Périphéries

Voyage à Rome, pendant la campagne électorale

« L’Italie que j’ai en tête »

Le peuple italien est le peuple immortel
qui trouve toujours un printemps
pour ses espoirs, pour sa passion,
pour sa grandeur.

Inscription sur un bâtiment
non loin de la Piazza del Popolo


A l’improviste, il s’est arrêté de parler. Lentement, il a porté ses mains à son visage. Il est tombé sur sa chaise. Et a écrasé une larme. Il a dit qu’il était fatigué, pour dédramatiser, pour passer à autre chose. Les professeurs, venus écouter leur ministre détailler par le menu sa réforme de l’école et de l’instruction publique, applaudissent à tout rompre. En relatant en long et en large l’événement, les journaux rappellent que désormais, les hommes pleurent de plus en plus en public. Voyez, disent-ils, Georges W. Bush lors de sa prestation de serment ou Achille Occhetto, secrétaire général, lors du congrès, en 1991, pour la transformation du parti communiste italien en parti social-démocrate. Les mains du ministre tremblent. Les larmes ne sont pas des arguments pour contrer les détracteurs de la réforme de l’école, arbitrent les journalistes. Le ministre le sait, mais il ne parvient pas à les retenir.



A la gare de Termini de Rome,
rénovée à grand frais pour accueillir
les masses fidèles du Jubilé,
trois gigantesques totems happent le regard.
L’année de pèlerinage s’est achevée.
Un nouveau dieu a investi l’endroit :
la gare, la ville, la province, la région, le pays.
Il sourit, pas mécontent d’être riche et important.
De plus en plus riche, de plus en plus important.
Depuis quelques mois, il dort sur le paillasson,
aux portes du pouvoir



Cela fait très peur. C’est comme un film d’horreur. A Novi Ligure, petite bourgade tranquille, où l’on s’emmerde ferme, entre Turin et Gênes, un gamin et sa mère ont été retrouvés sauvagement assassinés dans le petit pavillon familial. A coups de couteau. La sœur du gamin, qui est la fille de sa mère, pointe du doigt les « Albanais ». Elle les a vus, ces barbares. Aussitôt, les regards se tournent vers les immigrés, vers les « bandes de clandestins qui terrorisent la population dans nos villes ».




« Ils t’ont acheté, drogué, globalisé, ennuyé.
Sors de la masse silencieuse !
Contre le mondialisme et l’homologation culturelle,
contre le pouvoir des banques et des multinationales,
contre le grand capital et le consumérisme.
 »

C’est ce qu’on peut lire sur une affiche du comité d’action des jeunes d’Alleanza nazionale [ex-MSI, post-fasciste], collée sur un mur à Garbatella, en périphérie de Rome. A Garbatella, les jeunes révolutionnaires de droite, ils ont un local rien que pour eux. Ils peuvent assister gratuitement aux matchs de la Lazio. Les gamins, adolescents ou même pas encore, insultent impunément les joueurs de couleur des équipes adverses. Histoire de bien sortir de la masse silencieuse.

Gianfranco Fini, leader du parti post-fasciste,
explique à la télé que son organisation a passé
tous les examens de la démocratie
et qu’elle les a tous brillamment réussis.
Olé !


Un pan du Panthéon, la nuit

« Je voudrais qu’on s’arrête une minute pour saluer la mémoire de mon vieil ami Pier Paolo Pasolini. » Le public tape dans les mains, longuement, pendant que la caméra vient lécher le visage de Marco Pannella, libéral-libertaire avant l’heure, inventeur du Parti radical qui a tour à tour accueilli dans ses rangs le cinéaste, poète et dramaturge, la Cicciolina et le publicitaire Oliviero Toscani. La caméra vient lui sucer les larmes. Et du coup, habilement, il en donne encore et encore. Glou-glou, fait-il, glou-glou-glou.

« Via la télévision, une œuvre d’homologation, destructrice de toute authenticité, a commencé, écrivait Pasolini dans les Ecrits corsaires. Le Centre a imposé ses modèles : ces modèles sont ceux voulus par la nouvelle industrialisation, qui ne se contente plus de “l’homme-consommateur”, mais qui prétend que les idéologies différentes de l’idéologie hédoniste de la consommation ne sont plus concevables. »

Homologation culturelle et idéologie hédoniste obligent,
on pleure aujourd’hui
le souvenir du poète, mort sur la plage d’Ostie,
comme demain, on pleurera, lors d’un talk-show en prime-time,
pour les retrouvailles en direct entre une fille et son père,
le père ayant abandonné sa fille
alors qu’elle n’avait que six mois
pour partir vivre au Brésil avec un travesti.


