Périphéries

A la recherche des heures célestes

Struggle for time

5 octobre 2008

Il y a les femmes, dont leur entourage considère qu’elles doivent consacrer leur temps à leur famille, et non à elles-mêmes ; il y a les artistes ou les intellectuels, amateurs de solitude, mais que leur activité expose à des sollicitations plus nombreuses que celles auxquelles ils pourraient ou voudraient faire face. Deux catégories sociales particulièrement bien placées pour observer les difficultés que l’on éprouve à garder la haute main sur l’usage de son temps. Le temps à profusion, à discrétion, le temps pour soi, celui qui permet de respirer, de divaguer, de s’ancrer profondément dans le monde, est un trésor rare que l’on doit arracher à un quotidien minuté, saturé. Les penseurs du revenu garanti, l’auteur allemand d’un conte-roman sur les « voleurs de temps », un écrivain amoureux de l’héritage culturel méditerranéen : tous semblent penser que dans l’attention au temps peut résider la clé d’un changement de paradigme.

En 1977, à l’âge de 40 ans, l’actrice norvégienne Liv Ullmann, rendue célèbre par les films d’Ingmar Bergman - dont elle était séparée et avec qui elle avait une fille -, publiait un livre de souvenirs : Devenir. D’une honnêteté impressionnante, plein d’humour et d’une profonde mélancolie, il est constitué de courts chapitres alternant des récits de son enfance et de sa vie présente. Elle y raconte notamment combien elle doit lutter pour trouver le temps d’écrire, et pour obtenir que son entourage respecte cette activité :

« Chaque jour, je m’efforce de faire avancer mon livre. Rien de plus difficile que d’écrire à la maison, avec le téléphone qui sonne sans arrêt, Linn [sa fille], ses nurses, les voisins. Si j’étais un homme, cela serait différent. L’activité professionnelle d’un homme a droit à beaucoup plus de considération, de même que son travail à la maison, sa fatigue, son besoin de concentration.

Essayez de dire à un enfant : "Maman travaille", alors qu’il voit qu’elle est simplement assise là en train d’écrire. Expliquez à la nurse - que vous payez bien cher pour qu’elle vous remplace - que ce que vous faites est important, que cela doit être terminé pour une date donnée ; vous la verrez immanquablement partir en hochant la tête, convaincue que vous négligez votre enfant et votre foyer. Ma réussite professionnelle et mes tentatives littéraires ne compensent pas des insuffisances domestiques aussi évidentes que les miennes.

Je suis installée avec ma machine à écrire dans une pièce du sous-sol. Périodiquement, cependant, mes scrupules m’obligent à remonter dans la cuisine. Je prends un café avec la bonne, je lis quelque chose à Linn, et je réponds poliment au téléphone, comme si j’avais tout mon temps.

Et pourtant, je bous d’exaspération. Qui imaginerait qu’une apparence aussi pacifique puisse cacher tant de rage ? (...)

En prenant le café avec une voisine, je cherche à me disculper à tout propos, car je sais qu’elle ne peut pas comprendre pourquoi ce livre est si important pour moi. Terrible "culpabilité féminine". Je n’ose pas mettre de musique quand je suis en bas en train d’écrire, de peur qu’on ne s’imagine là-haut que je me prélasse. »

Plutôt paradoxal, tout ça, relève-t-elle, pour quelqu’un qui écrit justement un livre afin de dire « comme il est bon de mener une vie qui vous laisse tant de liberté, tant de possibilités : "Je peux me libérer à volonté, être mon propre créateur et mon propre guide. Ma croissance et mon développement dépendent de ce que j’ai choisi ou éliminé dans la vie (1)." »

« Il adorait être en scène,
parce que là au moins
aucun appel téléphonique
ne pouvait l’atteindre »

« Une chambre à soi et 500 livres de rente » : c’était les conditions qu’identifiait en 1929 Virginia Woolf, dans une conférence célèbre (2), pour qu’une femme puisse exercer une activité littéraire. Ce qui représente un bon début, certes ; mais, les questions matérielles résolues, il faut malheureusement encore compter avec les limitations imposées par la pression des regards extérieurs et la mauvaise conscience.

Liv Ullmann, qui est aussi comédienne de théâtre, évoque le musicien et humoriste danois Victor Borge « qui disait qu’il adorait être en scène, parce que là au moins aucun appel téléphonique ne pouvait l’atteindre ». Car, si les femmes éprouvent des difficultés particulières à défendre leur espace personnel, c’est aussi le cas, par exemple, de tous ceux, quel que soit leur sexe, que leur activité intellectuelle ou artistique expose publiquement, et qui doivent faire face à des sollicitations en bien plus grand nombre que celles auxquelles ils pourraient ou voudraient consacrer les maigres heures que comptent leurs journées.

Le cinéaste palestinien Elia Suleiman racontait un jour - impossible de retrouver où - les circonstances de sa première rencontre avec Edward Said. Souhaitant absolument entrer en relation avec lui, il avait forcé tous les barrages et réussi à se faufiler dans son bureau à l’université de Columbia. Là, le grand professeur, sans même relever les yeux de son travail, lui avait demandé sèchement quel motif valable il pouvait avancer pour lui voler ainsi son précieux temps. Il avait fallu au jeune homme une obstination et une sagacité à toute épreuve pour, peu à peu, réussir à l’amadouer et à gagner sa considération (3).

