends pas. Si c’est génial, je verrai. » Quelques mois plus tard paraissait Ne crie pas, roman très noir, parfois insoutenable, mais prenant et poignant. Un peu plus tard sortait sur les écrans Sauve-moi, un film adapté du livre par le cinéaste Christian Vincent, qui avait participé à l’atelier. Ricardo Montserrat, écrivain d’origine espagnole qui a longtemps vécu au Chili, raconte comment les histoires de chacun et les tensions qui traversent un groupe humain se traduisent et se transcendent dans la fiction, et comment son propre parcours a nourri sa conception de l’atelier d’écriture.

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Le collectif Roseback (ancien nom de Roubaix), auteur de Ne crie pas

- Comment écrit-on un roman à dix-huit ?

Ricardo Montserrat : Chacun a amené ses textes, ses fantasmes, ses histoires, et s’en est retrouvé dépossédé par les autres. La cohérence est souterraine : l’unité se fait au montage, aux ciseaux et à la colle. Les premiers textes servent d’étalonnage. Dans l’équipe, il y avait un SDF, à l’écriture brouillonne, hachée : des phrases sans verbe, sans adjectifs, sans points... Il a alimenté tout le roman en notes prises sur le vif : il connaissait la ville café par café, trottoir par trottoir. Cette écriture apparemment sans structure a intéressé ceux qui avaient eu des problèmes scolaires, des problèmes de concordances des temps, par exemple... Ils ont sauté sur l’occasion. Une autre, Florence, qui de toute évidence avait eu d’énormes problèmes scolaires, écrivait dans une langue presque illisible, entre le français, le roubaisien et l’arabe ; mais c’était une écriture enlevée, qui lui ressemblait, qui allait vite... Ses textes ont d’abord été refusés par le groupe : « On n’y comprend rien ! » Mais ils étaient musicalement très forts ; si bien que je lui ai demandé de reprendre et de retraduire « dans sa langue » les textes des autres, plus classiques, pour leur donner une foulée, une violence qu’ils n’avaient pas.

On a toujours la vision de l’écrivain solitaire, alors que c’est un métier qui comprend plusieurs métiers : le paysagiste, le dialoguiste, le croqueur, le repéreur, le scénariste... Ainsi, chacun trouvait peu à peu son rôle et son métier. Je pense aussi à Marie-Jeanne, une femme exceptionnelle, qui avait été licenciée quatorze fois, je crois, au fur et à mesure que les filatures fermaient. Elle travaillait à l’atelier comme on travaille sur un métier : le matin, elle s’asseyait, elle écoutait, elle participait, puis elle se mettait devant sa table, et elle grattait. Elle faisait chaque jour sa production : huit, douze, vingt pages... Les autres reprenaient certaines de ses idées, ses enchaînements ; à l’intérieur de ça, ils faisaient leur nid de coucou. Cela leur servait beaucoup, parce qu’elle avait déblayé tout le terrain, toutes les voies possibles. Certains travaillaient tout seuls : c’est mon personnage, mon truc, et je veux que personne d’autre n’y touche. D’autres travaillaient à deux, ou prenaient le personnage des autres pour le modifier - pour le tuer, par exemple... Certains ont apporté leur propre histoire, comme Christine. Elle était kabyle, la quarantaine, mariée à un Kabyle. Ils avaient travaillé dans la même filature pendant dix ans, jusqu’à ce qu’elle ferme. En six mois, ils se sont rendu compte qu’ils ne retrouveraient pas de travail sur Roubaix. Alors ils sont repartis en Kabylie, et avec leurs indemnités de licenciement, ils ont ouvert une entreprise d’hydraulique. Après huit ans, ils avaient dix employés. Puis le GIA est arrivé...

- ... Et son mari a été tué, comme celui de Karima dans le roman ?