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Sur le Pincio, un parc désolé le dimanche

A propos d’effusions, le ministre de l’Instruction publique fait savoir qu’il n’a pas pleuré, qu’il a juste écrasé une larme de fatigue, et rien d’autre. De son côté, Silvio Berlusconi trouve que c’est bien de pleurer un bon coup, même quand on est ministre. « Cela prouve que les hommes politiques sont avant tout des êtres humains », avance-t-il.


Italie d’hier, Italie de demain :
Deux chansons s’entrechoquent dans les ciboulots.

Forza alziamoci
Courage, levons-nous
Il futuro è aperto, entriamoci
Le futur s’ouvre à nous, entrons
e le tue mani unite alle mie energie
Et tes mains unies à mes énergies
per sentirci più grandi, grandi
pour nous sentir plus grands, grands
Forza Italia
Forza Italia
Ohohohohohoho
Ohohohohohoho
Veniamo da lontano, andiamo lontano
Nous venons de loin, nous allons loin
Compagno Gramsci non sei morto invano
Camarade Gramsci tu n’es pas mort pour rien
Sia tu che gli altri che il fascismo uccise
Toi et les autres que le fascisme a tués
Vivete accanto a noi, nei nostri cuori, voi
Vous vivez avec nous, dans nos cœurs

Camarade Gramsci, tu n’es pas mort pour rien...?
Ohohohohoho, ohohohohoho

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Piazza del Popolo

A Novi Ligure, ça continue de faire peur. Les enquêteurs orientent leur enquête vers les immigrés en situation irrégulière. Ils vivent en tas dans les faubourgs. A la télévision berlusconiste, un éditorialiste explique que, vraiment, les hommes politiques, ils vont devoir s’attaquer à la question de la sécurité pendant la campagne électorale. « Cela n’est pas plus l’affaire de la droite que de la gauche », précise le bonhomme. En quelques heures, Novi Ligure est devenue la capitale mondiale de la prostitution, du vol avec violence et des meurtres. Umberto Bossi, chef de la Ligue du Nord, propose de construire un mur de 260 kilomètres aux frontières avec l’ex-Yougoslavie.

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Francesco Rutelli et les petites annonces : recherche amis



Où est la maison de mon ami ?
Le candidat de centre-gauche Francesco Rutelli
est allé boire le thé avec Tony Blair.
Il croit que Tony Blair est son ami.
Mais Tony Blair a aussi bu le thé avec Silvio Berlusconi.
Et le milliardaire souriant a dit
que Tony Blair, c’était son ami à lui d’abord. D’abord.



A Novi Ligure, les immigrés nient scandaleusement, et contre l’évidence, toute implication dans le double massacre. La fille, la sœur dit que c’est eux, qu’elle les a vus. Il y en avait un avec un bonnet et une barbe.

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Berluskaiser, un président ouvrier pour changer l’Italie

Silvio Berlusconi est un dinosaure génétiquement modifié. A la fin des années 50, en bon patron, il votait pour la Démocratie chrétienne, pendant que l’ouvrier votait pour le Parti communiste.
En 1994, Silvio Berlusconi annonçait son entrée en politique par ces mots : « J’ai décidé de descendre sur le terrain et de m’occuper de la chose publique, parce que je ne veux pas vivre dans un pays anti-libéral, gouverné par des forces immatures et par des hommes liés à un passé qui a mené à la faillite politique et économique. »

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Affiche du Parti communiste italien dans les années 50, extrait du livre C’era una volta il PCI publié par Editori Riuniti en janvier 2001

Aujourd’hui, avec l’âge, il est candidat de la droite. Mais il sera, dit-il sur ses affiches, un président « ouvrier pour changer l’Italie ». Miracle et rêve d’une société définitivement réconciliée. Berlusconi est le premier ouvrier italien qui possède des chaînes privées, des journaux, un club de football et sept villas en Sardaigne. Une propagande télévisée diffusée sur ses chaînes de propagande vante son dernier livre de propagande - en fait, un recueil de ses discours à l’Assemblée -, L’Italie que j’ai en tête. « Vendu à 400.000 exemplaires, vendu à 400.000 exemplaires », voit-on clignoter dans un coin de l’écran.

A Novi Ligure, un agaçant soupçon s’est immiscé dans les têtes. Agaçant, en effet : et si le barbare, c’était non pas l’autre, mais la nôtre ? La fille, la sœur. Elle avouera dans quelques heures les meurtres de sa mère et de son frère. Tout italienne qu’elle est, italianissima, petit bijou de cette Italie que j’ai en tête.

Texte et photos
Thomas Lemahieu

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Italie
Périphéries, mars 2001
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