Solliciteurs et sollicités

On pourrait en déduire, de prime abord, qu’Edward Said n’était « pas sympa dans la vie », qu’il avait la grosse tête, ou qu’il se montrait ingrat ou arrogant envers ses lecteurs et admirateurs. A la réflexion, pourtant, son attitude peut aussi apparaître comme très saine.

Pour des raisons qui tiennent à la fois à l’idéalisation des créateurs, au désir sincère et légitime d’en savoir plus sur leur activité, au petit frisson que procure la fréquentation de la célébrité, beaucoup ne peuvent se contenter de ce qu’un artiste ou un intellectuel offre à travers sa production : il leur faut entrer en contact direct avec lui ou elle, obtenir un signe qui leur soit personnellement adressé, lui soumettre leurs propres créations et réflexions. Ce genre de requête est toujours démesurément chargé d’amour-propre, d’attentes, d’enjeux : une absence de réponse ouvre un boulevard à la paranoïa, justifiée ou non ; une rebuffade semble jeter une ombre amère sur tout le plaisir qu’on a pu prendre à la fréquentation d’un auteur. (Ici, c’est à la fois la journaliste et l’indécrottable midinette qui parle, en même temps que l’arroseuse arrosée, qui n’en revient pas de constater quel faible niveau d’exposition suffit pour se retrouver à son tour confronté à cette situation - ce qui laisse imaginer, en comparaison, l’intensité vertigineuse du commerce symbolique qui doit se dérouler autour des célébrités.)

Il arrive que ces tentatives s’avèrent heureuses, qu’elles aboutissent à des entretiens fructueux, produisent de belles ententes, voire des amitiés durables. Mais, comme elles impliquent, du moins au départ, une relation asymétrique, il arrive aussi qu’elles donnent lieu à des situations embarrassantes : pour le solliciteur, parce qu’il est intimidé, et parce que l’admiration n’est jamais un exercice facile ; pour le sollicité, parce qu’il doit gérer le décalage entre sa personne et les projections fantasmatiques de son lecteur, et parfois faire face à une indélicatesse intrusive un peu pénible. (Ayant, au cours d’une période de petite forme, accepté de rencontrer une lectrice de La tyrannie de la réalité, je l’ai entendue s’écrier qu’elle était vraiment choquée par le fossé qu’elle constatait entre la vitalité qui se dégageait de mon livre et la mine que j’avais en entrant dans le café - ce qui fait toujours plaisir.)

La valse des importants,
des surimportants
et des sursurimportants

Mais, quelle que soit la façon dont ces rencontres se passent (bien, mal, ni bien ni mal), l’âge et la sagesse aidant (!), on voit aussi combien un refus peut être légitime. On voit mieux ce qu’il peut y avoir de caprice et d’immaturité dans l’impossibilité de se contenter de la production publique d’un auteur, ou dans la quête d’un adoubement de sa part. Certes, la vie intellectuelle et artistique est aussi un gigantesque jeu de l’oie, ou de la courte échelle, dans lequel les cooptations, la sympathie et l’estime de quelqu’un se situant un peu ou très au-dessus de votre propre niveau de visibilité peuvent avoir un impact non négligeable sur votre parcours. Mais, d’une part, on aurait tort de surestimer le pouvoir de ceux que l’on sollicite. Cette quête éperdue d’attention, Albert Cohen, dans Belle du Seigneur, l’a décrite sous sa forme la plus cynique dans un autre contexte - celui d’une réception à la Société des Nations -, montrant bien son absurdité :

« Verres givrés en main et y contemplant les glaçons flottants, les invités importants étaient, selon leur tempérament, furieux ou mélancoliques lorsqu’ils étaient abordés ou happés au passage par un invité moins important et en conséquence inutile à leur ascension mondaine ou professionnelle. Le regard vague et l’esprit absorbé par des méditations stratégiques, feignant d’écouter le raseur qui, tout ravi de sa capture, faisait le charmant et le sympathique, ils n’en supportaient l’improductive compagnie que provisoirement et en attendant mieux, c’est-à-dire la fructueuse prise de quelque supérieur. Ils la supportaient soit parce qu’elle leur procurait un plaisir passager de puissance et d’affable mépris, soit parce qu’elle leur donnait une contenance et les préservait de la solitude, plus redoutable encore que d’être vu en conversation avec un inférieur, ne connaître personne étant le plus grand des péchés sociaux. (...) C’est pourquoi les importants, tout en marmonnant de vagues "oui oui, certainement", avaient des yeux inquiets et mobiles, surveillaient la bourdonnante cohue et, sans en avoir trop l’air, la balayaient d’un regard circulaire et périodique, phare tournant, dans l’espoir du poisson de choix, un surimportant à harponner dès que possible (4). » « Surimportant » qui, pour sa part, bien sûr, n’a qu’une idée en tête : ferrer un « sursurimportant »...

Et puis, au-delà du fait que les tentatives pour retenir l’attention d’une personne mieux introduite que vous peuvent facilement virer au fayotage ou au copinage, il est inévitable que certaines d’entre elles - la plupart, même - n’aboutissent pas : les coups de foudre sont rares. En dernière instance, le temps et la disponibilité d’esprit, qui ne sont pas illimités et n’augmentent pas miraculeusement en même temps que le niveau d’exposition, leur mettent une borne naturelle.

