Périphéries

Trallalero genovese - Polyphonies génoises (1/12)

« Ainsi que les opérations d’ordre public »

« J’espère que les Italiens
ont apprécié le travail sérieux
que notre gouvernement a réalisé
ainsi que les opérations d’ordre public. »
Silvio Berlusconi, président du Conseil,
dans La Repubblica, lundi 23 juillet 2001.


Au cinéma, on appelle ça l’effet Koulechov ; un plan crée trop de sens et vient grignoter le plan suivant. Seattle, Davos, Prague, Nice, Göteborg, Gênes. La « casse » s’installe, la répression se love dans les coins, le mort est là. Ah, oui, le mort, le voici. Pas trop tôt monsieur Giuliani, nous avons failli vous attendre. Inéluctable. Et si, un moment, juste un seul, on devait penser que ça ne l’était pas, les images, la télévision, les photos des médias institués ou alternatifs seraient là pour faire écran, pour nous dire que oui, c’était bel et bien inéluctable, que rien ne pouvait détourner l’Histoire de son petit bonhomme de chemin. Un mort pour l’éternité, des dizaines de disparus pour une dizaine de jours, six cents blessés pour des centaines d’heures. C’était ça, Gênes. Un massacre, une boucherie. C’était ça, Gênes, bien sûr, mais pas seulement ça.

Dans la capitale ligure elle-même, il existe une clé pour dessiller les regards. C’est un chant traditionnel, polyphonique, celui des dockers qui, une fois le labeur terminé, font trallalà, trallalà en chœur dans les bars. Gênes, des choses et d’autres, des voix et des sons. D’ordinaire, le trallalero genovese est chanté par un nombre de chanteurs compris entre sept et douze. D’habitude, ce ne sont que des hommes. Durant les jours du G8, avant, pendant et après la catastrophe, un gigantesque trallalero a retenti dans toute la ville. Des centaines de milliers de manifestants, des femmes, des hommes et des enfants, qui hurlent tantôt de panique, tantôt de bonheur, tantôt de colère ; des forces militaires qui cognent leurs matraques tantôt sur leurs boucliers, tantôt sur la gueule qui passe à leur portée ; des commentaires idiots mais énoncés doctement ; des idées de transformation avancées à voix basse, des histoires, des prières, des chansonnettes. C’est à ce trallalero, et contre l’effet Koulechov, que nous vous invitons maintenant.

Bienvenue à tout le monde.
« Soyez les bienvenus dans une ville volée
à ses habitants et livrée au G8.
Soyez les bienvenus dans une ville qui ne plie pas et qui résiste.
Gênes reste toujours à nous et à tous.
Une des plus belles et fascinantes des antiques cités italiennes,
dérobée pour quelques jours à ses habitants
et à (quasi tout) le reste du monde. Un extraordinaire
centre historique divisé en deux (et avec lui, la ville tout entière)
par une “zone rouge” qui, du port, s’enfonce en profondeur
vers l’intérieur. C’est dans ces quartiers interdits qu’on trouve
certains des ensembles monumentaux les plus importants
et la majeure partie des œuvres restaurées par la pluie
de milliards obtenus pour le Grand Cirque des Huit :
les travaux, parfois superflus et bien plus coûteux
que le nécessaire, ont été effectués en extrême urgence,
pas toujours au mieux et dans la désapprobation générale.
Vous allez pouvoir trouver ici, entre les magasins barricadés
et les scènes désertes de carte postale, l’atmosphère
surréaliste d’une vie artificielle et suspendue. Vous allez
vous retrouver avec les habitants qui ne se sont pas
laissés convaincre de quitter la ville,
avec les Huit Grands et leurs courtisans, et d’autres
qui ont choisi de passer ces jours à Gênes.
 »
Miniguide rapide de la Ville Interdite (intro), édité par le Forum permanent
des associations et des citoyens du “Centre historique” de Gênes,
reçu le 14 juillet, sur le Campetto.

