Périphéries

Carnet
Février 2002

Au fil des jours,
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[23/02/02] « Les astronautes de qui ? »
L’Italie au Salon du Livre de Paris

Les uns après les autres, les journaux français tirent la sonnette d’alarme. Ils ont fait une découverte : Silvio Berlusconi est au pouvoir en Italie. Et il est dangereux, affirment-ils. Ce qui suscite cette vague d’inquiétude - ou plutôt, cette vague inquiétude -, c’est qu’il tient toutes les chaînes de télévision : outre celles qu’il possède, il s’apprête à mettre à sa botte la RAI, la télévision publique. Dieu sait quels forfaits cette mainmise sur les moyens d’information va lui permettre de commettre !

C’est oublier un peu vite que le magnat milanais ne contrôle pas que des chaînes de télévision : il contrôle un pays. Cela fait déjà neuf mois, depuis le joli mois de mai 2001, qu’il préside le Conseil des ministres italien. Et il a si peu chômé qu’on se demande bien comment cela pourrait être pire après la prise de contrôle de la RAI. En neuf mois, il a manifestement orchestré la répression sanglante de Gênes (un mort, UN MORT, quand même, des dizaines de manifestants torturés dans les prisons, des centaines de blessés), engagé la démolition pièce par pièce des droits des salariés et de la protection sociale (assouplissement du droit de licenciement, agences privées de placement pour les chômeurs, généralisation des contrats précaires), durci considérablement la législation sur l’immigration, tenté une réforme de l’école pour la transformer en outil de formatage au service des besoins immédiats des entreprises, privé de gardes du corps les juges anti-mafia, et, last but least, fait passer une kyrielle de lois protégeant ses intérêts particuliers.

En Europe et, singulièrement, en France, personne, ou presque, n’a manifesté contre ces crimes et délits - au sens premier des termes. Admirable raccourci : aujourd’hui, parce que quelques intellectuels et artistes français se mobilisent contre la nomination d’un proche de Silvio Berlusconi à la tête de la Biennale et de la Mostra de Venise, contre le dérapage d’un ministre qualifiant l’art contemporain d’« excrémentiel », on nous laisse entendre que l’Italie est foutue si on ne lui vient pas en aide pour contrer l’ascension du souriant milliardaire italien - par exemple à l’occasion du prochain Salon du Livre de Paris, dont l’Italie est l’invitée d’honneur. Comme si, en Italie, les opposants à Berlusconi avaient attendu pour relever la tête que la France, éternel pays des Lumières, leur tende la main...

Obnubilés par la « médiacratie » et par le « danger sur la culture » - dangers réels, évidemment -, les imprécateurs français qui, entre deux coupes de champagne, crieront « Résistons, résistons » lors du cocktail d’ouverture du Salon du Livre, ne voient pas qu’il existe en Italie des mouvements de résistance, minoritaires certes, mais dix fois plus puissants que ceux qui peuvent exister en France, par exemple. Des écrivains comme Erri de Luca ou le collectif Wu Ming, proches des Désobéissants (ex-Tute Bianche), mettent les mains dans le cambouis. Ils participent à cette résistance quotidienne - pas toujours spectaculaire - à Berlusconi, bien sûr, mais pas seulement : ils s’opposent activement à la mondialisation libérale, à ses causes, à ses conséquences. Ils font de la politique. On ne sait pas s’ils seront au Salon du Livre et, pour tout dire, on s’en fout. A la révolte de salon, on préfère la construction d’un mouvement de résistance à ce nouveau totalitarisme irréductible au seul visage maquillé de Berlusconi. A cet égard, les Wu Ming tracent dans leur dernière lettre de diffusion une voie captivante. En voici un extrait.

« Parmi les esclaves afro-américains, Malcom X faisait la différence entre les “noirs domestiques” (house negroes) et les “noirs des camps” (field negroes). Les premiers vivaient sous le même toit que leur patron ; leur mentalité était plus esclavagiste que l’esclavagiste lui-même ; ils parlaient de “notre plantation”, de “notre maison” ; ils s’inquiétaient quand leur patron tombait malade ; si un incendie se déclarait, ils déployaient toute leur énergie pour l’éteindre. Les seconds étaient exploités dans des camps ; ils haïssaient leur patron ; quand leur patron tombait malade, ils priaient pour qu’il meure, si la demeure prenait feu, ils priaient encore pour que le vent souffle plus fort. Reproposant cette distinction pour les Etats-Unis des années 60, Malcom X distinguait ceux qui parlaient de “notre gouvernement” et ceux qui disaient simplement “le gouvernement”. “J’en ai même entendu un qui disait "nos astronautes, racontait-il. Mais ce noir est un noir complètement fou !