« Les livres, la musique
et le papier blanc »

Discutant un jour avec Jean Sur d’un intellectuel dont nous admirions tous les deux le travail, je lui ai révélé d’un air préoccupé que, selon mes sources, le type n’était « pas commode ». Dans un rugissement de rire, il m’a répondu en substance qu’il n’en espérait pas moins d’un homme qu’il tenait en si haute estime. Dans cette optique, la muflerie d’Edward Said à l’égard d’Elia Suleiman ne serait-elle pas même, au fond, un gage de sérieux ? Un écrivain ou un intellectuel se caractérise par l’attrait particulièrement fort qu’exercent sur lui ces deux sortes d’activités éminemment chronophages que sont l’absorption du savoir ou des œuvres produits par les autres, et la mise en forme, par l’écriture, de ses propres pensées et créations : qu’il soit réticent à s’en laisser distraire, après tout, c’est plutôt à son honneur.

Le poète palestinien Mahmoud Darwich - disparu en août dernier -, recevant chez lui son confrère libanais Abdo Wazen pour une série d’entretiens (publiés en français dans le recueil Entretiens sur la poésie), lui confiait n’être pas sorti de chez lui depuis trois jours, et précisait qu’il lui arrivait parfois de rester cloîtré plus longtemps. Il expliquait :

« La maison, c’est être seul avec moi-même. C’est aussi les livres, la musique et le papier blanc. La maison est en quelque sorte une chambre d’écoute de ce que nous avons de plus profond, une tentative aussi d’investir le temps de façon efficace. (...)

J’avoue que j’ai perdu un temps précieux dans les voyages et les relations sociales. Je tiens à présent à m’investir totalement dans ce qui me semble plus utile, c’est-à-dire l’écriture et la lecture. Beaucoup de gens se plaignent de la solitude, mais ce n’est pas mon cas. Je m’y suis habitué, je l’ai apprivoisée et j’ai noué avec elle une relation d’amitié très intime ! (...)

Sans la solitude, je me sens perdu. C’est pourquoi j’y tiens - sans me couper pour autant de la vie, du réel, des gens... Je m’organise de façon à ne pas m’engloutir dans des relations sociales parfois inintéressantes (5). »

Un temps par essence insuffisant

Le prix attaché par l’écrivain à ses heures de solitude et de travail est d’autant plus compréhensible que le sentiment de sa propre insuffisance au regard de ses aspirations le démange, le taraude. J’ai cité dans La tyrannie de la réalité le désespoir de Flaubert, exprimé dans sa correspondance : « Mais la vie est si courte ! - Il me prend envie de me casser la gueule quand je songe que je n’écrirai jamais comme je veux, ni le quart de ce que je rêve. Toute cette force que l’on se sent, et qui vous étouffe, il faudra mourir avec elle et sans l’avoir fait déborder (6). » Lui faisait écho la frustration de l’héroïne, elle-même écrivain, du roman de Nancy Huston Instruments des ténèbres, constatant combien la création humaine était un processus laborieux, qui exigeait un temps exorbitant : « Le roman est d’une linéarité enrageante. Imagine-t-on Dieu en train de fabriquer Adam comme les enfants jouent au pendu : d’abord la tête, ensuite le cou et les épaules, puis un bras, puis l’autre ? ou en train de créer une galaxie étoile par étoile (7) ? »

Le temps de l’activité intellectuelle et créatrice est, par essence, un temps insuffisant. On l’avait également relevé, sur ce site, dans le compte rendu de La Condition littéraire, l’enquête du sociologue Bernard Lahire sur la vie quotidienne des écrivains (8). Une auteure y parlait de son sentiment « de ne jamais être assez disponible, assez libre, assez tranquille, de ne jamais avoir assez de temps ». Une autre racontait comment son besoin d’écrire l’avait poussée à négliger ses proches - raison pour laquelle elle avait décidé de passer à mi-temps dans son travail, quitte à vivre avec très peu d’argent : « Je sentais que l’écriture prenait de plus en plus de place, qu’elle poussait le reste, les week-ends, les amis. J’en étais arrivée au point où je n’appréciais plus d’être dehors, en promenade, au bord de la mer. Je voulais rentrer. Retourner à la table d’écriture et travailler. »

Dans ces conditions, que l’écrivain se cramponne au temps dont il dispose, qu’il s’en montre avare, quoi de plus compréhensible ? Si sa tâche peut même l’amener à manquer de temps pour sa famille ou ses amis, comment lui en vouloir d’ignorer les sollicitations de parfaits inconnus ? Et, après tout, quel sens cela a-t-il de vouloir mettre une entrave supplémentaire à un travail qui, au départ, constitue la raison pour laquelle on éprouve à son égard de l’estime et de la reconnaissance ? Respect aux rustres et aux mégères, donc.

Après avoir pendant des années sollicité des entretiens fleuves auprès de la terre entière, en prenant assez mal les éventuels refus que je pouvais essuyer, et avoir parfois abusé sans vergogne du temps de mes semblables, je me retrouve sollicitée à mon tour, et je me demande, perplexe, au nom de quoi certains peuvent bien considérer que je leur dois quelque chose et qu’ils disposent d’un droit de regard sur l’usage que je fais de mon temps. Je sais : cette prise de conscience un brin tardive m’expose à quelques sarcasmes mérités, devant lesquels je ne peux que m’incliner. Mais, n’empêche : il est frappant de constater avec quelle facilité on peut s’estimer autorisé à disposer du temps d’autrui. On s’en fait une vision abstraite, on le traite - à l’instar de toutes les ressources naturelles - comme s’il était inépuisable. Exposition publique ou pas, c’est une de ces violences minuscules que l’on inflige et subit tour à tour, sans qu’elle soit jamais pensée comme telle. C’est toujours celui qui refuse son temps qui se sent dans son tort, et rarement celui qui l’exige.