Vous êtes ici chez vous. Dans son bréviaire à usage (réservé) de presse, la présidence italienne du G8 cajole à tout crin.
« À tous, avec notre amitié, recevez notre souhait de bienvenue.
Que tous se sentent ici comme chez eux,
que, pour tous, il puisse y avoir les valeurs et les biens
qui font d’une terre une maison.
 »

T’es pas chez toi, connard ! « Quand ils m’ont agressé, j’avais les mains en l’air. Pendant le transfert vers l’hôpital Loreto, la Garde des Finances a chargé l’ambulance et l’a bloquée, alors que nous étions quatre blessés graves à bord. Ils ont fracassé le pare-brise et les vitres latérales avec leurs matraques. Ils m’ont fait m’agenouiller, visage contre le mur, les mains derrière la tête. Ils m’ont fouillé. En même temps, ils me provoquaient. “Ça t’a plu de tirer des pierres sur nos collègues ?”, “Qu’est-ce que tu vas devenir ?”, “Attention, y a plein de puces sur ses vêtements !”, “Vous devez rester ici à notre disposition, on va bien s’amuser avec vous, vous n’avez aucun droit.” Ils nous ont fait asseoir par terre, alors qu’ils y avaient des chaises pour tout le monde. J’avais les jambes allongées parce que je ne me sentais pas bien. A ce moment-là, un policier est passé et m’a balancé un grand coup de pied dans les tibias, en m’ordonnant de ranger mes jambes. “T’es pas chez toi, connard !” Pendant quelques heures, on n’a pas eu la possibilité de parler, ni d’aller aux toilettes. Puis des agents en civil sont arrivés et finalement, on a pu fumer et aller aux toilettes. »

« J’ai laissé mes affaires sur le lavabo et les coups sont partis sur le champ. Un deuxième agent s’est approché de celui qui me cognait et il m’a envoyé son poing dans la gueule en criant :“Communiste de merde !” Puis ils ont ouvert mon sac à dos. Ils en ont extrait mon téléphone portable. Ils l’ont lancé par terre et l’ont piétiné. Puis ils s’en sont pris à mon appareil photo. Ils l’ont ramassé pour le jeter dans les chiottes. Le deuxième agent m’a dit : “Pédé ! bâtard ! Je vais me la faire, ta femme. Et puis, non : elle a sûrement plein de maladies...” Ensuite, il m’a balancé son poing dans l’œil gauche. »
Deux témoignages anonymes tirés du livre Zona rossa (éditions Derive e Approdi) et publiés par il manifesto, le 4 août 2001.

Sergio. Il a les sourcils en bataille, et c’est bien la seule zone militarisée sur son visage, dans sa tête. Sergio Tedeschi, fondateur, parmi d’autres, de la Rete contro il G8 (le réseau génois contre le G8, qui réunit des associations pacifistes et Rifondazione comunista) est un non-violent pur sucre. Sa sainte horreur de la guerre nourrit son sens de la fraternité, et vice-versa. Pendant des décennies, il a combattu avec des copains, au sein du Centre de Documentation pour la Paix, l’exposition biennale des armes navales dans le port de Gênes. Elle a fini par disparaître il y a douze ans. Pas de quoi s’arrêter pour Sergio. Guerre du Golfe, guerre du Kosovo... Et le G8 à Gênes. Quand, en décembre 1999, quelques jours avant la réunion de l’OMC à Seattle, le gouvernement de centre-gauche de Massimo D’Alema [Démocrates de gauche, DS, ex-Parti communiste italien] a décidé d’offrir le sommet à la municipalité de centre-gauche de Gênes, celle-ci a eu l’idée de remettre, au cours d’une cérémonie des plus solennelles, les clés de la ville au gouvernement de centre-gauche italien et à ses invités. « Avec pleins d’amis des réseaux citoyens de Gênes, nous sommes allés devant la mairie pour protester et faire un scandale, raconte aujourd’hui Sergio. Et finalement, le maire a dû revenir sur cette très mauvaise idée. La ville nous appartient et on ne l’abandonnera pas aux huit Grands qui affament et tuent tous les jours. »

A suivre :
Trallalà, trallalà,
polyphonies
génoises (2/12)

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Périphéries, août 2001
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