R.M. : Non : ça, c’est la fiction ! Quand le GIA les a menacés, ils sont partis avec deux valises, et ils sont revenus à Roubaix. Dans le roman, pour des raisons mystérieuses, parce que la littérature permet de tout dire et de tout mentir, Christine a choisi de tuer son mari, et d’amener ce personnage de veuve avec deux enfants... C’était une femme modèle, vive, élégante, sérieuse, un peu donneuse de leçons. Dans l’atelier, il y avait aussi des fils de harkis, assez rancuniers, assez amers. Et l’un des fils de harkis en avait tellement marre de ce personnage qui la ramenait, qu’il l’a massacrée. Il l’a littéralement massacrée ! C’est-à-dire que dans le roman, le tueur rencontre cette femme, et il la massacre... Lors de la lecture du matin, Christine a hurlé, en désignant l’auteur du passage en question : « Je n’ai pas traversé tout ce que j’ai traversé pour me faire tuer par le premier pervers venu ! » Je lui ai alors proposé, si elle le souhaitait, d’écrire une autre fin pour son personnage - parce qu’il était temps de se poser la question de la fin de chaque personnage. Elle s’est mise au travail. Et, très vite, il est apparu qu’il n’y avait pas moyen d’écrire un texte « positif » qui soit à la hauteur de celui qui existait déjà. Elle est venue me voir pour me demander de l’aide : « Ricardo, j’y arrive pas... » Ensemble, on a mis le personnage à plat, et on a essayé de voir depuis quel moment il s’était présenté comme une victime. On a tout redémonté, et on s’est aperçu que ce personnage, depuis le début du roman, ne vivait pas. Il était toujours dans le souvenir : son mari, son enfance en Kabylie... Mais jamais dans la vie, dans le présent.

Il y avait eu une suggestion d’un autre membre du groupe de faire coucher ensemble Karima et Léo. Christine avait refusé violemment : « Pas question ! Mon personnage ne couche pas ! » Karima refusait même l’amour, elle était déjà morte. J’ai donc dit à Christine : soit on réécrit tout le personnage du côté de la vie, soit on le laisse mourir. Ça lui a fait un choc. Elle est restée une semaine sans écrire, ou à écrire autre chose, parce qu’il y avait toujours du travail disponible ; puis elle a repris son personnage juste avant la mort, depuis le moment où Karima est licenciée du supermarché jusqu’au moment où elle croise le chemin du tueur. Elle sort, et elle se prépare à mourir : elle fait le deuil de tout ce qu’elle n’aura jamais plus, le mari, la jeunesse, le travail..., tout ça sur fond de neige au bord du canal... C’est très, très beau. Je l’ai lu aux autres, et tout le monde était ébloui. Dans la foulée, elle a repris le personnage après la mort, pour une scène étonnante où Léo retrouve son cadavre, le monte dans sa chambre, le lave, le coiffe, le maquille, et lui passe la robe de mariée de sa propre femme. Cette scène post mortem, rare dans un polar, est restée. Ces deux scènes, en prenant en tenaille la scène du massacre, l’effaçaient, en quelques sorte ; elles la rendaient anecdotique.

Une autre participante, qui était une grande lectrice, était venue à l’atelier pour écrire de la « belle » littérature, de la littérature « blanche ». Au début, elle était très choquée, elle essayait de censurer tout ce qui se passait. Puis elle s’est jetée à l’eau, comme pour dire : « Ah ! C’est ça que vous voulez, hein ? » Elle s’est emparée du personnage du tueur, et elle lui a écrit une soixantaine de textes très lyriques, poétiques, magnifiques. Ce qui ne l’a pas empêchée de rejeter violemment le roman quand il a été terminé : « Ce n’est pas de la littérature ! » Et ce n’est pas faux... Si je travaille sur le roman noir, c’est justement parce qu’il est considéré sur le marché comme une sous-littérature, et que, du coup, on peut y parler de tout, en utilisant tous les styles.

« La première scène amoureuse
a mis trois semaines à venir.
On avait une fille formidable
qui était arrivée dans le roman,
et personne ne la touchait »

J’avais annoncé dès le départ que tout était permis, du moment que c’était par texte interposé : « On est Dieu ! » Tout est possible, mais tout et son contraire, attention : j’ai dû beaucoup lutter pour permettre aux uns et aux autres d’oser les premiers certaines choses. La première scène amoureuse a mis trois semaines à venir. On avait une fille formidable qui était arrivée dans le roman, et personne ne la touchait ! Et puis enfin, quelqu’un a osé l’asseoir, l’embrasser sur la bouche... Et, du coup, à sa suite, les autres ont osé aussi...