Le peu de légitimité sociale accordé au besoin de garder la haute main sur son temps et de se ménager des moments de solitude est assez extraordinaire. Montrez-vous chatouilleux dans ce domaine, faites valoir, comme le héros du roman de Pierre Mari Résolution, que votre « énergie sociale n’est pas inépuisable », et on vous accusera de jouer les divas, d’être un égoïste, voire un asocial ou un déviant. Thierry Fabre, dans son Eloge de la pensée de midi (9), cite cette profonde vérité formulée par Sénèque : « Personne ne revendique le droit d’être à soi-même, alors qu’on ne trouve jamais de temps pour soi-même... On est parcimonieux s’il s’agit de garder intact son patrimoine ; mais quand il s’agit de perdre son temps, on est prodigue dans le seul domaine où l’avarice serait honorable. »

Un pachyderme
sur une coquille de noix

Le temps serait-il la valeur la plus sous-estimée de notre société ? Oh, bien sûr : pas un manuel de développement personnel, pas un magazine qui ne vous enjoigne de « prendre du temps pour vous », sur un tapis de yoga ou dans un bain moussant ; ou encore, de vous ménager des moments d’exclusivité mutuelle pour assurer la longévité de votre couple. C’est sans doute là l’un des exemples les plus flagrants de ces « injonctions paradoxales » ou « doubles contraintes » typiques du monde moderne. Car, par ailleurs, le mode de vie considéré par cette même société comme « normal », et qui est le lot du plus grand nombre, rend très acrobatique, voire carrément impossible, la mise en pratique de ces sages recommandations.

Premier poste dévoreur de temps, et qui vous arrache à vous-même - le poste dans lequel l’auteure citée par Bernard Lahire avait courageusement choisi de sabrer : le travail. Un boulot, dans un emploi du temps, c’est un pachyderme sur une coquille de noix. Récemment, la préparation d’un numéro de Manière de voir consacré aux « Révoltés du travail » (en kiosques le 15 janvier 2009) a été l’occasion de retrouver un article d’André Gorz paru en 1993 dans Le Monde diplomatique sous le titre « Bâtir la civilisation du temps libéré » : six mots qui résument à la perfection le seul objectif politique vraiment excitant, à mes yeux, que l’on puisse se fixer pour les prochaines années.

Un sujet ô combien sensible : en France, la loi sur les 35 heures, sous le gouvernement Jospin, en 1997, a été accompagnée de concessions aux employeurs qui en faisaient un cadeau empoisonné pour nombre de salariés ; ce qui n’a pas empêché le patronat de pousser des cris d’orfraie, ni le président démissionnaire du Conseil national du patronat français (CNPF), Jean Gandois, d’appeler de ses vœux un « tueur » pour lui succéder - ce qui serait bientôt fait avec l’entrée en scène d’Ernest-Antoine Seillière et la naissance du Mouvement des entreprises de France (Medef). Déjà bien timide, cette avancée est actuellement balayée par la droite, laissant supposer que l’objectif politique d’une réduction conséquente du temps de travail exige une certaine pugnacité.

Mais le problème, il faut le noter, ne tient pas seulement à la durée légale du travail. Il s’y ajoute le même genre de contrainte que celle, spécifique aux femmes, décrite par Liv Ullmann : une difficulté supplémentaire liée non à des conditions matérielles, mais à un état d’esprit, à une idéologie invisible, à des présupposés conscients ou non. Le culte du travail oblige le salarié non seulement à être là, mais aussi à ne pas mégoter sur son temps. Ce présentéisme imprègne les relations hiérarchiques, mais aussi les relations entre collègues : dans toutes les entreprises du monde où les horaires sont un peu lâches, une bonne partie des ragots de couloirs doivent porter sur le fait que hier, untel est parti à seize heures, que tel autre est encore en vacances, ou encore malade, et que décidément il exagère, d’autant que soi-même, on est parti à vingt heures, on se tue à la tâche, etc. S’il est compréhensible que la répartition, rarement tout à fait équilibrée, d’une charge de travail au sein d’une équipe suscite des conflits et des tensions, il s’y ajoute peut-être bien un élément irrationnel, lié à une mentalité sacrificielle qu’on a déjà eu l’occasion de décrire sur ce site, sous le titre « J’en chie, donc je suis » (mais aussi, en termes plus policés et de manière plus approfondie, au chapitre de La tyrannie de la réalité intitulé « Moloch »). Une mentalité qui considère que, plus on renonce ostensiblement à son temps et à son bien-être, plus on va contre ses propres dispositions, y compris en sacrifiant son temps - serait-ce en pure perte et sans rapport réel avec le travail effectué -, plus on peut se sentir conforté dans son mérite et sa légitimité ; que, conformément à l’étymologie souvent rappelée du mot « travail » (« tripalium », « instrument de torture »), on ne « travaille » vraiment que si on y laisse des plumes - y compris des plumes temporelles.

