Périphéries

Les Fabulous Trobadors, rappeurs occitans

« La musique ne dit pas les choses, elle les fait »

Rappeurs occitans, tiers-mondistes, « démocrates pluriels », les Fabulous Trobadors n’en finissent plus d’exhorter tous les quartiers du monde à d’exubérantes prises de conscience. A contre-courant des reculades et des renoncements de chaque jour, il appartient à chacun, clament-ils, de faire de sa ville, loin des disneylands aseptisés, « le plus beau park » -titre de l’une de leurs chansons. Porte-drapeau d’une musique qui n’existe pas sans engagement et d’un engagement qui n’existe pas sans musique, Claude Sicre et Ange B. réfléchissent pour nous aux rapports entre musique et société, du rap aux musiques du monde, en passant par la chanson française. Propos mêlés.

« C’est dans la musique que les grands changements de société s’inscrivent en premier lieu. Depuis longtemps - depuis le rock, en tout cas - la musique est ce qui structure l’esprit des nouvelles générations. La musique ne dit pas les choses, elle les fait. La musique fait des solidarités et des exclusions. Elle rassemble, révolte ou crée des modèles. La musique synthétise le mieux, projette le mieux, fait exister le mieux. C’est le rap qui a créé la banlieue, ce n’est pas la banlieue qui a créé le rap. Le surgissement des banlieues n’est pas dû aux MJC, aux ZEP, aux ZUP, au théâtre populaire, aux plans économiques ou aux politiques de la ville. Le concept moderne de banlieue, c’est le rap qui l’a fait naître. Avant, le concept de banlieue, c’est un concept de sociologues, d’une niaiserie infernale. Les banlieues qui prennent la parole et s’insurgent contre la société française, c’est le rap. A ce titre, les hommes politiques seraient bien avisés d’essayer de comprendre ce qu’est la musique ; ils y verraient beaucoup de leur avenir. Vers 1985, alors que le smurf et le break débarquaient en France, Jack Lang cherchait des groupes de rock immigré seconde génération, comme Carte de Séjour, avec Rachid Taha - je le sais, parce qu’à l’époque, les gens du ministère s’étaient adressés à moi. Pendant qu’ils couraient après le rock beur, le rap explosait. Si Jack Lang avait vraiment écouté la musique des cités, il aurait compris ce qui allait se passer dix ans plus tard. Il ne serait pas en train d’essayer de se replacer avec la techno et tout ça. Les émeutes étaient inscrites dans le modèle américain. La musique, elle dit avant.

Le rap est un vrai bol d’air pour la musique française. Encroûtée dans son idée du XIXe siècle de la poésie, avec un petit sous-traitage post-surréaliste, la chanson française est figée comme ce n’est pas possible. Après l’échec du free, le jazz sert dans les conservatoires. Dans ce contexte, l’enracinement définitif du rap dans le paysage musical français reste une bonne chose. Ça apporte le sang neuf des jeunes issus des différentes communautés et - ce qui n’est pas négligeable - ça donne à ces jeunes, longtemps occultés, l’occasion de passer sur les écrans de télévision. Le rap, c’est un bol d’air, mais pour nous, ce n’est pas le plus grand bol d’air. Le plus grand bol d’air, ce sont les musiques du monde. Ce sont elles qui apportent de la fraîcheur musicale au monde, à travers d’autres idées, d’autres philosophies. Elles apportent d’autres relativités, d’autres histoires. A un certain moment, le rap, au niveau occidental, fait une petite révolution parce qu’il prend les choses frontalement. Les musiques du monde, elles, sont dans la pluralité. On ne peut pas construire un front commun avec de telles disparités. On espère qu’on pourra, on y travaille, mais pour le moment, c’est difficile... Le rap, à un moment, a pris le micro pour être ce langage, non pas du tiers-monde, mais d’un monde occulté, avec une unité. Il a mis une unité face à l’autre musique.

« Les NTM sont cent fois plus français que nous »

Sa faiblesse, c’est qu’il ne peut pas et ne pourra jamais positionner la musique venue de France au niveau mondial. Là, les rappeurs français, zéro. Ils n’arrivent à rien du tout. Grâce à l’Amérique, sur les modèles américains, le rap français truste le commerce intérieur. Au niveau mondial, le rap français est extrêmement provincial. Le genre ne va pas se renouveler en France.

