Périphéries

Robert Guédiguian, cinéaste

Le fond de l’air est rouge

« C’est l’angoisse d’un homme de ma génération,
qui a vu la guerre, les nazis, les SS,
et qui en a gardé un traumatisme profond.
Quand je vois alentour des jeunes,
qui perdent les antiques valeurs populaires
et assimilent les nouveaux modèles imposés par le capitalisme,
risquer ainsi une forme de déshumanisation,
une forme d’aphasie atroce, une brutale absence
de capacité critique, une passivité générale,
je me rappelle que c’étaient là les caractéristiques des SS. (...)
Ma vision est apocalyptique, c’est sûr.
Mais s’il n’y avait pas, à côté d’elle et de l’angoisse qui la produit,
un élément d’optimisme - la conviction que l’on peut lutter
contre cette dérive - , je ne serais tout simplement pas
là, parmi vous, à parler. »
Pier Paolo Pasolini, discours sur le Génocide

La vague Marius et Jeannette a déferlé sur la France. Dans les mondanités cannoises, dans les cinés art et essai et dans les centres commerciaux périphériques avec multiplex et pop-corn, le film séduisait tout le monde. Partout, Robert Guédiguian promenait sa bonne bouille. Dans son film, la population radieuse de l’Estaque - ce désormais légendaire quartier ouvrier de Marseille -, ses bonheurs purs et simples - la première cuillerée d’aïoli -, une vie de rêve. Une vie de rêve ?

Robert Guédiguian : Marius et Jeannette, c’est un gros plan sur un ciel bleu par un temps de chien. Ce plan, il faut le tourner, aller chercher dans une mer de nuages le petit coin de soleil. Peu de gens font ce plan aujourd’hui. Les tableaux dressés dans les films sont souvent d’une noirceur ! Moi, si je suis réalisateur, c’est, d’abord, pour réenchanter le monde. Arriver avec un regard volontairement naïf. Styliser pour montrer une humanité belle. Le monde n’est pas aussi complexe qu’on veut bien le croire. Alors, bon, A la vie, à la mort, c’était une tragédie optimiste. A la place du cœur, le film que j’ai tourné cet été, sera, lui aussi, plus proche du drame. Mais Marius et Jeannette, c’est un conte... Un conte de l’Estaque, comme le souligne le sous-titre du film.

- Cette vue sur l’Estaque, sur ce bon peuple, sur les autochtones qui, malgré tout, s’en sortent, par la tchatche, par la solidarité, ne risque-t-elle pas de donner des idées ? Les spectateurs vont se précipiter dans ce lieu idyllique, vous ne croyez pas ?

R.G. : Oui, j’en ai bien peur. En fait, ce que je montre dans le film - les courettes dont les habitants sont vraiment soudés entre eux, toute cette vie en communauté, etc., etc. -, c’est un peu terminé. Fini. C’est pourquoi, j’insiste, Marius et Jeannette est un « conte de l’Estaque ». Ce film n’est pas le réel de l’’Estaque. Le réel, je l’amplifie. Dans mon film, la réalité est très exagérée. Mais, et c’est ça qui importe, au fond, ma fiction pourrait être la réalité. Et pas qu’à l’Estaque. La réalité pourrait être comme ça partout. Y a pas de raisons de ne pas ouvrir sa porte sur la cour et de ne pas échanger avec ses voisins. En fait, ce que dit le film, c’est : « Arrêtez ! Soyez comme les personnages du film ! Parlez-vous ! » Mon film est beaucoup plus présomptueux que la vie.

- Autre obsession dans vos films : la classe ouvrière. Mais votre prolétariat... Vous dites bien « prolétariat » ?

R.G. : Oui, ça arrive encore.

- Donc, les prolétaires que vous mettez en scène regardent L’Âge des possibles de Pascal Ferran (extrait), philosophent sur l’intégrisme, se plongent, avec une assiduité jamais démentie, dans Le Monde diplomatique ou dans L’Humanité... Ils paraissent assez imperméables aux moyens de communication de masse et à la télévision, en particulier.