Les victimes les plus directes de cette logique de révérence obligée à l’égard du travail salarié sont sans conteste les chômeurs, contraints de brader leur temps pour accepter des boulots qui ne leur rapportent parfois que quelques cacahuètes de plus que les minimas sociaux ; et ce, comme l’écrit Olivier Cyran à propos du Revenu de solidarité active (RSA), « au mépris de leurs envies, de leurs besoins, de leurs projets ou de leurs compétences. Implacable ironie d’une société rompue au culte de l’individu, qui nie le droit du quidam à préserver son individualité sur le marché du travail » (« Un emploi de merde sinon rien », CQFD n° 59, septembre 2008).

Libérer le temps,
un enjeu de civilisation

Avec leurs visées esclavagistes, les politiques de « remise au travail » se fondent sur le présupposé que le chômeur est un être désorienté, démuni, qui ne souffre pas tant de l’insuffisance de ses revenus que d’un trop-plein de temps qu’il ne sait comment occuper. Développer son autonomie, trouver le principe de son activité en soi-même et non dans une injonction extérieure, « se faire de la solitude une amie », comme disait Mahmoud Darwich, c’est donc aussi se rendre résistant à une exploitation qui prend des formes de plus en plus virulentes. Autre aspect qui fait la pertinence de l’objectif politique d’une réduction massive du temps de travail : il est porteur d’un enjeu de civilisation et d’émancipation qui n’a encore jamais été exploré, si ce n’est à la marge, dans l’histoire humaine.

Précisions que cet enjeu d’émancipation concerne le rapport de chacun à lui-même, certes, mais aussi aux autres. Il s’agit de libérer du temps « pour soi », mais c’est aussi tout notre mode de relation qui, par ricochet, s’en trouverait modifié. Dans L’An 01, le film de Gébé et Jacques Doillon qui imaginait une grève générale définitive au cours de laquelle la société tout entière désertait le turbin, un personnage disait à un autre : « Je sais qu’on n’a rien à se dire. Mais je sais aussi qu’on a le temps de chercher ; et je sens qu’on va trouver des choses qui n’ont encore jamais été dites. »

On peut déjà l’observer dans les petites communautés qui expérimentent des modes de vie alternatifs, et par exemple dans les squats qui ont longtemps été si nombreux et dynamiques à Genève, avant d’être décimés par une répression féroce depuis quelques années : ceux qui y vivent ont le temps. Contrairement à ce que prétend le pékin aigri qui veut n’y voir qu’une combine pour « ne pas payer de loyer » - si lui-même a le sentiment de se faire gruger, il veut au moins pouvoir se consoler en se disant qu’il en va de même pour tout le monde, et le squatter lui gâche ce bonheur simple -, la vie dans un squat, en permettant de subsister de bouts de ficelle, parce qu’on n’a pas de loyer à payer, oui, en effet, et qu’on peut mettre certaines ressources en commun, dégage un pan de temps gigantesque, et permet une disponibilité, une solidarité et une entraide qui vont de soi, au point de ne même pas être pensées comme telles, parfois. Tandis que le travailleur ordinaire, le bon citoyen qui travaille à plein temps et paie son loyer, est tellement sous pression qu’il a envie d’étrangler sa concierge lorsqu’elle lui tient la jambe dix minutes dans l’escalier, ou sa grand-mère impotente qui a besoin qu’on lui fasse ses courses.

Des existences asphyxiées

Actuellement, les hommes et les femmes sont d’autant plus dépossédés de leur temps que la double contrainte est en fait triple : le même idéal de réussite qui vous enjoint d’avoir un travail valorisant - c’est-à-dire aux horaires envahissants - tout en « prenant du temps pour vous » vous présente aussi comme incontournable le fait de fonder une famille. Le quotidien devient ainsi une course perpétuelle, épuisante ; l’emploi du temps, strictement minuté, se transforme en carcan. Le choix de renoncer soit au travail, soit aux enfants, c’est-à-dire d’éliminer l’un des termes de l’équation pour mieux profiter de celui que l’on conserve, et se donner accessoirement une chance de voir la couleur de ce fameux « temps pour soi », peut être une solution. Mais c’est une solution qui montre vite ses limites : lâcher le travail salarié, c’est faire une croix sur l’indépendance financière vis-à-vis de son conjoint, ce qui pose d’autres problèmes ; quant au renoncement à la procréation, il peut être bien vécu, mais que penser d’une société qui fait payer aussi cher à ses membres leur choix de mettre un enfant au monde ? Qui les oblige bien souvent à choisir entre leur progéniture et leurs aspirations personnelles ?

Dans bien des cas, d’ailleurs, et en particulier pour les femmes, il n’est même pas envisageable de renoncer à un terme de l’équation : en France, depuis vingt-cinq ans, bien des femmes occupent un emploi à temps partiel, alors qu’elles souhaiteraient un plein temps ; c’est-à-dire qu’elles ne peuvent pas se permettre de ne pas travailler, mais qu’elles n’y gagnent pas pour autant leur autonomie financière. Alors que leurs aînées se sont battues pour qu’elles puissent tout concilier - travail, maternité, épanouissement individuel -, elles voient tous ces attributs se vider de leur contenu et leur glisser entre les doigts comme du sable (10).

Une diminution drastique du temps de travail considéré comme « normal », et le découplage, à travers le revenu garanti prôné par André Gorz et d’autres, du travail et des moyens de subsistance, permettrait de réoxygéner nos existences asphyxiées, de remettre du sens et du plaisir dans tout ce que le mode de vie dominant transforme en simulacres absurdes, en corvées exaspérantes, en ébauches vite avortées. Pour l’heure, la place prise par le travail rémunéré, à la fois en heures d’horloge et dans les têtes, oblige à tasser dans ses interstices une foule d’occupations et d’aspirations qui auraient besoin de bien plus de temps pour s’accomplir ou s’épanouir, et condamne les travailleurs à une vie perpétuellement diminuée, amputée.

