Périphéries

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Octobre 1999

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[07/10/99] Beaucoup de fantômes, peu de menace

(Titre honteusement plagié dans un quotidien anglo-saxon dont je ne retrouve plus le nom, mais ça va me revenir...)

Il y a d’abord ceux que les « ta, ta, ta, ta-ta-tun, ta-ta-tun » ont toujours laissés de marbre, et encore, quand ils savent ce que c’est (tssss...). Pour eux, la question ne se pose même pas : ils n’iront pas voir La Menace fantôme. Et puis, il y a les autres. Ceux qui, tous les six mois, remettent dans leur magnétoscope les cassettes de la trilogie, et se tapent le cul d’enthousiasme sur le canapé avec une fougue intacte au moment où Han Solo déboule en héros et permet aux copains de réduire en miettes l’Etoile de la Mort, alors que les escadrons rebelles se barraient méchamment en couille et que tout semblait perdu. Ceux qui écoutent d’une oreille distraite, en opinant hypocritement, les critiques idéologiques et formelles proférées par des coupeurs de cheveu en quatre dogmatiques et insensibles... Ceux-là iront, sûrement. Ne serait-ce que par fidélité aux galaxies lointaines de leur enfance. Et ils auront tort. Car Episode One leur fournira au bas mot un motif de crise cardiaque à la minute.

A commencer par l’étrange déterminisme qui imprègne tout le film, et lui ôte toute possibilité de souffle épique. Dans La Guerre des étoiles, le jeune Luke Skywalker croupit dans son bled de la planète Tatooine, piaffant d’impatience au volant de sa moissonneuse-batteuse. Il rêve de s’arracher de là et de devenir pilote pour combattre l’Empire. Certes, « la Force est très puissante dans sa famille » ; mais la motivation, l’acharnement, le choix, tout au long de la trilogie, tiennent une place essentielle dans son parcours initiatique de Jedi. Ici, que voit-on ? Machin, là - ah, oui : Qui Gon-Jinn (Liam Neeson, inexistant) analyse le sang d’Anakin, âgé de dix ans, futur père de Luke, pour déterminer son taux de « jedaïté »... qui fait évidemment exploser l’appareil de mesure ! Ce gadget aura apparemment disparu cinquante ans après, puisqu’on ne voit pas Obi-Wan Kenobi, dans La Guerre des étoiles, faire subir à Luke ce genre de test...

Alors que son fils passera par toutes sortes de dilemmes existentiels, assumera des décisions, parfois déraisonnables, parfois contre l’avis de ses maîtres Yoda ou d’Obi-Wan, Anakin, lui, ne deviendra donc pas un Jedi parce qu’il le veut de toutes ses forces, mais parce qu’il était programmé pour ça. (A l’image de l’avion dans lequel il se réfugie un peu plus tard, pendant la bataille finale, et qui, réglé sur le pilotage automatique, décolle sans qu’il le fasse exprès, et permet la victoire du parti de la reine Amidala. Suspense nul : on est loin de la virtuosité de pilote de Luke, de ses efforts, de ses ratages, de ses angoisses.) La trilogie célébrait le triomphe de la volonté ; Episode One célèbre celui de la génétique. Inepte... Et sinistre.

Les incohérences débiles abondent dans le scénario, que George Lucas a visiblement négligé pour se concentrer sur les effets spéciaux, balancés à la gueule du spectateur en continu, dans une surenchère fatigante. Il se comporte avec le virtuel comme un môme qui, pendant des années, se serait inventé des univers imaginaires merveilleux à partir d’une boîte de conserve, et qui se retrouverait tout à coup lâché avec un chèque en blanc dans magasin de jouets géant. Il en résulte un film remarquablement inconsistant, aux personnages désincarnés, dans lequel on ne peut pas entrer ni s’installer une seule minute. Très loin de la pugnacité et du caractère de la princesse Leia, Natalie Portman interprète une reine Amidala aussi expressive qu’un robot, sans doute pour ne pas distraire le spectateur dans l’examen perplexe de ses ahurissantes tenues de carnaval intergalactique.

Il manque surtout un personnage qui apporte la distance, le charme et l’humour de Han Solo/Harrison Ford, Liam Neeson et Ewan Mc Gregor faisant preuve d’à peu près autant de charisme qu’une blanquette de veau. Mc Gregor ne se distingue que par une queue de rat ridicule qu’on lui a faite dans le cou. A part ça, il se contente, pour camper Obi Wan Kenobi, de parler comme s’il avait la bouche remplie de cailloux, dans le but vraisemblable d’imiter l’accent d’Alec Guinness (qui, pour les incultes égarés, tient le rôle d’Obi-Wan dans la trilogie), et de rabattre mystérieusement sur son visage la capuche de sa cape de bure. On ne lui jette pas la pierre, ce tournage a dû être chiant comme la mort, les acteurs écrasés par l’ombre de leurs prédécesseurs - mais comment aurait-il pu en être autrement ?

Comme on applique une recette, George Lucas recycle toutes les grandes scènes de la trilogie, qui tombent ici complètement à plat. Ainsi la mort grandiose de Dark Vador dans les bras de son fils, à la fin du Retour du Jedi. Lorsque Qui Gon-Jinn pousse la conscience professionnelle de Jedi jusqu’à se redresser pour, lui aussi, éructer tragiquement ses dernières volontés, alors qu’il s’est fait transpercer de part en part au sabre laser dix bonnes minutes auparavant, toute la salle éclate de rire. Public ingrat.

C’est que ce n’est pas si simple... Il n’y a pas de recette. On ne programme pas un état de grâce. Et, pour Star Wars, l’état de grâce semble bel et bien terminé. Le film pose un peu le même genre de problème que ces romans où l’auteur vous fait le sale coup, alors que vous êtes captivé depuis le début, de vous donner le choix entre deux fins différentes : on touche du doigt les limites du rôle de créateur. Comment considérer un cinéaste qui, vingt ans après, veut ajouter de nouvelles pièces à son puzzle, alors qu’il s’est produit autour de l’œuvre un phénomène d’appropriation, une alchimie unique propre à une époque, quelque chose qui lui a complètement échappé ? Le film appartient à tous ceux qu’il a marqués depuis vingt ans, au moins autant qu’à Lucas lui-même. La faille spatio-temporelle s’est refermée. Il a beau essayer de le récupérer, à travers les nouveaux épisodes, à travers le merchandising, il a perdu le contrôle sur sa création. Cela fait déjà longtemps que Star Wars n’a plus besoin de George Lucas pour vivre sa vie dans notre imaginaire.

Mona Chollet

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Périphéries, 7 octobre 1999
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