On a beaucoup parlé de l’Italie comme d’un pays turbulent, ingouvernable de fait. A ce sujet, la gauche italienne a développé une attitude d’autoflagellation, de fascination pour des modèles extérieurs, de fétichisme justicier, obtempérant ainsi aux diktats du capital mondialisé. Mais que signifie être “ingouvernable” ? A notre avis, cela veut dire que, aussi bas que nous soyons tombés, il reste impossible de nous réduire comme les Etats-Unis ont été réduits. Voilà, ça c’est une société gouvernable où les “noirs domestiques” constituent l’écrasante majorité. En Italie, malgré tout, beaucoup de gens prient le vent de souffler plus fort et se foutent royalement de “nos astronautes”. Il y a un décalage persistant entre la représentation du pays et le pays réel. Plus que jamais en ce moment. Depuis si longtemps, on entend définir l’Italie comme “l’Amérique du Sud de l’Europe”. On utilise cette expression en lui donnant une connotation raciste, c’est-à-dire : nous sommes inciviques, républicains-bananiers, on se fait chier sur la tête par le premier caudillo venu. On oublie que l’Amérique Latine est, oui, un lieu de contradictions permanentes, mais aussi d’incessantes mitopoiesi [constructions de mythes (1)] de la gauche, que c’est un univers où les violences les plus atroces ne sont pas parvenues à couper les innombrables “fils rouges”. C’est un univers où la résistance continue underground et émerge dans des formes nouvelles, du zapatisme aux mobilisations pour le jeune Elian Gonzales, de la Colombie au cacerolazo [les concerts de casseroles] argentin. En Italie aussi, le mythe sédimente, comme en Amérique du Sud, et deviendra le levier pour sortir de l’impasse.

Ce qui est moche dans cette affaire, c’est que cette attitude d’autodénigrement s’est infiltrée, au moins en partie, dans la gauche antagoniste. On a tendance à mythifier les mouvements et les groupes d’Europe du Nord ou d’Amérique du Nord, qui ne réussissent pourtant pas à mobiliser le dixième de ceux que nous mobilisons nous.

En voyageant, on se rend compte que les camarades des autres pays regardent l’Italie avec stupeur. A part la tactique de “désobéissance civile protégée” exportée récemment avec un certain succès, il faut dire que :

- Gênes [300 000 manifestants] et la marche entre Pérouse et Assise [250 000 personnes contre la guerre en Afghanistan] ont été les deux plus grandes manifestations du mouvement sur la planète. A Seattle, il y avait 70 000 personnes et ça a été un choc. Pareil pour les 60 000 de Québec. A Londres et à Berlin, ils estiment que faire descendre 20 000 personnes dans la rue constitue un bon gros succès.

- Le New York Social Forum qui est en train de se constituer est composé de gens qui restent stupéfaits quand on leur parle des Forums sociaux (2) italiens, ceux qui, à nous, semblent parfois si peu de choses et ennuyeux à mourir.

- La mobilisation contre les centres de rétention pour immigrés “clandestins” se poursuit depuis des années dans l’Europe entière, mais personne n’est jamais parvenu à pénétrer dans un de ces centres et à le démonter pièce par pièce comme c’est arrivé récemment à Bologne.

- Dans aucun autre pays, les centres sociaux autogérés n’existent ni dans la forme que nous connaissons, ni avec l’impact sur le territoire que nous, de notre côté, considérons presque comme naturel. Là où ils existaient, comme en Allemagne et aux Pays-Bas, il y a eu un grand coup de balai. En Espagne, il y en a bien quelques-uns, mais sans l’influence culturelle des nôtres. Il y a deux ans, il n’y en avait qu’un seul à Londres, le 121 Centre de Brixton, et il était grand comme les toilettes du Leoncavallo (3).