Ils ont conscience de ce renoncement, de cette spoliation ; mais, au lieu d’en faire une force contestataire, constructive, ils l’expriment le plus souvent sur un mode négatif. Une femme qui avait pendant plusieurs années tenu des chambres d’hôte m’expliquait un jour pourquoi elle avait décidé d’arrêter : elle ne supportait plus les caprices des clients, ni leur agressivité dès lors que tout n’était pas aussi parfait qu’ils l’exigeaient. Leurs quelques jours de vacances étaient à ce point surinvestis d’attentes, ils étaient censés les dédommager de tant de frustrations, que cela les rendait odieux.

Donner du jeu au temps

C’est le problème du temps libre, quand il doit s’arracher à un agenda surencombré : obéissant à une logique mystérieuse, il se montre bien plus rétif, bien moins facile à rentabiliser, à dompter, à uniformiser, à rendre maniable et prévisible que le temps travaillé. Thierry Fabre pointe cette tendance de l’homme occidental à vouloir « plier le monde sous l’empire de sa seule volonté », y compris dans son rapport au temps ; dans son orgueil, il « abolit toutes les limites et bouleverse l’ordre du temps, le temps du sablier comme le temps climatique ». La pollution du temps serait-elle l’autre dimension, dramatiquement négligée, celle-là, du désastre écologique produit par le modèle occidental ?

On ne peut pas décréter - même si on le fait quand même, bien sûr, faute de mieux - qu’on va « prendre du temps pour soi » entre 17h15 et 18h30, par exemple ; ou même entre vendredi et dimanche. Pour profiter pleinement de ce temps, il vaut mieux ne pas être aux abois ; il faut pouvoir lui donner un peu de jeu, être disposé à accepter d’en passer une partie parfois importante à se retourner, à récupérer de la fatigue accumulée, à faire face à des contrariétés imprévues, ou encore à laisser se dissiper des idées noires d’origine plus ou moins identifiée qui le rendent stérile. Le temps libre ne peut pas être vraiment libre s’il doit se réduire à un résidu, à un déchet du temps travaillé, s’il reste sous son empire, s’il perpétue sa logique. Pour que ses pouvoirs agissent, il faut s’en offrir par grosses tranches généreuses, et non avec cette parcimonie dérisoire. On pense au mépris que manifeste Simon Tanner, le héros des Enfants Tanner de Robert Walser, dans son discours à un employeur potentiel (ce garçon a une manière très personnelle de parler aux employeurs), pour le concept même de vacances :

« Qu’est-ce que ça fait d’être en route, même s’il pleut, même s’il neige, quand on a un corps solide et pas de soucis en tête ? Vous, dans votre coin, vous ne pouvez pas vous imaginer comme c’est merveilleux de marcher sur les routes. Il y a de la poussière, bon, et alors, qui va s’en faire pour cela ? Plus tard on cherche une petite place au frais à la lisière d’un bois, où l’on s’étend et d’où l’on aperçoit un paysage magnifique, de sorte que tous vos sens se reposent de la façon la plus naturelle et que vos pensées se mettent à penser tout à leur aise. Vous me direz que c’est à la portée de tout le monde, de vous-même, par exemple, pendant vos vacances. Mais qu’est-ce que c’est que ça, les vacances ! Laissez-moi rire. Je n’ai rien à faire de vos vacances. Je les hais, vos vacances, tout simplement. N’allez surtout pas me donner un poste avec des vacances. Cela ne présente pas le moindre intérêt pour moi, j’en mourrais, c’est simple, si j’avais des vacances. Je veux lutter avec la vie, moi, jusqu’à l’épuisement s’il le faut, je ne veux pas plus de la liberté que du confort, je hais la liberté, si je dois la ramasser comme un os qu’on jette à un chien. Voilà ce que j’en fais de vos vacances (11). »

L’enjeu n’est donc pas, ou pas seulement, de se battre pour gagner sur la quantité de temps dont on dispose, mais sur sa qualité. Pour Thierry Fabre, c’est même dans la recherche d’un autre rapport au temps que réside la clé d’un changement de paradigme. De nombreux artistes, à commencer par le Chaplin des Temps modernes, rappelle-t-il, ont vu très tôt que l’industrialisation, la rationalisation maladive de tous les secteurs de l’existence - ce que Jean-François Billeter, dans Chine trois fois muette, appelle la « réaction en chaîne » -, en bouleversant le rapport au temps, en le mécanisant, expulsait les hommes de leur propre vie et du monde. La « pensée de midi », affirme-t-il - il dirige par ailleurs une revue qui porte ce nom -, c’est-à-dire la revisitation de l’héritage méditerranéen, recèle des richesses précieuses pour nous aider à lutter contre cette malédiction et à chercher « un nouvel art d’habiter le temps », un « temps à hauteur d’homme ». La sagesse locale ne dit-elle pas que « l’on ne fait pas mûrir les olives plus vite » ?