- Dans quel cadre s’est déroulé l’atelier ?

R. M. : Les participants étaient en CES [contrat emploi-solidarité, ndlr], et touchaient donc un salaire, plus les droits d’auteurs. L’atelier a duré au total cinq mois. Nous avions des horaires de travail, 9 heures-17 heures ; au-delà, certains se retrouvaient parfois pour continuer. Nous les avons recrutés comme pour un casting. Jusqu’alors, pour mes ateliers, je ne choisissais pas : je faisais confiance aux intermédiaires associatifs. Christian Vincent et moi avons d’abord rencontré les associations de lutte contre le chômage à Roubaix, la CGT-chômeurs, AC !... Il y en avait une foule, tellement il y a de problèmes dans le Nord. Nous nous sommes donc retrouvés autour d’une immense table ronde. Nous leur avons exposé ce que nous avions envie de faire. Nous n’étions pas capables de leur raconter l’histoire, ni de leur dire ce que serait le film. Nous proposions seulement de venir aider les gens à accoucher de quelque chose de différent. Les associations ont servi de relais.

A la première réunion d’information, il y avait les gens qu’elles nous avaient adressés, et les gens du quartier, qui étaient venus voir, par curiosité. On a lancé un appel à candidatures, et on a ensuite trié ceux qui pouvaient être salariés. Il est resté cinquante personnes, que nous avons reçues tour à tour. Je voulais travailler non pas avec des gens en fin de parcours, n’en pouvant plus, comme je l’ai fait souvent ; mais avec des gens en colère, qui avaient une rage, un rapport costaud à la vie. A part cela, c’était très hétérogène : des jeunes, des vieux ; je cherchais un choc des expériences, des histoires. Il y avait par exemple un travailleur, militant, syndicaliste à la CGT, qui, jusqu’à son licenciement, n’avait jamais eu de problèmes. Lors de l’entretien, il a raconté qu’il avait fait son service militaire à Mulhouse, que ça avait été très dur, et que, pendant toute cette période, il avait écrit une lettre d’amour par jour à sa femme. Cela dénotait un rapport à l’écriture étonnant... Au début de l’atelier, il faisait des fiches, des rapports, mais il ne se lançait pas en littérature. Et, tout à coup, sur une histoire d’huissier, il s’est mis à écrire, à écrire comme je suppose qu’il écrivait à l’époque...

Bien sûr, certains ont menti lors de l’entretien : on peut toujours mentir. Ils voulaient venir pour une raison, et, pour faire plaisir à leurs interlocuteurs - nous -, ils ont dit qu’ils venaient pour une autre raison. Mais même ceux-là ont joué un rôle dans le groupe. Ils en ont pris plein la gueule, et voilà. Chacun a fini par trouver sa place dans la création.

- Vous êtes très chatouilleux sur le vocabulaire : vous ne travaillez pas avec des « chômeurs », mais avec des « privés d’emploi »...

R. M. : A Lorient, lors d’un atelier précédent, les journalistes me disaient : « Alors, c’est vous qui travaillez avec des SDF ?... Avec des analphabètes ?... Avec des jeunes ?... » C’est fou, cette manie de changer le sens des mots ! En espagnol, on a un joli mot pour ça : on dit « trastocar »... Alors qu’on travaillait justement dans ces ateliers à élargir l’image, on nous renvoyait une image encore plus restreinte ! C’était une idée irritante et réductrice. Je me souviens d’un article de journal qui célébrait la transformation de « ces yeux qui ne savaient pas voir, ces mains qui ne savaient pas écrire »... [Rires.] Alors qu’on travaille justement sur le savoir que possèdent les gens. Pas forcément un savoir-écrire, mais un savoir-vivre. Je suis un écrivain et un auteur dramatique qui partage ce que je sais de l’écriture et du monde, un rapport politique au monde, aussi, avec des gens qui ont accumulé une série de savoirs : savoir divorcer, savoir être licencié, savoir survivre avec 3000 balles par mois, savoir être battue par son mari... Des savoirs positifs et négatifs, mais qui, du moins quand on n’est pas passé par la fenêtre, donnent une certaine force. Ce sont ces savoirs que fait apparaître le champ de l’atelier.

- Vous n’aimez pas non plus qu’on dise que vous « animez » des ateliers d’écriture.

