Périphéries

A la recherche de l’autre cap

Marseille-Naples, la chienlit, c’est elles

Ports antiques de la Méditerranée souvent stigmatisés et méprisés par l’Occident, lieux d’effervescence artistique, chaudrons toujours au bord de l’explosion sociale... Naples et Marseille ont décidément des choses à se dire, à nous dire. A Marseille et à Naples, comme partout ailleurs, la mondialisation rase gratis : les logements sociaux, les droits, la langue, la musique, l’histoire... Marseille et Naples seraient-elles devenues des « nuances du Nord », comme le suggère, à propos de la seconde - sa ville natale -, Erri De Luca dans Rez-de-chaussée (Rivages) ? Pas sûr. Les paysans, transformés en ouvriers et recyclés dans l’industrie lourde, se seraient-ils résignés à n’être plus aujourd’hui que des chômeurs tapis dans l’ombre ? Et non. De ces deux villes, voilà que de singulières formes de résistances artistiques et de rébellions sociales viennent souffler dans les bronches de l’homologation et du capitalisme. A Naples et à Marseille, dans les frôlements entre l’art et la vie, c’est une résistance au terrorisme culturel et social de l’ultra-libéralisme qui s’élabore, pierre après pierre, depuis des dizaines d’années. On va voir ce qu’on va voir...

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La baie de Naples, vue de la Chartreuse San Martino, photo de Thomas Lemahieu

Le ciel, le soleil et l’amer (1)

Le gaillard serre ses battoirs d’ébéniste, déplie les bras, ramène le tout à son œil droit et, avec application, amorce un panoramique. Au loin, le petit port de l’Estaque, celui de Robert Guédiguian, des cimenteries laissées en friches. « Je vois pas pourquoi c’est toujours les lieux où ont vécu les rois, les riches et les papes qu’on protège, s’insurgeait Caroline dans Marius et Jeannette. Pourquoi ils n’inscrivent pas cette cimenterie au patrimoine de l’humanité ? Elle est belle, elle est magnifique, cette cimenterie ! Seulement y a que des pauvres comme nous qui sont venus ici. Ça c’est sûr : y a eu ni roi, ni pape, ni président pour mettre la main au ciment. » La caméra fond ensuite sur le centre commercial Grand Littoral, « poumon » greffé récemment mais déjà bien malade des quartiers Nord de Marseille, théâtre d’épiques bagarres pour l’embauche des jeunes du coin. Puis elle plonge dans cette mer « mais qu’elle est bleue », fredonnée par le Massilia Sound System, « mais qu’elle est belle, mais qu’elle est belle, mais qu’elle est bleue, comme tes yeux, et moi ça me rend heureux ». On accélère le mouvement : les îles du Frioul, le Vieux Port, le Panier, la Corniche, Notre-Dame de la Garde, et la baie, encore, « la baie, immense, belle, la plus belle sans doute après celle de Naples », comme disait Jean-Claude Izzo. Le soleil lustre l’eau, l’homme tangue un rien, fait brusquement volte-face, serre son plan et laisse longuement le béton du Plan d’Aou imprimer sa rétine.

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A Marseille, les bâtiments du Plan-d’Aou promis à la destruction, photo de Claude Venezia

Enfin, il dénoue ses mains, et laisse apparaître la barbe de Charles Hoareau. « Là, tout le monde a compris, jure le responsable des chômeurs CGT, les lèvres plissées. Tout ça, c’est vraiment trop beau pour les pauvres. Ils ne méritent pas cette vue. » Quand il a appris que la démolition des immeubles avait repris, l’empêcheur d’engatser en rond a rappliqué dare-dare sur les hauteurs. En lieu et place des 500 logements HLM actuels, les pouvoirs publics ont décidé de construire 90 appartements « de standing ». Le matin même, les habitants de la cité ont empêché les ouvriers d’exécuter l’ordre d’abattre. Pas tout de suite, pas pour cette fois. Chemise ouverte, les yeux noyés dans la mer, Charles Hoareau savoure la victoire. Elle n’a qu’un temps, demain les bulldozers reviendront laminer.