Au fil des pages, Fabre puise aux sources d’auteurs de toutes les rives et de toutes les époques, et cite par exemple un empereur et philosophe romain qui écrivait : « Ce petit instant du temps de la vie, le traverser en se conformant à sa nature, partir de bonne humeur, comme tombe une olive mûre, qui bénit la terre qui l’a portée et rend grâce à l’arbre qui l’a fait pousser. » Et il commente : « Marc Aurèle nous dit, avec une grande simplicité, cet art de traverser le temps qui fait une vie, ce besoin de suivre sa nature propre, de se mettre à l’écoute du souffle qui donne à l’être la plénitude de son rythme. Il est une musicalité de l’être dont chacun a le secret, dont chacun cherche l’avènement parmi les désordre et les chaos du quotidien. »

De même, son propos n’est pas d’opposer l’oisiveté au travail, mais de revisiter le rapport qui les unit, pour en refaire les deux temps d’une même respiration, et rendre ainsi son intégrité à l’activité humaine :

« Tout l’art de faire consiste à ne pas laisser le travail envahir la totalité de l’être. Il répond à l’indispensable et occupe une place centrale qui n’asservit pas le désir de vivre et le besoin de prendre un peu de repos. La sieste n’est pas le paradis du fainéant mais l’oasis nécessaire à l’actif qui cherche à vivre pleinement sa journée. Deux journées en une, entrecoupée de ce moment de silence et d’abandon où l’imagination vagabonde, le plaisir se devine et le corps se recharge. (...)

Il ne s’agit pas de sortir du temps du monde, pas plus que de renoncer à l’exigence du travail bien accompli. La force des choses a sa nécessité qui nous entraîne et ses règles qui nous contraignent. Mais sur cette pointe du temps il est possible de mieux nous accorder à nos horloges intérieures, de ne pas laisser la course aux choses nous entraîner vers la sarabande du néant. Le vide creuse en nous son sillage et le désir factice, sans cesse réactivé par l’empire de la publicité, entrave la vivacité et la plénitude de notre rapport au monde. »

Momo contre les voleurs de temps

L’une des œuvres de fiction qui expriment avec le plus de force et d’éloquence les enjeux de cette bataille pour le temps est sans conteste Momo, de l’Allemand Michael Ende (plus connu pour son Histoire sans fin, qui d’ailleurs vaut mille fois mieux que la très plate adaptation cinématographique dont elle a fait l’objet). Ce « conte-roman » qui date de 1973 (titre original : Momo, ein Märchen-Roman) est paru en français en 1980 aux éditions Stock, dans la collection « Bel Oranger » dirigée par André Bay (qui avait aussi eu le bon goût d’y publier Harry Martinson). Traduit dans le monde entier, il est malheureusement devenu introuvable en français : si par miracle un éditeur jeunesse pouvait passer sur cette page...

Il faut croire que Michael Ende, plus ou moins consciemment, partageait la foi de Thierry Fabre dans l’héritage méditerranéen : sa Momo est une petite fille solitaire qui a élu domicile sous les ruines d’un amphithéâtre romain à l’abandon, en périphérie d’une grande ville du Sud. Pauvre et sans instruction, elle dispose pourtant d’un trésor inestimable : elle a du temps à profusion. Du jour où ils font sa connaissance, les habitants de la ville s’attachent profondément à elle. Ils viennent la voir pour lui parler, et, même si elle ne dit rien, elle écoute avec une telle intensité qu’ils voient leurs problèmes résolus. Les enfants adorent se retrouver à l’amphithéâtre pour jouer, car ils ne jouent jamais aussi bien que quand elle est avec eux. C’est que le don d’écoute de Momo va de pair avec une imagination puissante, qui n’est pas sans lien avec sa capacité à écouter l’univers entier :

« Certains soirs, après le départ de tous ses amis, elle restait assise, longtemps encore, seule au milieu de son vieil amphithéâtre au-dessus duquel, telle une coupole, s’étendait le ciel étoilé : elle écoutait le grand silence. Elle avait alors l’impression d’être assise au milieu d’une immense oreille cherchant à capter les bruits dans le monde des étoiles. C’était comme si elle écoutait une musique très douce et très puissante à la fois qui lui allait mystérieusement droit au cœur. »

« Les hommes,
ils sont ici de trop, et depuis longtemps !
Ils ont tout fait eux-mêmes
pour ne plus avoir leur place
sur cette terre »

Autrement dit, Momo possède comme personne le secret de cette « musicalité de l’être » dont parle aussi Thierry Fabre. Mais un jour, d’étranges « hommes en gris » commencent à hanter les rues de la ville. Peu à peu, ils persuadent les habitants que leurs occupations quotidiennes - bavarder avec les clients quand ils sont coiffeurs ou restaurateurs, chanter dans une chorale, s’occuper de leur vieille mère, rendre visite à une amante secrète, jouer, dormir, rêvasser en regardant par la fenêtre... - représentent des « pertes de temps ». Ils leur proposent d’ouvrir un compte dans leur « caisse d’épargne du temps ». Dès lors, Momo ne reconnaît plus ses amis : ils désertent l’amphithéâtre, passent leur vie à courir sans savoir derrière quoi, n’ont plus de temps à se consacrer les uns aux autres. L’obsession de la rentabilité et de la réussite matérielle, le repli sur soi, l’acrimonie, dominent les relations sociales.

