Périphéries

OGM : « Refermer sur l’humanité sa prison technologique et en jeter la clef »

« Obscurantisme »

Septembre 2001

« A l’heure où la domination se propose, à coups d’expérimentations génétiques aveugles, de refermer sur l’humanité sa prison technologique et d’en jeter la clef... » Et d’en jeter la clef : ces mots de René Riesel expriment parfaitement la raison pour laquelle la dispersion actuelle des organismes génétiquement modifiés (OGM) dans la nature nous inspire un tel sentiment de révolte et d’horreur. Tout en faisant semblant de souhaiter un grand débat national, les pouvoirs publics sont en train de laisser commettre l’irréparable. Et cela, aux yeux de tous ; mais en essayant d’escamoter l’opération derrière un feu d’artifices rhétoriques - artifices souvent dérisoires et peu convaincants, mais, le précédent de la vache folle le montre, l’essentiel est de meubler jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à dire d’autre, à la face du monde en colère, que : « Oups... Désolés. »

Quitte à se faire avoir dans les grandes largeurs, autant essayer de comprendre comment ; comment, exactement, les subtils glissements sémantiques du discours autour des OGM sont en train de réorganiser dans les consciences les catégories du bien et du mal, de l’acceptable et de l’inacceptable, du raisonnable et de l’irrationnel. Comme point de départ, on prendra ici le concentré d’arguments grossiers que fut l’émission « Le téléphone sonne », sur France-Inter, consacrée au thème « La polémique sur les OGM : comment faire la part des fausses peurs et des vrais risques ? » (31 août 2001), et dans laquelle intervenait en direct le ministre de l’agriculture Jean Glavany ; et, comme antidote, le recueil de textes de René Riesel, Aveux complets des véritables mobiles du crime commis au CIRAD le 5 juin 1999. René Riesel, ancien leader étudiant de Mai 68 et membre de l’Internationale situationniste, s’est installé en 1973 dans les Pyrénées Orientales, où il est devenu éleveur. Il a milité à la Confédération paysanne, dont il a été secrétaire général et qu’il a quittée en 1999. En février 2001, il a été jugé à Montpellier avec José Bové et Dominique Soullier pour avoir arraché des plants de riz transgénique en serre cultivés par le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD).

« OGM » : acronyme récurrent dans la litanie médiatique quotidienne, au point qu’on oublierait presque la réalité qu’il recouvre. Ce qu’on nous restitue aujourd’hui paresseusement sous la forme d’un « grand sujet qui préoccupe les Français » (avec le chômage, l’« insécurité », les fonds secrets, la Corse et l’augmentation des prix due à l’euro), c’est pourtant la version abâtardie d’un bel élan de refus, qui fut quasi unanime, et que René Riesel analyse bien : « L’introduction des OGM agricoles (...) a été assez généralement ressentie comme révoltante, et une aura de sympathie a entouré ceux qui s’étaient publiquement opposés à ce nouveau seuil dans l’artificialisation de la vie. C’est qu’avec une telle dispersion de chimères génétiques commençait à s’appliquer à grande échelle le projet de soumettre irréversiblement à la logique industrielle le cœur de la vie naturelle, son autonomie à se reproduire ; cette stérilisation apparaissait là, dans l’agriculture, comme une atteinte à ce qu’on avait voulu croire préservé des anciens liens avec la nature. » On ne sait pas si l’offensive déclenchée depuis quelques jours, à grands renforts de chantage à l’« obscurantisme » - l’opinion, ça se travaille, comme disait l’autre... -, viendra à bout de la vindicte anti-OGM d’une population qui, lorsque les sondeurs l’interrogent sur le sujet, réplique avec une insolence inouïe. Echantillon de réponses récentes faites aux enquêteurs (« OGM : les cobayes se rebiffent », Libération, 11 août 2001) : « Lorsque les ennemis des cultures seront devenus résistants aux OGM, quelle sera la suite ? » ; « Pourquoi les OGM s’inscrivent-ils dans une logique productiviste alors que nous surproduisons déjà ? » ; « La filière bio c’est la santé. Si les OGM la font disparaître, sur quels aliments pourrons-nous compter pour manger sainement ? » ; « Pourquoi aller si vite puisqu’il y a des incertitudes ? » Dans ces objections d’une grande pertinence, la journaliste, elle, voit « une incroyable série d’inquiétudes ». Ah ! L’irrationalité de la plèbe, ma bonne dame... Dans le livre de René Riesel, on trouve un bon résumé de ce poncif, fourni par un scientifique au procès de l’arrachage des plants d’OGM à Montpellier : « Il y a une peur inhérente à l’humain qui peut alimenter des craintes dans de grandes périodes d’incertitude. »

