Périphéries

Carnet
Mai 2000

Au fil des jours,
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[01/05/00] Le million ! Le million !
Erin Brockovich , de Steven Soderbergh

Pas étonnant que ce film marche aussi bien : au fond, Erin Brockovich seule contre tous est un remake de Pretty Woman. Ce que Julia Roberts sait le mieux jouer, c’est la fille au châssis irréprochable, à la beauté époustouflante, à la nature spontanée et généreuse, injustement engluée dans une existence minable alors qu’elle mérite autre chose et que ses talents cachés ne demandent qu’à s’exprimer. Et qui se retrouve, par un hasard du destin, propulsée dans un milieu dont elle ne maîtrise pas les codes, mais où son franc-parler et sa sensibilité font merveille, décoinçant au passage des élites sociales qui, en définitive, ne demandaient pas mieux.

Mais ce qui rapproche les deux films, surtout, c’est que la mère divorcée et fauchée d’Erin Brockovich, comme la prostituée de Pretty Woman, va toucher le jackpot. Scène-clé de shopping exubérant dans Pretty Woman, happy end en forme de très gros chèque dans Erin Brockovich... A chaque fois, comme on a bien insisté sur le sordide de la vie que l’héroïne menait auparavant, cela procure au spectateur ce petit spasme de satisfaction physique que tout le monde connaît : manger un plat dont on a eu très envie pendant très longtemps, se réchauffer quand on a eu très froid, se retrouver en sécurité quand on a eu peur, gagner plein d’argent quand on a dû compter chaque pièce...

On ne peut que s’en réjouir pour elle, et c’est en cela que ce genre de film (Erin Brockovich s’inspire d’une histoire vraie, nous précise-t-on avec insistance) remplit la même fonction que le Loto ou le Keno : tant qu’on vend du rêve au commun des mortels en lui faisant miroiter la vie des riches, enfin délivrée - croit-il - des soucis qui l’accablent, tant qu’on le fait vivre avec à l’horizon le mirage d’un ascenseur social miraculeux, on ne le pousse pas à réclamer son droit à une existence qui ne serait ni riche, ni pauvre : juste décente - et égalitaire. On l’entretient aussi dans l’illusion que ce qui lui manque, dans sa vie de m..., c’est l’argent, seulement l’argent ; que, s’il est frustré, c’est uniquement parce qu’il n’est pas assez riche. On l’entretient dans l’illusion que l’argent est intrinsèquement vertueux. Voire qu’il n’y a pas d’autre vertu que l’argent.

Erin Brockovich est un film très cru, qui ne parle littéralement que de pognon. Ce qu’on est invité à admirer chez Erin, c’est son carriérisme, son habileté à se concilier les plaignants dont la défense va lui apporter richesse et célébrité. Elle et son patron échangent des clins d’œil de triomphe lorsqu’ils parviennent à en mettre un ou deux de plus dans leur poche. Mais oh, bien sûr, à part cela, Erin est sincèrement touchée par le drame des familles empoisonnées : elle devient pote avec tout le monde, compatit la larme à l’œil à leur malheur... Cette confusion entre bonne cause et intérêt personnel est le pivot du film. Pretty Woman et Erin Brockovich sont deux films suintants d’hypocrisie : c’est clairement sur l’argent qu’ils misent pour faire rêver, mais ils ne l’assument pas jusqu’au bout. Si l’héroïne de Pretty Woman s’était contentée de gagner au loto, il n’y aurait sans doute pas eu de film. Si elle était tombée passionnément amoureuse d’un clochard... ça se discute. Il y aurait peut-être eu un film, mais il n’aurait pas forcément été américain (Les Amants du Pont-Neuf, peut-être ?...). Il se trouve qu’elle tombe amoureuse d’un milliardaire : le hasard fait vraiment bien les choses... Elle et son double d’Erin Brockovich se retrouvent pleines aux as, mais attention : l’une en rencontrant l’homme de sa vie, l’autre en obtenant justice pour des dizaines de familles empoisonnées par une multinationale. Aux innocents les mains pleines : il n’y a vraiment plus que les Américains pour y croire...

Mona Chollet

P.-S. : Emotions téléphonées, personnages grossiers, affects lourdingues... Au passage, on a définitivement perdu la trace du Steven Soderbergh de Sexe, mensonges et vidéo, de sa liberté d’esprit, de sa sensibilité extra-lucide, de son art délicat d’interroger les normes sociales et les ravages qu’elles exercent. Les personnages attachants et complexes de son premier film changeaient leur destin uniquement grâce à l’alchimie mystérieuse et miraculeuse qui se produisait entre eux. Ici, l’histoire d’amour est secondaire et complètement naze : Julia Roberts séduit un biker qui s’avère calamiteusement con et conformiste. Mais, bon... Peut-être qu’on ne survit pas très longtemps à Hollywood en faisant du cinéma français ?

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Périphéries, 1er mai 2000
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