Périphéries

Les Fabulous Trobadors en villégiature dans le Pas-de-Calais

Terrains à bâtir

C’est un point sur la carte. Rikiki. C’est une sortie d’autoroute, que jamais personne ne semble emprunter. Le panneau, une aire de repos forcé, une coquille vide, échouée sur l’A1, un chemin qui ne mène nulle part. A la lisière du Pas-de-Calais et du Nord, au premier abord, Libercourt a une tronche de no man’s land, une gueule de province, peuplée de citoyens de seconde zone. Dérisoire, ridicule, minus. Trêve de didascalies, parce qu’au fond, ce soir-là, Libercourt n’est rien de cela. La tranquille bourgade a cessé de se perdre dans l’indécis. Le 31 octobre 1997, Libercourt est devenu une capitale.

Devant le complexe sportif Léo-Lagrange, ça chahute ferme. On se bouscule. Les coudes jouent à se dépasser. Devant-derrière, et retour. Le bal des bras cassés ne s’interrompt jamais. Casquettes vissées sur le crâne, les lascars du coin toisent les loustics de l’endroit. Juste pour rire, parce que, bon, la baston, c’est un peu cliché par ici... Des gosses s’agrippent aux épaules des pères. Les mères cancanent, histoire d’alimenter le tintamarre. C’est le grand soir. En ligne directe de Toulouse, sans escale par Paris, les Fabulous Trobadors chantent ce soir, et demain, la « Grande Révolution des Quartiers du Monde » éclate. Debout les morts !

Dans les vestiaires, droit dans ses baskets, Claude Sicre, chanteur-parolier des Fabulous Trobadors, s’éponge le front avec méthode. Alentour, l’avant-garde révolutionnaire, composée des jeunes stagiaires en écriture de Libercourt, fourbit la rime. Affûte, une dernière fois, le verbe. Dans son coin, la tête des Fabulous agite les coulisses. Socratique, Sicre est venu accoucher les consciences de soi. « La Grande Révolution des Quartiers du Monde, reliés entre eux par ce qu’on appelle la “Linha Imaginòt”, n’a qu’un objectif, explique Claude Sicre, sans élan. Nous souhaitons que partout, chez eux, les gens reconstruisent leur paradis - comme nous le faisons à Arnaud-Bernard à Toulouse -, échangent leurs savoirs sans interventions d’intermédiaires parasites, dans la logique de la plus grande démocratie et de la plus riche ambition culturelle. Dans notre mouvement, les gens ne sont pas jugés sur leurs projets théoriques, mais sur leurs réalisations concrètes, sur toutes leurs pratiques dans les moindres événements de la vie quotidienne. Tous les combats valent d’être menés, il n’y en a pas de plus petits que d’autres. Ceux qui ne sont pas révolutionnaires dans leur quartier sur les problèmes des ordures ne le seront jamais sur rien. C’est clair et net. »

Quatre fois un jour, à Libercourt, étalés sur quatre fois un mois, l’arithmétique est simple ; l’agit-prop des Fabulous Trobadors, itou. Par les yeux, les oreilles, les bouches, les nez et les mains des jeunes, qu’il a éveillés à l’écriture de chansons, Claude Sicre empile les sophismes, puis balaie, d’une claque, le frêle édifice. L’homme, vraiment phénoménal - à en croire les slogans entonnés dans les vestiaires - , dessille les regards. Regards sur soi, représentations de l’autre même. L’enracinement comme gage de dépaysement, et que ça saute tous les esprits de clocher. Dans les têtes des gamins, dès lors, une petite musique trotte. Le paradis n’est pas l’ailleurs/ Dont rêvent les voyageurs/ Il n’est pas l’au-delà/ Ni dans aucun autrefois/ Le paradis n’est pas demain/ Mais aujourd’hui entre tes mains/ Il est là où tu mets la marque/ De ta propre élévation/ Là où tu construis ton park/ Là où tu mènes ton action. L’action, c’est sur la scène, là-bas, au bout du couloir, qu’il s’agit de la mener. Hocine et Valérie fredonnent une compo. Claude Sicre, lui, s’efface. Son heure est proche. Aujourd’hui entre tes mains, qu’il disait.