Cap, capo, caput (mundi),
capital, capitale, capitalisme

« L’Europe n’est pas seulement un cap géographique qui s’est toujours donné la représentation ou la figure d’un cap spirituel, à la fois comme projet, tâche ou idée infinie, c’est-à-dire universelle : mémoire de soi qui se rassemble et s’accumule, se capitalise en soi et pour soi. L’Europe a aussi confondu son image, son visage, sa figure et son lieu même son avoir-lieu, avec celle d’une pointe avancée, dites d’un phallus si vous voulez, donc d’un cap encore pour la civilisation mondiale ou la culture humaine en général. »

Jacques Derrida, L’autre cap, Minuit



Le ciel, le soleil et l’amer (2)


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Les Zezi enflamment les fêtes avec leurs tambourins, photo extraite du film Viento ’e Terra réalisé par Antonietta De Lillo

« Cela ressemble à Tirana, non ? » Dans l’œil de l’autochtone, la fanfaronnade le dispute à la honte. Sur un petit banc, quelques gamins boulottent des hamburgers aux brocolis et aux poivrons. Bras dessus bras dessous, les filles font des mille et des cents pas, tantôt rieuses, tantôt sévères. Des petits vieux attendent on ne sait quoi, prostrés sur leurs chaises pliables, indifférents aux fausses notes de l’harmonie locale. C’est la fête de Rifondazione comunista à Pomigliano d’Arco, petite bourgade à l’ombre du Vésuve, dans la banlieue industrieuse de Naples. « On dirait vraiment Tirana, n’est-ce pas ? » insiste Angelo De Falco. Tout en applaudissant mollement le jeune secrétaire régional du Parti, il nous entraîne ailleurs. « Faut que je vous montre quelque chose. »

Dans les travées du cinquième festival de jazz de Pomigliano, il promène sa dégaine de notable prolétaire. A tour de bras, il serre les paluches. Il n’est pourtant candidat à rien ; pilier d’un groupe de musiciens ouvriers d’Alfa Romeo, ‘E Zezi, et mémoire vivante de l’endroit, Angelo De Falco secoue les palmiers fraîchement plantés « pour faire joli ». Bientôt trente ans qu’avec ses camarades, il se produit sur les scènes des grandes salles de concert italiennes et, parfois, françaises. Ensemble, les Zezi détournent les airs traditionnels, y insufflent des dénonciations des conditions de travail dans les usines de Pomigliano comme des hymnes pour la libération d’Oçalan, et voilà que, sur leurs terres, la municipalité offre, grâce au concours financier du patron Alfa Romeo, un jazz liquoreux, de la piquette qui ne pique pas, prélevée dans le grand supermarché d’une musique aseptisée, à leurs concitoyens. « Les gens n’y comprennent rien, explique Angelo De Falco, dans une lame de fond d’amertume, mais ça n’est pas grave. Au moins, c’est élégant. » Alentour, les habitants de Pomigliano d’Arco devisent gaiement. « C’est très scientifique, ce qui se fait chez nous », pense, à voix haute, Angelo De Falco en prenant à son compte le mot audacieux de Pier Paolo Pasolini : « C’est un génocide, un génocide culturel. »

Décapitation

« Le modèle culturel de l’Occident, avec sa puissance et sa tendance constante à l’expansion, est-il capable de tolérer des sociétés régies par des principes d’organisation différents, des modèles culturels non fondés sur le dynamisme ininterrompu, sur la production illimitée ? Inversement un modèle culturel fondé sur des paramètres autres que ceux de la productivité et de la consommation peut-il résister aujourd’hui à l’offensive culturelle - mais aussi économique et politique - de l’Occident ? Il ne s’agit pas là de questions désintéressées, il ne s’agit pas non plus d’organiser un WWF pour les survivants des cultures non productivistes, financé par les visites guidées des touristes des pays “développés” (même si cela pourrait bien être une astuce splendide des lois du marché). Le problème n’est pas archéologique, mais politique. En effet, si le modèle culturel et la forme de vie de l’Occident ne sont pas généralisables, comme beaucoup l’affirment, si l’idée d’étendre les niveaux de revenus et de consommation de l’Occident à toute la planète est une utopie dangereuse, nous devons nous poser la question suivante : la protection des modèles culturels non productivistes relève-t-elle une nostalgie irréaliste, ou n’est-ce pas plutôt le problème fondamental que devra affronter l’humanité dans les décennies à venir ? »