R. M. : Il y a beaucoup d’ateliers d’écriture en France, mais ils visent le plus souvent à favoriser l’expression, sous une forme proche du journal intime, et ce n’est pas cela que je veux. Mes ateliers sont des ateliers de création : il y a l’écriture, mais je fais aussi venir des professionnels du regard, des peintres, des dessinateurs de BD, des photographes, des grands reporters, des affichistes, des cinéastes..., qui apprennent à regarder le monde autrement. A Lorient, j’ai eu un grand reporter qui travaillait pour Match, pour National Geographic. Il a montré aux participants combien leur ville était exotique, et qu’on pouvait la regarder comme une ville étrangère. A Roubaix, ChristianVincent a apporté Raining Stones, de Ken Loach, pour montrer que les grandes histoires ne se font pas forcément avec des superhéros, que l’on peut raconter une histoire toute bête et avoir un film immense.

« On partait toujours enquêter.
Ce va-et-vient constant
entre le réel retransposé
et le réel tel qu’il est
provoque une surenchère
dans la cohérence »

Le rôle de Christian Vincent était aussi de dire, en écoutant le texte : « Là, je ne vois pas. » On partait toujours enquêter : dès que vous écrivez sur quelque chose que vous pensez bien connaître, cela exige que vous alliez voir dans la réalité, pour éviter les fantasmes, les clichés. Par exemple, tous connaissaient des cafés, et en même temps, quand les scènes de café sont arrivées, je n’avais rien. Une équipe est donc partie enquêter toute une matinée dans les cafés autour de la prison de Loos, et elle a ramené un café splendide. C’était un café avec un tigre dans une cage au milieu de la salle, les familles des prisonniers, et, à l’heure de midi, les petites jeunes filles de l’institut d’esthétique qui arrivaient... Ils sont revenus avec d’immenses sourires.

Même chose pour la courée. Certains habitaient dans des courées, mais je voulais qu’on en trouve une, qu’on aille la visiter. Christine nous a dit que son oncle habitait tout près de là. C’était un Algérien, veuf, et sa maison était envahie par la misère. Vous voyez ce que c’est, la misère ? Une petite plante, avec de toutes petites feuilles, qu’on trouve beaucoup dans les maisons des petites vieilles. Ça pousse comme un rien, par simple bouture. Il y avait aussi un escalier de bois, et, en haut, la chambre de sa femme était fermée - comme dans le livre, vous allez me dire ! Il nous l’a ouverte, et il nous a dit : « Servez-vous, prenez tous les vêtements que vous voulez. » On a parlé un peu, et il nous a raconté une histoire épouvantable... C’est ça qui est instructif dans les enquêtes : on invente des histoires épouvantables, mais les histoires de la vie sont encore plus épouvantables. Dans l’un de ses premiers boulots, il était apprenti dans une fabrique, et son patron avait engrossé une employée qui avait avorté là, dans l’usine ; le patron lui avait donné une boîte à chaussures, il avait mis le foetus dedans et lui avait dit « Va jeter ça ». Cela rejoint toutes ces histoires de bébés, de maternité, qui courent dans le roman.

Tout ce qui vient de l’extérieur prend sa cohérence avec le roman. Chaque jour, on faisait une revue de la presse régionale - La Voix du Nord, Nord-Eclair - et on relevait les faits divers qui avaient à voir avec le roman. Si bien que lorsque l’épisode de l’accident d’usine est arrivé, on avait le choix entre plusieurs accidents d’usine bien réels. Ce va-et-vient constant entre le réel retransposé et le réel tel qu’il est, provoque une surenchère dans la cohérence. Cela permet d’aller de plus en plus dans la fiction. Les sapins en plastique qui chantent Happy Christmas, on a vraiment essayé de les revendre ! Impossible à fourguer... Saloperie...! Avec tout cela, on construit à la fois l’identité de son personnage et sa propre identité. Peu à peu, on constate que sa propre histoire a à voir intimement avec l’histoire des autres, l’histoire du quartier, les histoires anciennes. On comprend qu’on n’a pas été touché par le doigt de Dieu, que le chômage n’est pas une punition, mais que sa petite histoire individuelle rentre dans l’histoire collective et dans la grande histoire : l’histoire de la ville, l’histoire du pays... Cette occupation progressive de l’espace est l’un des acquis essentiels de l’atelier.