Dans la salle, un bad boy armé d’une caméra vidéo filme l’arrivée du public, et interroge. « Si, un jour, vous aviez cent millions de dollars, vous feriez quoi ? » Un petit futé répond qu’il file le pognon au maire pour qu’il fasse des repas de quartier tous les dimanches. Peu à peu, la mayonnaise prend. Les spectateurs, jusque là clairsemés, se solidifient, soudain, en une masse compacte. « Vous êtes là, Libercourt ? » Sur scène, la vedette américaine parle en chtimi pour chauffer la salle. Hop ! les stars locales filent au micro, et commencent à débobiner leurs histoires. « Leurs » histoires, vraiment ? Il y a comme un paradoxe à écouter Gaëtan déblatérer contre les flics de sa cité, Hocine louer les tags dans le RER, Nadia et Valérie compter l’argent en dollars, etc.

« Venir ici organiser des stages, apprendre aux petits à écrire des chansons, c’est pas du tout notre boulot. Moi je l’avais fait que deux ou trois fois, avant de venir ici, à Libercourt, à l’invitation de l’association Culture commune. » A l’ombre de la scène, sur laquelle break-dansent des fillettes, Claude Sicre change de registre en un tournemain. Fêlure. C’est au tour du fondu de maïeutique de passer aux aveux. Trop fameuse histoire de l’accoucheur accouché. « L’image du Nord, ça n’est pas qu’un cliché. Dans cette région, il y a une misère culturelle invraisemblable. C’est comme ça. Je n’avais jamais vu une telle misère, avant de venir à Calais, il y a deux ans. Là, j’ai discuté un peu, et ça m’affolé. Les gens ne lisaient pas, ne sortaient pas de chez eux et surtout, ils ignoraient tout de leur propre Histoire. C’étaient des déracinés sans exil. Les gens sont chez eux, mais ce « chez soi » n’a pas de sens, puisqu’il est vide d’histoires. Les mines sont fermées, et personne ne semble vouloir en conserver la mémoire. Les gens d’ici veulent de l’ailleurs. Mais s’ils partent, je suis sûr qu’ils reviendront un jour et qu’ils se replongeront dans leurs histoires. »

Sous les vivats de la foule, Valérie et Nadia bissent leur hit, « 100 millions de dollars ». Sicre poursuit. « Pour nous, la problématique culturelle, c’est moins les racines que l’histoire des gens dans des lieux. Seul le particulier nous intéresse. Les racines n’ont pas de sens. Pour créer, il faut connaître son histoire, sa langue. Et bien sûr, c’est pas une question de fierté. On est contre toutes les fiertés, on voit où la fierté d’être né quelque part peut mener. Pas plus qu’il faut avoir honte de venir d’où on vient. C’est évident. Si les gens de Libercourt ne prennent pas la parole eux-mêmes pour raconter leur histoire, qui va le faire ? » Bravo. Le public salue les enfants de Libercourt. « La musique, ça doit servir à autre chose qu’à glorifier des individus. La musique doit se mettre au service de la communauté, servir à recréer des fêtes traditionnelles. Reprendre la parole contre tous les pouvoirs. »

Ça y est. Les Fabulous Trobadors entrent en scène. Ayez encore plus d’ambitions/ Ô cités qui m’écoutez/ Prenez en main votre destin/ Soyez géniales, originales/ Erigez-vous en capitales. A la scène comme à la vie, Sicre n’en démord pas. Peu importe s’il faut boire encore la ciguë. Son pari, peu le font. Le pari de la lutte.

Thomas Lemahieu

Sur le(s) même(s) sujet(s) dans Périphéries :

Musique
Périphéries, janvier 1998
Site sous Spip
et sous licence Creative Commons
RSS