Ceux qui tentent actuellement de faire passer la pilule des manipulations génétiques partent cependant avec un gros handicap de départ : le scandale de la vache folle, qui a traumatisé la population et éclairé brutalement les pratiques criminelles de cinquante années d’agriculture productiviste dûment subventionnée. L’humeur vindicative du consommateur n’a pas échappé à Jean Glavany, ministre de l’agriculture et de la pêche. Il a brillamment identifié ce qui, dans une bonne partie de l’opinion, représente désormais le mal : c’est la « course folle au productivisme ». Il se gargarise de l’expression, pour mieux s’en servir de repoussoir : la « course folle au productivisme », ouh, là, ça non ! Pouah ! C’est fini, et bien fini !... Ah, bon. Bonne nouvelle. Mais alors, les gouvernements vont enfin prendre les mesures nécessaires pour empêcher l’agro-industrie de jouer les apprentis-sorciers ? On ne va plus déclencher des cataclysmes naturels et sanitaires aux conséquences indéfinies (à tous les sens du mot) en faisant mumuse avec des techniques hasardeuses ? On va cesser de transformer des organismes vivants en marchandises sérialisées, sans goût, sans valeur nutritive, quand elles ne sont pas nocives, voire mortelles, et de détruire le milieu vital de l’être humain ? Par exemple, on va interdire la culture des OGM ?... Ah, non, nous informe le ministre : les OGM ne rentrent pas dans la catégorie de la méchante « course folle au productivisme ». Tiens ! On croyait pourtant qu’il s’agissait d’améliorer le rendement, de rendre les plantes résistantes aux herbicides et aux pesticides, qui imprègnent et empoisonnent déjà tous les sols, afin de vendre encore plus de ces mêmes herbicides et pesticides, dans des versions encore plus teigneuses... Mais non : les OGM, nous apprend-on, entrent dans la très respectable et vertueuse catégorie de la « connaissance ». Si vous êtes contre les OGM, c’est que vous êtes contre la « connaissance », et si vous êtes contre la « connaissance », vous êtes « obscurantiste ». CQFD.

Essais en milieu ouvert :
qui, dans cette histoire,
« bafoue les règles
de la vie en collectivité » ?

C’est donc cette noble soif de « connaissance » qui justifie les actuels essais en plein champ de cultures d’OGM. « C’est le seul moyen de savoir si c’est dangereux ou non », plaide le ministre. Argumentation surréaliste : tout en se félicitant que naisse un « large débat public » autour des OGM, Jean Glavany met purement et simplement ses concitoyens devant le fait accompli. La culture en plein champ, malgré de dérisoires mesures de précaution, c’est la contamination assurée des champs voisins - ou même éloignés - par des semences transgéniques. Au procès de Montpellier, la présidente du tribunal avait demandé au directeur du CIRAD : « Quelle distance les pollens peuvent-ils parcourir ? » Réponse : « Je ne sais pas. » Ainsi, on discute, on débat très poliment, très républicainement, très citoyennement, très démocratiquement, et, pendant ce temps, que volète le pollen... « C’est au fond de cette poubelle où [nous sommes] gorgés de dioxine, intoxiqués par l’air, empoisonnés par l’eau, écrit René Riesel, qu’on nous avise maintenant qu’il nous faudra débattre, démocratiquement s’entend, des embellissements qu’on pourrait lui apporter ! Mais débattre de quoi ? De décisions déjà prises, ou qui le seront de toute façon. Car on a beau jeu de nous représenter qu’ainsi partis le seul choix qui reste est d’aménager, autant que possible, le cours chaotique de l’innovation automatisée, ses dégâts collatéraux, ses regrettables externalités négatives. On ne songe même pas à dissimuler qu’à cet aménagement on a déjà fixé un objectif permanent : repousser toujours plus loin les seuils d’acceptabilité sociale, comme dit très scientifiquement la novlangue lorsqu’elle veut parler d’approfondir la soumission. Nous devrons nous faire aux proliférantes chimères technoindustrielles, mais en en débattant, en nous berçant doucement d’espérances sur les progrès perpétuellement imminents, mais évidemment décisifs, de la lutte contre les cancers produits par le mode de vie industriel. »