La fiction permet de raconter mieux, plus loin, de façon plus complexe et plus « réelle » que le simple compte-rendu de la réalité. Elle permet surtout de dire tout ce qui est de l’ordre du souterrain, du sentimental. Mes ateliers ne sont pas des ateliers d’expression, mais de déconstruction et de reconstruction d’une histoire par la fiction. Ils offrent la possibilité aux gens de dire qu’ils ne sont pas ce qui est écrit sur leur CV à l’ANPE, qu’ils sont bien plus que ça, bien plus complexes, bien plus riches. Leur vécu nourrit l’atelier, mais je ne pose jamais de question sur ce dont ils ne parlent pas spontanément. Je me suis battu pour que ne soit jamais posée la question de savoir si les choses qui sortaient étaient vraies ou non. La fiction, c’est justement le droit de dire à peu près la vérité, ou d’être très loin de la vérité, ou de se faire plaisir...

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Ricardo Montserrat - photo de Jacques Sassier (Gallimard)

- Quel est votre propre parcours ?

R. M. : Je suis arrivé en France en 1991. Je suis espagnol, et j’ai vécu au Chili une dizaine d’années. Je suis parti là-bas regagner la guerre que mes parents avaient perdue en Espagne : c’est un peu ingénu dit comme ça, mais en gros, c’est ça. Au Chili, à l’époque, c’était toujours la dictature, mais avec une petite ouverture : il y avait de nouveau une presse, un théâtre, à l’intérieur du carcan de la dictature ; pas de censure directe, mais beaucoup de censure indirecte et d’autocensure. Il y avait toujours des morts, des enlèvements, des disparitions, des grèves qui se terminaient mal...

A l’époque, j’étais metteur en scène. Je dirigeais des spectacles, professionnels ou non, je créais des ateliers de théâtre avec des veuves de disparus, des dockers, avec le syndicat des femmes de ménage, les fédérations étudiantes... La dictature disait « taisez-vous ou vous mourrez » ; alors on s’est créé un espace où exister. On montait les pièces, on les éditait, on les faisait circuler... On faisait de l’agit-prop, de la contre-propagande. On inventait des histoires, des blagues ; on lançait des rumeurs... On me raconte toujours aujourd’hui des histoires qu’on tient pour vraies, alors que je me rappelle encore très bien qui était autour de la table le soir où on les a inventéees... C’était une manière de répondre à la dictature qui manipulait l’information, au point qu’on ne savait plus où était la réalité : quand un militant disparaissait, par exemple, on disait à sa femme qu’il était parti avec une autre...

« En France, les journaux, les ministres,
parlaient du chômage
avec le même vocabulaire
que les fonctionnaires de la dictature au Chili.
Je suis passé de la dictature réelle
à la dictature économique »

Au départ, je suis venu en France pour écrire tout seul. Cela avait été de lourdes années, beaucoup de gens étaient morts autour de moi : une démocratie, même pourrie, vaut forcément mieux que la plus propre des dictatures. Et j’ai été bouleversé par ce qui se passait en France avec le chômage. Les journaux, les ministres, en parlaient avec le même vocabulaire que les fonctionnaires de la dictature au Chili : un vocabulaire médical - on parlait de « traitement » du chômage, comme si c’était une maladie. Comme au Chili, on disait aux gens : « Ne bougez pas, contentez-vous de ce que vous avez : vous êtes vivants, ce n’est déjà pas si mal. » Ce fameux RMI était pour moi un scandale : vous touchez vos indemnités, mais vous ne bougez plus. Vous ne travaillez pas, vous ne militez pas dans une association ; on s’occupe de tout, on pense à votre place, on vous dit ce qui est bon... Cela produit des situations aberrantes, comme celle de Pascale Fonteneau, la romancière belge de la Série noire, condamnée à reverser les indemnités de chômage qu’elle avait perçues pendant qu’elle écrivait son premier roman...