Franco Cassano, La pensée méridienne, L’Aube


Du Vésuve
dans le moteur des chômeurs

C’est entendu, Naples, plus encore que Marseille, est un spectacle. Le peuple y joue, en continu, la farce de l’amour fou, la tragédie de la contravention, la comédie de la dispute, la poésie de la contrebande. Régis Debray, dans Contre Venise (Gallimard), l’a asséné. L’artiste Ernest Pignon-Ernest, avec ses interventions collées à même les murs de la ville, a joué quelques beaux actes de la pièce. Mais ça n’est pas tout, car les vicoli, ces ruelles pentues de Naples où le linge dresse encore et toujours de subtils écrans, restent aujourd’hui le théâtre d’une superproduction qui tient la ville en haleine depuis deux générations au bas mot et dont les acteurs se dénombrent par dizaines de milliers. « Touriste, souviens-toi, interpelle un des « chômeurs organisés » du premier mouvement napolitain - les « 700 » - au milieu des années soixante-dix. Et ne te chagrine pas le jour où, toi qui viens de très loin pour visiter les monuments en ruines que nous avons rénovés, tu te rendras compte que, bien qu’il ne pleuve pas, les pierres, remises par nous, sont toujours mouillées. Ce n’est ni la pluie d’hier, ni celle d’aujourd’hui, ce sont les larmes amères des chômeurs organisés qui ont laissé l’empreinte de leur douleur. Et alors tu comprendras que cela aussi fait partie des monuments et de notre histoire. »

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Chômeurs, faites gaffe ! - quelques tracts de la Coordination de lutte pour l’emploi

Tout commence pendant l’hiver 1974, dans le quartier de San Lorenzo. « A l’intérieur de l’agence de placement des chômeurs, la gestion était complètement clientéliste, raconte Raffaele Piccolo, leader historique des mouvements de chômeurs organisés et aujourd’hui encore responsable de la Coordination de lutte pour l’emploi. Pour avoir une chance d’obtenir un emploi, il fallait être membre de la Démocratie chrétienne. Du coup, à quelques-uns, les chômeurs ont décidé de faire des permanences sur le trottoir et d’organiser des listes de chômeurs, indépendantes des partis et des syndicats, pour accéder à un véritable emploi. » Rapidement, ces listes s’allongent, les cortèges enflent et les comités de chômeurs organisés essaiment dans tous les quartiers de la ville. « L’emploi à ceux qui luttent parce que la lutte produit l’emploi » : ils tiennent leur slogan. « On ne pouvait pas faire grève, témoigne un vétéran de cette guérilla, on ne pouvait pas bloquer notre usine. Notre usine, c’était la rue, et comme les ouvriers arrêtaient la production, nous, nous arrêtions le trafic. » Et parce que le trafic, c’est essentiel à Naples, une vague de chômeurs est, au bout de ces premières batailles, embauchée par la municipalité, sur les chantiers de restauration du patrimoine. C’est sur l’écume de cette première vague que les enfants surfent encore aujourd’hui.

Bon an mal an, le mouvement se renouvelle ; ceux qui partent travailler sont remplacés par leurs cousins, leurs filles ou leurs voisins. L’argent nécessaire à la propagande vient à manquer ? Dario Fo, nobelisé depuis, et sa femme, l’actrice Franca Rame, donnent des spectacles et répartissent les bénéfices entre les chômeurs napolitains et le Soccorso rosso, l’organisation d’avocats qui défendait les prisonniers « politiques » de la gauche extra-parlementaire italienne pendant les années de plomb. Quand les militants les plus en pointe sont raflés et incarcérés pour « actes de subversion », de gigantesques manifestations exigent leur libération immédiate.

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A tous les coins de rue, les affiches faites à la main, écrites rouge sur blanc par les chômeurs napolitains, photo de Thomas Lemahieu

S’arrachant à l’économie parallèle, celle des petits arrangements avec la légalité, les militants ruent dans les brancards du chômage endémique et exigent, pour chacun, un emploi sûr, stable et utile. Tout comme ils refusent de se prêter au jeu du clientélisme, ils dénoncent les malversations et les magouilles des puissants de tout poil. C’est même devenu, pour eux, une habitude faite vertu : ainsi, en arrivant à Ponticelli dans le petit local de son collectif, Pasquale Visconti pointe naturellement du doigt les logements, truffés d’amiante, reconstruits à la hâte après le tremblement de terre du 23 novembre 1980. « Pour les pots-de-vin, ça a été un modèle du genre, précise le militant. Juste après le tremblement de terre, ici, y avait tout le monde, les hommes politiques véreux, la Camorra, les chefs d’entreprise avides, etc. Ils se sont partagé le gâteau, ils ont reconstruit n’importe comment et puis ils se sont envolés. Depuis vingt ans, les gens qui habitent dans ces baraques respirent l’amiante. »