On pourrait citer des dizaines d’exemples, tous pris au hasard ou presque dans l’histoire des cinquante dernières années. En Italie, 68 a duré plus d’un lustre. Il y a eu ici le plus grand parti communiste du monde occidental, et cela a signifié beaucoup de choses en bien ou en mal. C’est chez nous que se sont développés les travaux les plus novateurs du marxisme “hérétique” contemporain, qui ont pu éclore et - au moins en partie - réécrire le lexique de la politique.

Justement pour tenir en respect cette marée inquiétante, l’Italie est devenue - et c’est maintenant un stéréotype - le “laboratoire de la répression et de la prévention”, lieu où on expérimentait et où on expérimente les méthodes (voir la stratégie de la tension) qui seront ensuite appliquées dans le reste du monde.

A ceci, il faut ajouter le fait que, dans la phase actuelle, l’Italie se trouve être vraiment, mutatis mutandis, l’Argentine de l’Europe : un pays dans lequel le capital illégal a pris le dessus politiquement ; dans lequel les institutions (l’exécutif et la magistrature) sont en guerre entre elles, dans lequel à la crise de crédibilité et de confiance du gouvernement sur le plan international correspond une crise irréversible de représentativité de l’opposition au plan interne ; un pays paradoxal qui semble paradoxalement privé d’“alternatives” plausibles ; et dans lequel un mouvement de masse très fortement engagé et menacé lors des manifestations construit petit à petit un les contours d’un nouveau pouvoir constituant.

Nous nous limitons à exposer des faits, nous ne sondons pas les fondements de l’Histoire pour raffermir nos motivations.

Le passage du siècle nous a laissé un mouvement radicalement discontinu. Chaque résistance locale parle, se répète et inspire des milliers d’autres cristallisations qui recouvrent la planète entière. Des centaines de millions d’êtres contraints à des transhumances animales vers un salut possible savent d’instinct que se rapprocher les uns des autres, se sentir frères, d’un continent à l’autre, peut procurer la dernière chance. Cela rend plus urgentes encore les narrations ouvertes et chorales, les récits à faire circuler de bouche en bouche, les chansons qui permettent de nous reconnaître où que nous soyons. Il n’y a pas de gourous en duplex avec la multitude capables d’en composer le mantra. C’est tout le contraire : le mantra de la multitude chante un flux incessant, une mer inquiète et bouillonnante. Nous devons puiser, pêcher, distribuer, raconter. Et rien d’autre, au fond. Réclamer la dignité pour tous. »

(1) Pour les Wu Ming, la mitopoiesis est « une activité indispensable qui dépasse la distinction entre théorie et pratique, travaille sur le désir et les attentes de celui qui lutte, et sur le consensus qui entoure ou qui peut entourer la lutte ». « Les zapatistes du Chiapas jouent cette carte avec poésie, avec une grande maestria, ajoutent-ils encore dans un autre texte. Le conflit a besoin de mythes, de narrations des luttes, re-manipulables constamment par les communautés, par les multitudes, laissées “ouvertes” pour qu’elles ne se cristallisent pas en narrations aliénées, comme durant l’époque desséchée du socialisme réel quand la gueule de Kim Il Sung était imprimée partout, jusque sur les stylos et sur les billets de trains. »

(2) Maillons locaux du réseau rassemblant des organisations politiques, syndicales et associatives.

(3) Gigantesque et historique centre social autogéré de Milan.

Sur le(s) même(s) sujet(s) dans Périphéries :


Italie
* « Un détenu politique flambant neuf » - Lettre à Paolo Persichetti, par Erri De Luca - 6 septembre 2002
* « Little Italy » - La première « manifestation de régime » de Silvio Berlusconi - 11 novembre 2001
* Aiguillage : Spasme sur Gênes - 10 septembre 2001
* L’Œil de Carafa, de Luther Blissett - 19 août 2001
* « Ainsi que les opérations d’ordre public » - Trallalero genovese - Polyphonies génoises (1/12) - août 2001
* « L’Italie que j’ai en tête » - Voyage à Rome, pendant la campagne électorale - mars 2001
* Marseille-Naples, la chienlit, c’est elles - A la recherche de l’autre cap - novembre 2000
* Bon chant ne saurait mentir - Giovanna Marini, ethnomusicologue italienne - mars 1998
* Le sens du combat - Ecrits corsaires, de Pier Paolo Pasolini - janvier 1998
Périphéries, 23 février 2002
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