En arrivant en France, je suis passé de la dictature réelle à la dictature économique. J’ai retrouvé la même « culture de la mort ». Au Chili, nous étions des morts en vie. On nous disait : soit vous êtes du bon côté, soit vous ne l’êtes pas, et alors vous êtes morts, ou vous le serez bientôt, ou on vous fera disparaître. De la même manière, en France, si on n’est plus jeune, travailleur et en bonne santé, on est un mort en vie. On est cliniquement mort. Et la société se contente de vous faire quelques transfusions pour vous aider à durer jusqu’à la retraite, ou jusqu’à la mort, ou jusqu’au suicide - jusqu’à toutes les formes de suicide et d’autodestruction qui se mettent en œuvre. Parce qu’on retourne sa colère contre soi.

Je suis arrivé en France les mains dans les poches, j’avais perdu beaucoup d’argent au Chili, et j’ai obtenu une résidence d’écriture d’un an à Tréguier, en Bretagne. On m’a proposé de prendre en charge un atelier d’écriture à caractère social. Tout de suite j’ai décidé qu’on n’écrirait pas pour soi, mais en vue d’une publication. J’ai eu une expérience bizarre dans un hôpital gériatrique à Tréguier, où je devais aider à renouer le fil avec des patients qui ne parlaient plus. Ils me racontaient des choses, et moi j’écrivais, puis je leur lisais en retour ce que j’avais écrit. Finalement, les textes ont été lus publiquement, et le personnel de l’hôpital a découvert par exemple que, derrière la vieille chieuse - au sens propre -, il y avait eu une grande amoureuse, ou une femme qui avait survécu là où d’autres se seraient jetés par la fenêtre... Le personnel était très dévoué, il faisait tout pour les patients, mais en même temps, il leur disait tout ce qu’il fallait faire ou ne pas faire : il gérait leur argent de poche, refusait les cigarettes à une femme atteinte d’un cancer en phase terminale... J’ai été frappé parce cette façon de penser à la place des gens. Ce faisant, on les enferme, on les réduit, on finit par les faire ressembler à ce qu’on veut qu’ils soient. Ils ne sont plus rien d’autre que chômeurs, divorcés, dépressifs... D’où l’idée de créer - d’occuper - des espaces où ils puissent revendiquer et reconstruire leur identité.

Quand vous êtes au chômage aussi, on vous dit ce qui est bon pour vous, sans vous écouter. Or, quelqu’un qui a travaillé quinze ans dans une filature, si on le renvoie dans une filature, risque de se retrouver en situation d’échec : il vaut parfois mieux l’autoriser à rejoindre un domaine dans lequel, a priori, il ne connaît rien, mais où il pourra utiliser un savoir particulier, insoupçonné. A l’ANPE, on vous dit : « D’après votre CV, pour vous, c’est ça, et pas ça, ce n’est pas la peine, ne rêvez pas. » Pour une fille, ce sera caissière ; pour un homme, manutention ou bâtiment... Moi, je travaille dans le domaine du rêve, justement, du virtuel, du possible. Les participants à mes ateliers se découvrent un potentiel. Parmi les gens qui ont travaillé avec moi, l’une a passé son bac, puis le concours de bibliothécaire ; une autre fait un tabac dans la photo, alors qu’elle n’était jamais sortie de chez elle... A l’atelier de Brest, il y avait un marinier qui avait perdu sa péniche lors des inondations, il n’avait pas été aidé, il était devenu très amer. Il est arrivé en disant : « Moi je ne sais pas écrire, demande-moi de faire les tables et les chaises de l’atelier, mais pas d’écrire. » Et en fait, on lui doit les plus belles pages de descriptions, parce qu’il avait une connaissance unique des paysages qu’il contemplait chaque jour sur sa péniche. Après l’atelier, il a eu le courage de vendre sa maison d’écluse. Il l’a vendue très cher à des Allemands, et il s’est installé en bord de mer, où il a acheté une ruine, qu’il a retapée - une merveille, avec vue sur la baie de Brest... Il a pris un an pour réfléchir, et maintenant, il se lance dans une entreprise de tourisme rural. Un autre, sur l’atelier du livre Pomme d’amour, a repris un boulot qui lui pesait, aux abattoirs ; il rêvait depuis toujours des Etats-Unis, et, grâce à cela, il a déjà pu se payer deux voyages là-bas... Une autre s’est coupé les cheveux, a quitté sa mère...