C’est donc ici, dans la banlieue de Naples, que le Mouvement de lutte LSU (du nom des contrats précaires de la fonction publique, « lavoro socialemente utile », soit « travail socialement utile ») tient ses réunions. Au mur du local, un tableau fait le décompte des procès à venir - une bonne dizaine avec une centaine de militants poursuivis au total. A côté, des images retracent l’histoire du groupe : du Mouvement de lutte pour l’emploi au Mouvement de lutte LSU, l’iconographie reste la même. Dans la pièce, tous sont d’anciens chômeurs organisés, passés par des cours de formation sans réels débouchés et embauchés, depuis 1997, pour un salaire de misère - autour des 2 500 francs - dans les services communaux ou régionaux. La ville de Naples emploie 5000 « LSU », et la région, plus de 30 000. Ils font le même travail que les fonctionnaires titulaires, mais n’ont aucune protection sociale, aucune garantie de conserver leur poste. « Les LSU ont été créés comme amortisseur social, s’indigne Maria Pia Zanni. Mais ça n’a jamais fonctionné, car notre statut, c’est une forme de travail au noir légalisé. Nous revendiquons un emploi stable dans l’administration publique, et pas dans le privé. La plupart d’entre nous ont déjà donné : en étant licenciés des grosses industries, ils ont déjà payé le prix de la crise. »

A Naples, les larmes des chômeurs se sont, au contact des mouvements sociaux, transformées en lave. En réclamant des emplois stables dans une administration publique efficace, c’est toute la société - ils disent « classe ouvrière » - qu’ils défendent. « Malgré une répression féroce, en vingt-cinq ans, tous ensemble, nous avons réussi à arracher 40 000 emplois, avance Raffaele Piccolo. La lutte a payé, la lutte paie, la lutte paiera. »

À mort
la mort des traditions

Qu’est-ce qui différencie une insulte d’un bijou ? A Marseille, parfois, rien. Dans les coupe-gorge ravalés et « si authentiques » du Panier - il y a quelques années encore, au grand dam des habitants de l’endroit, le conducteur du petit train conseillait aux touristes de « bien tenir les sacs à main » -, deux minots s’engueulent copieusement. Ici, la joute verbale tient souvent lieu de pugilat. D’abord un mot, ou deux, pas plus - de petites claques pour l’échauffement -, puis un sujet collé à un verbe - des coups de poing dans le gras du ventre -, et, à mesure que le ton monte, la phrase s’enrichit, jusqu’au coup de massue : « Va sucer les os de tes morts, figure de poulpe ! » lance, impérieux, l’un des mômes. Tous les fantômes passent, et piétinent le second gamin, resté bouche bée, souffle coupé.

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Dupain, photo de François Poulain (Virgin)

Sucer les os des morts, les dépoussiérer avec minutie, arroser les racines des villes et cultiver toutes les herbes, surtout les plus folles, les trois copains de Dupain, qui viennent de sortir un disque en occitan tout entier consacré à l’usine, ne font pas autre chose. « Les pouvoirs veulent nous faire croire, dénonce Sam Karpienia, chanteur du groupe et rejeton d’un couple d’ouvriers normands immigrés à Marseille, que tout le monde, aujourd’hui, parle avec l’accent pointu et travaille sous les néons dans l’air climatisé des bureaux. Qu’on arrête de nous montrer comme un modèle absolu les golden boys des start-up ! Des gens qui font avancer la société eux aussi, j’en connais plein : ils triment dans les usines, ce sont des ouvriers étrangers ou français, ils ont souvent l’accent marseillais et, de temps en temps, ils parlent même en occitan. » Il y a quelques années, le Massilia Sound System, qui a décidément ouvert bien des voies sur la scène phocéenne, chantait : « Et s’il faut choisir des héros, alors choisissons les métallos / Il faut des métallos, moins de pédalos / (...) A Toulon, à La Seyne, à Marseille, c’est toujours le même topo / Dans la foire européenne on tient le stand des rigolos / Il paraît que notre richesse, c’est avant tout la météo / Pensez, de mai à octobre on se balade tous en maillot / Ça attire les ingénieurs, ils y installeront leurs labos / Ça c’est des consommateurs, ça c’est des gens bien comme il faut / On va leur faire des boutiques et des cinés et des expos / A la place des fabriques, avouez que ce sera plus beau / Nos minots seront plagistes ou iront bosser chez McDo. »

Ensevelie sous les monceaux de pagnolades - cultivées par les Marseillais eux-mêmes, ou non : là n’est pas la question -, liquidée par les images uniques de la télévision, évacuée d’un revers de main par les bonnes consciences d’un Sud qui veut frénétiquement oublier, la culture populaire et, en particulier, ouvrière brûlerait ses dernières cartouches. « On chante des histoires de gens dominés dans une langue dominée », synthétise Sam Karpienia.