Les voleurs de temps prospèrent ; bientôt, les hommes en gris seront les maîtres du monde, évinçant définitivement les humains : « Les hommes, ils sont ici de trop, et depuis longtemps ! grince l’un d’entre eux. Ils ont tout fait eux-mêmes pour ne plus avoir leur place sur cette terre. » Ces sinistres personnages empestent l’atmosphère de la fumée des cigares gris qu’ils ont continuellement à la bouche, et qui les maintiennent en vie. Ce qui part en fumée avec ces cigares, c’est le temps auquel les hommes ont renoncé : ils sont fabriqués avec les pétales des magnifiques fleurs éphémères, toutes uniques, qui le symbolisent. A croire que la corruption du temps est bien une forme de pollution, décidément...

Bien sûr, les hommes en gris ont tôt fait de repérer Momo, cette sauvageonne à la tignasse en bataille qui représente le seul obstacle sérieux à leurs projets. Menacée, la petite fille, dans sa fuite, va découvrir la Maison de Nulle-Part, où vit l’étrange Maître Hora (qui prépare un chocolat chaud fameux). Celui-ci possède, entre mille autres trésors, une montre qui indique les heures célestes :

« Les heures célestes sont des moments tout à fait exceptionnels au cours de la vie où chaque chose et chaque être, jusqu’aux étoiles les plus éloignées, s’entendent mystérieusement. Cela peut donner lieu à des événements uniques et mystérieux, eux aussi. Hélas ! les êtres humains ne savent pas saisir ces moments rares et, le plus souvent, les heures célestes passent inaperçues. Mais si quelqu’un les reconnaît, il se passe alors des choses importantes dans le monde (12). »

Maître Hora est assisté de Kassiopeïa, une tortue initiée au secret du temps et aux vertus de la lenteur, qui communique grâce aux lettres lumineuses qui s’affichent sur sa carapace. Une fleur éphémère dans une main, Kassiopeïa sous l’autre bras, Momo, vêtue de sa robe rapiécée et de son veston d’homme trop grand pour elle, s’en va affronter les hommes en gris.

« Prendre du temps pour soi » ? Le détail que les magazines oublient de mentionner quand ils donnent ce genre de conseil, c’est que, pour pouvoir réellement le mettre en pratique, il faudrait commencer par, en gros, abattre le capitalisme. Autant dire que ce n’est pas gagné. En attendant, tout ce que l’on peut espérer, c’est de voir passer de temps en temps, en lisière de son champ de vision et de sa vie, l’ombre furtive de Kassiopeïa.

Mona Chollet
Images
 : Metropolis, de Fritz Lang ;
Les Temps modernes, de Charlie Chaplin

(1) Liv Ullmann, Devenir, traduit de l’anglais par Nina Godneff, Stock, 1977.

(2) Virginia Woolf, Une chambre à soi, traduit de l’anglais par Clara Malraux, 10/18.

(3) Merci à Gilles D’Elia, du site Relectures, qui a retrouvé la référence : c’était dans une tribune, intitulée « La passion de Said était la justice », parue dans Libération du 30 octobre 2003. Voici le récit exact : « Je frappai à la porte et entrai, pour être immédiatement interrompu dans mon élan. Tout au bout du gigantesque bureau qu’il occupait à l’université de Columbia, à New York, Edward Said était assis à sa table de travail et me fixait du regard, derrière ses lunettes juchées au bout du nez. "Restez où vous êtes ! me lança-t-il. Je ne sais pas qui vous êtes ni ce que vous me voulez, mais je suis sûr de ne pouvoir vous être d’aucune aide, alors pourquoi perdre votre temps et me faire perdre le mien ?" "Bien, répondis-je, en ce cas je considère avoir droit au quart d’heure qui m’a été accordé, après le mal que je me suis donné pour l’obtenir. Tout ce que je vous demande, c’est de passer l’intégralité de ce laps de temps ici même. Une fois qu’il sera écoulé, je m’en irai." "Si c’est ce que vous voulez, faites donc", déclara-t-il. Je m’avançai jusqu’à lui, tirai à moi la chaise qui faisait face à son bureau et jetai un regard sur ma montre pour ne pas perdre l’heure de vue. Ayant attrapé quelques journaux à portée de main sur une étagère derrière moi, je me mis à les feuilleter. Lui se remit au travail, se plongeant dans ses papiers. Un silence s’ensuivit, de courte durée. Soudain, Edward releva la tête de sa paperasse, la laissa choir et déclara : "Je me rends. Vous avez déjeuné ? C’est moi qui régale." »

(4) Albert Cohen, Belle du Seigneur, Gallimard, 1968.

(5) Mahmoud Darwich, Entretiens sur la poésie, traduit de l’arabe par Farouk Mardam-Bey, Actes Sud, 2006.

(6) Lettre à Louis Bouilhet, 24 août 1853. Gustave Flaubert, Correspondance, Folio Classique.

(7) Nancy Huston, Instruments des ténèbres, Actes Sud, 1996.

(8) Bernard Lahire, La Condition littéraire - La double vie des écrivains, La Découverte, 2006.

(9) Thierry Fabre, Eloge de la pensée de midi, Actes Sud, 2007.

(10) Lire « Les acquis féministes sont-ils irréversibles ? », Le Monde diplomatique, avril 2007.

(11) Robert Walser, Les Enfants Tanner, traduit de l’allemand par Jean Launay, Folio Gallimard, 1992 (1907).

(12) Michael Ende, Momo, traduit de l’allemand par Marianne Strauss, Stock, « Bel Oranger », 1980 (1973).

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Périphéries, 5 octobre 2008
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