« L’essentiel est de retrouver une manière
originale et personnalisée d’avancer »

Quelque chose a bougé, simplement parce qu’ils sont allés voir ailleurs. Avec l’atelier, ils ont occupé un espace qui leur était a priori interdit. Certains apprennent ne serait-ce qu’à dire non, à refuser un boulot humiliant et indigne. A Roubaix, l’un des auteurs de Ne crie pas a récemment refusé d’être titularisé dans une entreprise de déménagement spécialisée dans les expulsions. Pour l’ANPE, c’est un échec ; mais pour moi, que les gens sachent ce dont ils ne veulent plus jamais, c’est déjà une belle victoire. L’essentiel est de retrouver une manière originale et personnalisée d’avancer.

- On doit vous poser souvent la question de savoir ce que deviennent les participants une fois l’atelier terminé...

R. M. : Oui : « Une fois les projecteurs éteints, que vont devenir ces pauvres gens ?... » C’est agaçant. Comme si les gens qui galèrent n’avaient pas droit aussi de temps en temps à la culture, à la fête, au plaisir, à la lumière... C’est un peu comme si on disait : aujourd’hui, les statistiques le prouvent, deux ménages sur trois se cassent la gueule, alors surtout, ne tombez pas amoureux ! Mais je ne veux pas dire que l’atelier est la panacée : parmi les gens qui ont travaillé avec moi, je sais que certains vont mal - de ceux-là, je n’ai en général pas de nouvelles directes : quand ça ne va pas bien, ils ne m’appellent pas. Il n’y a pas que des réussites. Il faut dire que tous ces romans vont très loin dans la douleur, dans la mort ; on n’en sort pas indemne. Moi-même, j’accuse le coup. Je sors toujours des ateliers bouleversé, bousculé par ce qui s’est passé. Il faut quelque temps pour que les effets positifs se manifestent. En outre, l’atelier est une structure où chacun se sent intelligent, apprécié, écouté ; quand cela prend fin, au début, c’est épouvantable. Il y a des moments assez rudes. Certains s’en prennent à moi, ils sont encore en attente. Il faut du temps pour qu’ils acquièrent une indépendance, et qu’ils utilisent cette expérience pour continuer seuls.

- La Scène nationale de Fécamp vient de créer La femme jetable, une pièce que vous avez écrite...

R. M. : Je l’ai écrite à partir des témoignages de femmes licenciées par un grand supermarché du Havre. Je voulais parler de la façon très particulière qu’on a de jeter les femmes dans ce pays. On ne les jette pas de la même façon que les hommes, même si c’est toujours humiliant, toujours terrible. Dans ce cas-là, la direction voulait se débarrasser d’elles pour les remplacer par des plus jeunes. Et comme c’est impossible légalement, on les a poussées dehors. Le DRH ne s’est pas gêné pour le leur dire : « Trop vieilles, trop moches, trop chères. » Elles étaient là il y a vingt ans, à l’ouverture du supermarché. Tous les moyens ont été bons pour les jeter, de la petite avanie au coup monté : on les a humiliées, accusées de vol, interrogées, harcelées... Une femme du groupe a raconté qu’elle avait résisté à un interrogatoire de cinq heures pendant lequel ses supérieurs hiérarchiques s’étaient relayés pour lui faire avouer qu’elle avait commis une malhonnêteté. Elle a tenu bon. Après des heures et des heures d’entretien avec moi, tout à coup, elle s’est souvenue d’un autre épisode, beaucoup plus ancien : quand elle avait dix-huit ans, elle avait la permission de sortir avec son amoureux, mais seulement jusqu’à minuit. Un jour, elle est rentrée à deux heures du matin. Sa mère l’attendait et l’a questionnée jusqu’à l’aube. Elle a refusé d’avouer qu’elle avait couché, parce que, de fait, elle n’avait pas couché - elle le regrettait bien, d’ailleurs, si elle avait su... Enfin, toujours est-il qu’il y avait une cohérence formidable dans le parcours de cette femme, à vingt ans d’intervalle. Quand on parle de construction d’une identité... Elle est sortie de cet atelier beaucoup plus forte.