Dressant des tableaux d’usines anthropophages - « Faudra pas la ramener quand tu seras dans son ventre / Mâché comme de la viande / Il faut que les cheminées vomissent » -, la plupart des textes, œuvres de libertaires et de marxistes marseillais, ont été exhumés par Claude Barsotti, le chroniqueur occitan de La Marseillaise. Un drôle de grand bonhomme, descendant d’anarchistes italiens qui ont toujours voté communiste tout en refusant de prendre la carte au Parti, spécialiste autodidacte de la chanson de la ville, scrutateur, depuis des dizaines d’années, de ses évolutions sociales. « A la différence des colonies, par exemple, Marseille n’a jamais été soumise par la capitale, explique-t-il. On a l’égalité politique, mais on se trouve toujours en infériorité culturelle. Ce n’est pas toujours exprimé, c’est plutôt de l’ordre du ressenti. Comme si, à l’aliénation proprement ouvrière, se superposait une aliénation culturelle. » Pour la nostalgie d’un éden perdu - « Ah ! la marchande de limaçons », « qu’elle était belle, ma pastorale ! » -, adressez-vous au guichet d’extrême droite. Pour l’occitano-léniniste Claude Barsotti, toute tradition n’est pas bonne à prendre juste parce qu’elle est traditionnelle. « La véritable tradition n’est pas figée dans l’exaltation d’un passé très passé ; elle est en plein dans la vie, dans la mémoire et dans le futur... »

En inventant une musique proprement inouïe - mélange de tarentelle, de flamenco et d’électronique -, les Dupain font bien plus qu’illustrer cette conception artistique et politique au sens large ; ils la refondent. « Vis-à-vis de la musique populaire, il faudrait, nous dit-on, avoir une démarche de conservation fidèle, observe Pierre-Laurent Bertolino, qui fait tourner la vieille de roue dans le groupe. La jouer absolument comme ceci, et pas autrement... Nous, on refuse d’appliquer ces consignes. On ne joue pas la musique populaire comme la musique savante. Ces chants-là n’ont pas à entrer au musée. Ou alors, c’est leur deuxième mort. » A l’image des Napolitains Daniele Sepe et ‘E Zezi, qui leur ont d’ailleurs proposé de constituer un « réseau méditerranéen des groupes post-industriels », Dupain suce les os des morts, de tous les morts d’où qu’ils viennent, mais c’est pour mieux les ressusciter, et pour, avec eux, faire « bouléguer » tous les vivants. L’objectif n’est pas de se retrancher frileusement derrière ses frontières, de se barricader dans une identité géographique, mais de tisser des réseaux afin de préserver et réinventer, partout, une musique qui vienne de la rue, loin des standards commerciaux imposés d’en-haut par les majors du disque.

Lui derrière, tous devant
et vice versa

« Et un, et deux, et trois... » L’Olympique de Marseille rencontre le PSG ? « ...mille francs ! » Perdu : nous sommes, sur la Canebière, dans les rangs d’une manifestation de chômeurs réclamant la prime de 3 000 francs, dite « prime de Noël ». Question de repêchage : où peut-on entendre « Aqui se queda la clara / la entrañable transparencia / de tu querida presencia / comandante Che Guevara » ? Trop simple : cette fois-ci, c’est sûr, ce sont les privés d’emploi qui, entre Motivés, de Zebda, et Eclater un type des ASSEDIC, d’Akhenaton, honorent la mémoire du révolutionnaire. Encore raté - ça n’est pas à exclure, loin de là, mais ce n’est pas le cas. Alors, ça ne peut être qu’au Perroquet bleu, ce bouge de l’Estaque filmé par Robert Guédiguian dans A la vie, à la mort, où une strip-teaseuse sur la fin se défroque machinalement au son de vieilles rengaines cubaines. Game over. Nous sommes au stade San Paolo de Naples ou au Vélodrome de Marseille - et ça change des saluts fascistes sur d’autres terrains italiens ou français. On devrait le savoir, à force : la circulation est, à l’ombre du Vésuve, un art de vivre ; la déviation et le détournement marseillais, des états d’esprit. Dans ces ports de la Méditerranée, où les échanges commerciaux remontent à la nuit des temps, tout est perméable, rien n’est à l’abri d’une contamination.

Dans cette joyeuse confusion des sentiments, les footballeurs peuvent bien en une nuit devenir des demi-dieux. A la veille de la première victoire du championnat par le club napolitain, en 1987, l’effigie de Diego Maradona trônait, entre l’encens et les bougies, dans toutes les églises de la cité ; à Notre-Dame de la Garde, sur les hauteurs de Marseille, un fidèle remercie la Bonne Mère avec un ex-voto sur lequel les têtes des apôtres ont été remplacées par celles des joueurs de l’OM, champions d’Europe en 1993.