Aujourd’hui, le rap a prouvé sa force démocratisante. Doc Gynéco passe à la télé avec des minettes blondes. C’est une intégration spectaculaire et donc, derrière, une intégration réelle. C’est sûr, on peut déplorer qu’il y en ait un qui gagne des millions et 500 000 qui ne gagnent rien, mais c’est un autre problème. Il y a une prise de parole, donc une place dans la société pour les communautés représentées par les rappeurs. Seulement, à côté de l’enjeu démocratique, il y a un autre enjeu : l’enjeu de la pluralité. Sur ce front-là, rien ne se passe. De l’extrême droite à l’extrême gauche, la France est terriblement nationaliste : on rêve d’intégration dans le modèle français. On porte aux nues Solaar parce qu’il reprend Gainsbourg et peut-être parce qu’il lit Villon. Il est évident que les NTM sont cent fois plus français que nous. Pour moi, le rap français est presque gaulois : il est très français dans son inspiration idéologique et dans ses textes.

Dans la musique, il y a des combats, entre générations, entre différentes couches sociales. Il y a des combats géographiques, aussi. Pour le rap, entre Paris et Marseille. Entre Paris et province, ça fait 100 ans que la musique est un combat, une bataille, une guerre jamais déclarée comme telle. Quand tu prends l’histoire de la chanson française, on le voit : comment des armées ont été dépêchées pour casser tel ou tel truc. Les professeurs, on les a envoyés au combat pour Brassens. Il n’y a pas eu d’ordre de mission. Ça s’est fait par petits colloques à l’Education nationale, chez les inspecteurs. Ils détestaient Brassens, et puis quelqu’un leur a dit : “Brassens, les textes quand même, à côté du yé-yé.” On va pouvoir continuer à vendre nos petits trucs de professeurs : les “i” qui font la joie et les “ou” qui font la noirceur. On peut continuer, avec quelque chose de musical, de démocratique. Il faut sauver les meubles, sauver la France, sauver la pensée française, la parole française, le français, en pleines années rock, face à ces jeunes qui crient “yeah, yeah !”, qui sont de pâles imitations de l’Amérique. Il y a toutes sortes de combats, jamais déclarés comme tels, parce que cela se fait petit à petit.

« Les jeux de mots Solaar/Gainsbourg,
quand j’en trouve, je les mets au panier »

Nous, il y en a même qui ont essayé de nous opposer au rap. “Si vous n’aimez pas le rap, vous aimerez les Fabulous...” Certains journaux ont voulu faire de nous les Brassens du rap, à la limite. Il y a cette pensée en France qui veut qu’à un moment, il y en a marre, ça marche trop ce truc, il faut le contrecarrer, il faut se sauver. Ils sont mal tombés avec nous. Exploiter cette veine-là aurait été facile : il nous aurait suffi d’enclencher sur cette voie-là pour devenir les rois de la chanson française. On les a déçus. Ici, ils font des longs papiers sur les jeux de mots de Solaar. Les jeux de mots, ce n’est pas mon intérêt ; mon intérêt, c’est la musique. Les jeux de mots Solaar/Gainsbourg, quand j’en trouve, je les mets au panier. Je ne sais plus qui a fait un grand dossier sur les jeux de mots dans la chanson française, en citant : “Quand les tilleuls mentent...”. Moi, sincèrement, je pense à ce jeu de mots, j’ai honte.

Chez les rappeurs, il n’y a qu’IAM qui porte, à mon sens, une contradiction forte, en érigeant Marseille en capitale. A sa manière, IAM crée de la pluralité. Nous, les Fabulous Trobadors, sommes totalement marginaux en France. Pas seulement du fait qu’on est occitans et que ça nous donne un recul, mais aussi du fait que, pour nos textes, on puise l’inspiration dans le tiers-monde. On chante en occitan des textes inspirés de notre quartier et du tiers-monde : on n’est ni dans le rap, ni dans le ragga, ni dans les musiques du monde, ni dans le rock, ni dans la chanson française. On est martiens. On a choisi une posture à part : radicalement démocratique, radicalement pluraliste. Notre musique fait l’union totale entre les deux. La démocratie n’avance que si la pluralité avance. Et la pluralité n’avance que si la démocratie avance. Si on ne tient pas les deux, on est ruiné. »

Propos recueillis par
Thomas Lemahieu

Les Fabulous Trobadors, On the Linhà Imaginòt, Mercury/Polygram.

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Musique
Périphéries, février 1999
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