R.G. : Pour Pascale Ferran, c’est une copine et L’Âge des possibles, c’est moi qui l’ai produit. Pour le reste, je fais la pub du Monde diplo et de L’Huma. Sur le fond, moi, je suis convaincu que la classe ouvrière existe. Dans mes films, avec mes moyens modestes, j’essaie de redonner une conscience de classe au monde ouvrier. Depuis quelques années, on veut nous faire croire que la classe ouvrière n’existe plus, que les paysans n’existent plus, que les petits bourgeois n’existent plus, que les bourgeois tout court n’existent plus... Qu’on est tous identiques.

- C’est ce qu’écrivait, dans les années 70, le Pasolini des Écrits corsaires...

R.G. : Pasolini, je l’ai lu de A à Z. Je connais. Je cite d’ailleurs le discours sur « le Génocide » dans mon premier film, Dernier été. Alors, l’idée de ce processus d’homogénéisation des classes, je suis d’accord. Mais il existe une culture ouvrière. C’est dans ses manifestations que la culture ouvrière existe. Avec Marius et Jeannette et mes films précédents, je pose des pierres. Je retravaille, je réétudie. La culture ouvrière n’est pas un bloc. La culture ouvrière, comme toutes les cultures de classe, est toujours en acte.

- Mais la culture ouvrière n’existe qu’épisodiquement dans les médias. Ne peut-on pas dire, sur les traces de Pasolini, et avec le vocabulaire de l’époque, qu’il y a une carence de représentation du prolétariat et que, donc, les ouvriers s’abreuvent des représentations bourgeoises du monde ?

R.G. : Que la culture ouvrière n’existe pas médiatiquement n’a aucune importance ! La culture, c’est le rapport qu’on entretient avec le monde, c’est la morale, c’est la pensée de ses conditions d’existence. Puis, ce sont des pratiques. Comment je m’habille, comment je me déplace, comment je parle à mes voisins, comment je vais voir ma mère, ou non, le dimanche. Toutes ces choses n’ont pas besoin d’être médiatisées pour exister.

- Il y a un échange troublant dans Marius et Jeannette : quand Magali, la fille de Jeannette, annonce qu’elle monte à Paris faire une école de journalisme, Caroline la félicite : « Ah ! Il en faut des journalistes issus de notre milieu, sinon ils parlent jamais de nous, ou alors de traviole... » Vous pensez ce que vous filmez ?

R.G. : Etre issu d’un milieu donné pour pouvoir en parler correctement ? C’est une question difficile. En fait, je ne pense pas que ce soit indispensable. Bon, en même temps, c’est vrai que l’idée de la très large sous-représentation des ouvriers a quelque chose de très agaçant. Quand Renoir fait Toni à Marseille, il réussit un film très juste et populaire. Là, c’est le regard de Renoir, qui n’avait pourtant rien d’un ouvrier, qui compte. Par contre, le côté droitier-pétainiste de Pagnol, petit boutiquier du Vieux-Port et tout ça, ça me casse les couilles.

- Dans le Nord, on a eu La Vie de Jésus de Bruno Dumont, issu d’un milieu très bourgeois et, à l’évidence, très proche de ses personnages...

R.G. : Peut-être. J’y reviens. L’origine populaire n’est pas indispensable, mais je reste convaincu que le regard n’est pas le même. Le regard vient toujours de l’endroit d’où on regarde. Il y a bien quelque chose de particulier dans l’origine sociale. Tous mes films sont marqués par mon milieu d’origine. Arménien et allemand, mais, avant tout, fils d’ouvriers de Marseille.

Thomas Lemahieu
avec Mona Chollet
et Fabien Ribéry (Tausend Augen)

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Périphéries, janvier 1998
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