Et les meneurs des mouvements de chômeurs, ils ne seraient pas un peu demi-dieux par hasard ou par nécessité ? Non, trois fois non, ils n’aimeraient pas, vraiment. Rois sans palais, papes sans lieux de cultes, seigneurs sans terres, ambassadeurs sans nation, le Napolitain Raffaele Piccolo, de la Coordination de lutte pour l’emploi, et le Marseillais Charles Hoareau, des comités CGT chômeurs, ne passent jamais inaperçus dans les ruelles, dans les quartiers. Il ne faut pas croire ceux qui disent qu’il n’y a pas de vagues en Méditerranée. Sac et ressac : les militants les plus impliqués protègent tout le monde et tout le monde les protège.

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Un mot de soutien de Charles Hoareau à une famille de la Savine

Toujours au four et au moulin, Raffaele Piccolo et Charles Hoareau s’interposent, occupent les logements, défendent la veuve et le sans-papiers, passent des coups de fil pour suspendre des poursuites iniques, gagnent des droits pour tous ; et dès qu’on leur cherche des poux, c’est leur empire de « sans-grade » qui contre-attaque. « Quand la police a fermé le siège du comité des Banchi Nuovi et arrêté tous les leaders du mouvement, toute la population du quartier, postée aux fenêtres, a largué, sur les têtes des flics, tout ce qui passait sous la main », raconte Tonino « Lotta Continua ». Au dernier procès de Charles Hoareau en décembre 1999, une petite foule compacte et bigarrée était venue le défendre. Des Comoriens, des Gitans, des Beurs et d’autres Français, et, parmi eux, le président de l’association des commerçants des quartiers nord. « L’avantage d’être reconnu, c’est qu’à Marseille je ne paie jamais le taxi », glisse avec malice le responsable de la CGT chômeurs.

Mais tout cela ne va pas sans mal, et le mouvement requiert une attention de tous les instants. « La confiance des dizaines de milliers de personnes qui luttent pour leur droit, cela se gagne par le travail qu’on fait depuis des années, estime Esther, Marseillaise d’AC !, passée un temps par la CGT. Les chômeurs ne sont pas rassemblés à un endroit précis, comme les salariés dans les boîtes. Le comité de chômeurs de la CGT a réussi à les mobiliser petit à petit. C’est à mettre à leur crédit. » Rodée dès les balbutiements, à la fin des années quatre-vingt, lors de la révolte sur le chantier naval de La Ciotat, la forme de mobilisation n’a pas changé. « On va chercher les gens là où ils sont, rappelle Charles Hoareau. Dans les cités, dans les quartiers. On fait du porte-à-porte. Nous sommes des curés laïcs : quand les copains ne viennent pas à la réunion, on leur téléphone, on leur dit que ce n’est pas grave, et la fois suivante, ils viennent. » Comme leurs homologues napolitains, les chômeurs en lutte marseillais privilégient toujours la confrontation physique à la pétition de principe. Sur les sans-papiers comme sur l’emploi. « On doit faire œuvre utile, explique Charles Hoareau, en charge du plus gros syndicat - en nombre de militants - du département. La prime de Noël, c’est accessible ; l’UNEDIC, c’est vachement plus loin. Or, c’est parce qu’on gagne des combats concrets au quotidien qu’on gagnera sur l’assurance chômage. » La véritable contamination méditerranéenne est là, dans ce proche et dans ce lointain.

Flux et reflux

« Aujourd’hui qu’en est-il de Marseille ? En 1993, c’est la crise, dit-on. Et en effet, elle est là, cette dépression économique qui travaille et taraude la ville, mais plus subtilement si Marseille ne sait plus bien où elle en est, si elle s’inquiète et se cherche, c’est que ce Sud dont elle était le Nord jusqu’ici, se retire tandis que le Nord dont elle était le Sud se détourne d’elle pareillement, la laissant en rade. N’est-ce pas comme si Marseille se trouvait au centre d’un double mouvement de retrait ? Comme si deux mers vivifiantes - méridionale et septentrionale - qui longtemps l’avait baignée étaient à marée basse maintenant ? Comme si les flux nourrissiers s’éloignant, ne laissaient plus comme traces - signes rémanents de leur présence ancienne - que des rebuts disparates : résidus ébréchés, désarticulés et vides de sens. Au Sud comme au Nord, le temps de l’abandon sont annoncés depuis longtemps. Marseille se retrouve solitaire. »