« Je voulais parler de la façon très particulière
qu’on a de jeter les femmes dans ce pays »

Ensuite, les textes ont été lus par des comédiennes et enregistrés pour France-Culture. A cette occasion, les femmes qui avaient témoigné ont été interviewées, et là encore, elles ont dit des choses qu’elles avaient passées sous silence au cours de l’atelier. L’une d’entre elles a ainsi révélé qu’elle était issue de la grande bourgeoisie, et qu’avant de devenir caissière, elle avait été cadre. Moi, je savais seulement que c’était une employée modèle qu’on avait poussée dehors. Elle a parlé de l’époque où elle était de l’autre côté de la barrière : « Pour moi, toutes vos histoires de licenciements, c’était parce que c’était bien fait pour votre gueule. »

- Ne crie pas est écrit dans un style très haché, elliptique.

R. M. : Oui, c’est au lecteur de remplir les blancs, de faire la moitié du travail. Cinquante-cinquante : c’est un principe fondamental dans l’écriture, mais qu’on apprend assez tard. Il y a dix ans, je ne sais pas si j’aurais été capable de l’amener. Quand on est un écrivain débutant, on ne lâche pas facilement ses personnages. On ne les laisse pas vivre, on explique tout au lecteur. Puis, plus on avance, plus on fait confiance à la fois au personnage et au texte, et donc au lecteur, qui va inventer son propre personnage, boucher les trous, compléter, construire sa propre histoire à l’intérieur. Mise au service de l’écriture collective, cette technique est formidable. Il faut donner suffisamment au lecteur, mais pas trop, le moins possible, au bout du compte. Ça hurle, parfois : « Le sens de l’ellipse, chez vous, ça va loin ! On a du mal à rentrer dans le roman ! » C’est vrai. Mais, passé les dix premières pages, ça fonctionne. Et ainsi le lecteur apporte aussi quelque chose à l’auteur.

- Quels sont vos projets, maintenant ?

R. M. : D’abord un atelier dans un village corse. Puis un autre avec des femmes isolées en Ardèche, qui fera l’objet d’une publication sur Internet. On créera un site où les participantes mettront des textes à tiroirs : elles présenteront leur association, donneront leurs recettes de cuisine, proposeront d’autres textes plus personnels...

Propos recueillis
par Mona Chollet

Version longue d’un entretien paru dans Charlie Hebdo du 20 décembre 2000.

Les livres accouchés par Ricardo Montserrat :
Avec le collectif Roseback : Ne crie pas, Gallimard, Série noire, 2000 (Roubaix).
Avec le collectif Koc’h Lutunn : Pomme d’amour, Ramsay, 1999 (Pont-Aven).
Avec les Ateliers des Mauges : Le mouchoir dans la plaie, Siloë, 1998.
Avec le collectif Kelt : Zone mortuaire, Gallimard, Série noire, 1997 (Lorient).

Ricardo Montserrat parle de son travail dans un très beau texte, « A corps écrits », publié dans « L’Art pour quoi faire » (titre un peu calamiteux, certes), revue Autrement, collection Mutations, septembre 2000 :

« La haine est la défaite de l’imagination, écrivait Greene. La haine de soi, bien davantage. L’amour est une victoire de l’imagination. L’amour de soi, du corps dans lequel on habite, du pays dans lequel on habite. Attention, j’insiste : pas du corps tel qu’il est, mais du corps recréé, relu, reconstruit. Le corps du héros, pas celui de la victime. Le corps accepté. Le pays reconnu, reconstruit, dont on est à la fois l’auteur, le héros et l’enfant. De même que, l’œuvre achevée, on est le héros et l’auteur de sa propre vie. L’enfant de sa propre histoire. Et plus jamais la victime d’une histoire maudite.
Nunca más, criaient mes amis chiliens. Somos presentes. Ahora y siempre. (Plus jamais. Nous sommes présents. Maintenant et toujours.) L’imagination n’est pas la capacité d’inventer à partir de rien, pas une muse qui hanterait les seuls Ve, VIe et VIIe arrondissements parisiens, mais la possibilité de mettre en images, en mots, l’histoire impossible, l’histoire indicible, l’histoire inénarrable. Mettre au monde l’humanité nue. »

Sur le(s) même(s) sujet(s) dans Périphéries :

Travail / Chômage
Fiction
Périphéries, janvier 2001
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