Alain Medam, Blues Marseille, éditions Jeanne Laffitte


Sang, sueur,
tomates et mozzarella

Un jour, ils n’ont plus eu à partir pour Milan ou Turin, pour la Belgique ou l’Amérique. On leur a construit un bel enfer à domicile, moderne comme tout, avec feux, fracas et fumées. Ça allait régler la « question méridionale ». Ils étaient des paysans à la petite semaine, il fallait qu’ils quittent les champs et rentrent dans les usines. C’était le progrès. Alors, entre la mer et le Vésuve, à Pomigliano d’Arco par exemple, les capitalistes ont établi à la fin des années soixante des industries lourdes de l’automobile et de l’aéronautique : Alfasud, Fiat et Alenia. Les bureaux d’embauche ne désemplissaient pas. C’était l’âge d’or. Il n’aura pas duré plus d’une décennie. Aujourd’hui, les vagues de licenciements s’abattent drues et les ouvriers retournent à un monde perdu, aux terres qu’ils n’ont plus. La condition ouvrière et le conditionnement industriel ont tout laminé, ou presque. Cette industrialisation furieuse, à marche forcée, a ratissé l’histoire et broyé les identités.

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Daniele Sepe, photo de Gianni Comunale

Joueur de divers instruments à vent, impoli diplômé du conservatoire de Naples, capable de dénicher une tarentelle calabraise et de l’enchaîner, sans heurt aucun, avec des airs irlandais, des sambas brésiliennes, du free-jazz ou du bal tzigane, Daniele Sepe ne sépare pas les changements sociaux des musiques elles-mêmes.

« Comment faire de la musique traditionnelle quand, en réalité, les moments consacrés à cette activité dans la vie des gens n’existent plus ?, interroge-t-il. Jadis, la musique populaire était liée à des fêtes comme l’Epiphanie, Pâques ou le carnaval, à la saison des semences ou celle des récoltes, aux travaux collectifs de la terre, aux rythmes de l’agriculture. A présent que les aubergines poussent en serre à toutes les périodes de l’année, ça n’a plus grand sens. Chaque soir, quand il rentre à la maison, qu’est-ce qu’il fait, l’ouvrier ? Il se met un disque de Daniele Sepe avec de la musique traditionnelle ? Non. Il lit les livres de Cesare Pavese ? Tu rêves ! Il va au cinéma voir les films de Nanni Moretti ? Non plus. Il est épuisé, à bout de forces, la tête remplie des berceuses de la chaîne de montage. Tchac, boum, boum, tchac ! La musique traditionnelle telle qu’on la représente couramment, est morte, c’est tout, elle ne reviendra jamais. »

Irrité par une forme de nostalgie qu’il identifie chez certains intellectuels « de gauche », Daniele Sepe force le trait. « La musique, ou elle est belle, ou elle est laide. Et ce n’est pas parce qu’elle vient de tel endroit plutôt que de tel autre, que ça lui donne une qualité intrinsèque. Pour la mozzarella, en revanche, l’origine est vraiment une question à prendre avec le plus grand sérieux. Mieux vaut ne manger que celle faite ici, à Naples. » Au milieu des années soixante-dix, à Pomigliano d’Arco, alors qu’il avait à peine quinze ans, le génial musicien jouait de la flûte avec une petite dizaine de travailleurs de l’Alfasud, qui avaient décidé de construire une citadelle ouvrière à l’extérieur de l’usine. Cette citadelle contre l’exploitation et l’oubli, c’est ‘E Zezi. « Le groupe est né comme un exutoire à notre situation, raconte Antonio De Falco, l’un des fondateurs avec son frère Angelo. Notre unique lieu de distraction, c’était de nous retrouver “à l’angle”, en fait devant un petit mur d’une rue de Pomigliano, où on ne parlait que de football. Ce n’est pas que le football ne nous plaisait pas, mais on se sentait bloqués. Avec ‘E Zezi, notre journée devenait tout d’un coup plus pleine, parce qu’on répétait presque tous les jours jusqu’à minuit. » A la différence des gamins algérois, de l’autre côté de la mer, qui, adossés, « tiennent les murs » toute la journée et qui, selon le mot de l’humoriste Fellag, « habitent dans leurs vêtements et regardent passer la vie », les Zezi, qui, en vingt-cinq ans, ont compté dans leurs rangs plus de cent cinquante musiciens, se mettent, dès l’origine, au service du mouvement.

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Le groupe ’E Zezi en 1987, photo de Patrizio Esposito/L’Alfabeto Urbano

« Nous faisons des chansons gonflées du sang et de la sueur des paysans comme des ouvriers », lance gravement Angelo De Falco. Le groupe dénonce la précarité galopante dans les boîtes, remet à sa sauce les chants des cueilleurs de tomates sous-payés par des patrons camorristes, perpétue la mémoire des douze paysans morts dans l’explosion de la fabrique de munitions où ils étaient arrivés deux semaines plus tôt. Mais l’activisme, chez les Zezi, ne va jamais sans la dérision. « La fantaisie... », prononce goulûment Angelo. Ils se déguisent en zapatistes, travestissent le gentillet O Sole mio en révolutionnaire Bandiera rossa, maquillent en gigantesque carnaval les manifestations des « chômeurs organisés » napolitains. Tout est là. Entre Naples et Marseille, dans ces frôlements entre l’art et le travail, c’est, au-delà de la beauté du geste, une alternative au terrorisme de la comptabilité, aux lois d’airain de la compétition mondiale que, dans nos pôles Nord de prescience, il faut désormais apprendre à rechercher.

Thomas Lemahieu

Notes, liens, livres, disques et images :
* Qu’il soit permis avant tout de remercier, pour ses précieuses informations préalables à ces reportages, Maria-Teresa Pignoni, sociologue, auteur, avec Didier Demazière, de l’excellent Chômeurs : du silence à la révolte (Hachette Littératures, 1999) - à lire pour comprendre l’irruption sur la scène publique des organisations qui luttent contre le chômage et pour un revenu décent -, et fine connaisseuse des mouvements napolitains et marseillais.
* On trouvera une passionnante histoire du premier mouvement de chômeurs organisés napolitains, écrite par les protagonistes eux-mêmes, dans : Fabrizia Ramondino, Ci dicevano analfabeti : il movimento dei disoccupati napoletani degli anni 70, éditions Argo, Lecce, 1998.
* Côté marseillais, Charles Hoareau, leader des comités Chômeurs-CGT, a publié quelques livres : le premier - La Ciotat, chronique d’une rébellion (Messidor/VO éditions, 1992) - est le journal de la fermeture du chantier naval et de l’aventure combattante qui s’en est suivie. Singulier retour d’un aller de sans-papiers, à l’instar du film de Jacques Kébadian (D’une brousse à l’autre), Toubabs et immigrés, son dernier livre aux Temps des cerises (1999), raconte un voyage au Sénégal.
* A la recherche d’une « pensée du Sud », alternative au modèle unique mondial, aux marges de l’idée bonne et belle de l’Occident, on lira les livres de Franco Cassano : La pensée méridienne aux éditions de l’Aube (1998) et La Méditerranée italienne chez Maisonneuve & Larose (2000). Et plus largement, L’autre cap de Jacques Derrida aux éditions de Minuit (1991).
* Au comptoir du bon son marseillais, on s’oriente bien sûr les yeux fermés vers L’Usina de Dupain (Virgin), mais aussi vers Gacha Empega (L’Empreinte digitale, distribué par Harmonia Mundi), le groupe de polyphonies marseillaises dans lequel chante aussi Sam Karpienia. Les ancêtres du Massilia Sound System ne sont pas à négliger : leur dernier disque - 3968 CR13 chez Adam/Scalen - est de loin le plus abouti.
* Partie de Naples pour explorer le monde entier, la musique de Daniele Sepe mérite vraiment - c’est peu de le dire - l’effort consacrée à la dénicher : ses disques, publiés notamment par le quotidien communiste Il manifesto, sont peu, ou pas, distribués en France, mais on peut les acheter chez n’importe quel disquaire en Italie ou encore les commander sur le Net. Si on veut, on peut même en parler directement avec lui à partir de son site web. On ne recommandera jamais assez les disques Vite perdite, Spiritus mundi, Lavorare stanca, Conosci Victor Jara ? et la compilation Viaggi fuori dai paragi. Pour ‘E Zezi, eux aussi édités par le Manifesto (Tammuriata dell’Alfasud et Zezi vivi), la difficulté est la même. Un disque signé par le groupe fantomatique Spaccanapoli - nom qui dissimule quelques anciens Zezi et des jeunes musiciens professionnels napolitains - est sorti cet été sur le label mondial Real World, dirigé par Peter Gabriel : on y trouve de nombreuses compositions des Zezi (Pummarola Black, Sant’Anastasia, Vesuvio et O’Munachino, par exemple). Mais en préférant l’original à la copie, on lutte aussi contre la pasteurisation des musiques du monde et on encourage les vrais Zezi dans leur lutte contre le vol de leurs chansons. On peut commander quelques disques d’E Zezi et de Daniele Sepe sur le site du Manifesto.
* Enfin, ceux qui voudraient partir tout de suite dans les rues de Naples peuvent suivre les pas du photographe Ettore Malanca sur le site Amnistia.

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Travail / Chômage
Italie
Musique
Périphéries, novembre 2000
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