Dans ce contexte, les arrachages de plants d’OGM par divers groupes militants - Confédération paysanne, Attac - sont des actes de « vandalisme » qui ne font que répondre à un autre vandalisme, incomparablement plus grave. Ce qui n’empêche pas le ministre de tempêter contre ces « commandos » qui préfèrent le « recours à la violence » au « débat démocratique », qui « bafouent les règles de la vie en collectivité », qui « donnent un exemple désastreux à la jeunesse de notre pays »... Vraiment ? Qui, dans cette histoire, « bafoue les règles de la vie en collectivité » ? Quant à la jeunesse, parlons-en : pour la sauvegarde de sa propre santé mentale et physique, elle a tout intérêt à se ruer dans les champs transgéniques, faucille à la main, plutôt qu’à se laisser abrutir par une langue de bois furieusement démocratique, républicaine et citoyenne. En l’occurrence, ce seraient plutôt les scientifiques qui se conduisent comme de sales gamins capricieux. Si des mômes mettent le feu à la maison familiale et justifient ensuite leur acte par leur inextinguible « soif de connaissance », reprochera-t-on à leurs parents d’être « obscurantistes » quand, à bout de nerfs, ils leur colleront une baffe ?

Les manipulations génétiques,
accumulation de bricolages hasardeux
plutôt que science fondamentale

Il y a quelques semaines encore, c’est d’une autre expression que se gargarisait le ministre de l’agriculture : « principe de précaution ». Le maigre paquet d’expressions toutes faites - qui sont un peu au langage ce que le pavillon en préfabriqué est à l’habitat - ressassées à la radio et à la télévision pour relater et commenter un événement s’oublient d’autant plus facilement qu’elles ont été omniprésentes et obsédantes pendant une période donnée. Ainsi, chez les hommes politiques appelés à intervenir sur un sujet, puis sur un autre, un mantra chasse l’autre, et peu importe s’il est en contradiction avec le précédent. Imagine-t-on le gouvernement invoquer les exigences du savoir et de la connaissance pour justifier l’utilisation des farines animales ? « C’est le seul moyen de savoir si c’est dangereux ou pas » : ça, pour savoir, on a su... Ha, ha ! Mais Jean Glavany vous a vu venir ! « L’objection est facile, mais comparaison n’est pas raison... » Tout d’un coup, on repense à Fritz Zorn décrivant dans Mars comment, dans sa famille de grands bourgeois soucieux avant tout de calme, tous les sujets pouvant faire l’objet de comparaisons particulièrement intéressantes étaient aussitôt décrétés « totalement incomparables », de manière à préserver l’harmonie fallacieuse d’un monde où les choses « glissent et se croisent sans friction »...

Le problème, dans le cas qui nous occupe, c’est qu’il semblerait bien que la comparaison ait une pertinence qui dépasse la coïncidence chronologique. Lors du procès de Montpellier, Michel Tibon-Cornillot, épistémologue et historien des sciences, cité comme témoin par l’accusé René Riesel, a insisté sur le fait que le clonage et le génie génétique comportent « une part immense de technique et très peu de connaissance, ce qui explique à ses yeux l’entrée massive de l’industrie dans ce type d’activités. Avec la production industrielle de substances biochimiques ou d’OGM se produit un changement d’échelle dans les risques : des "boîtes noires" biologiques, que l’on sait fabriquer mais dont on ne comprend pas le fonctionnement, sont mises en contact très rapidement avec une grande masse de gens. Le développement récent de l’ESB [encéphalite spongiforme bovine], par exemple, ainsi que nombre de nouvelles maladies telles que les maladies auto-immunes, sont probablement liés aux interactions - sur lesquelles on sait très peu de choses - entre tous ces produits. » On est en effet loin, même si des hypothèses sérieuses existent - elles évoquent des interactions dues à un pesticide utilisé par les éleveurs britanniques -, d’avoir tout compris aux réactions qui ont produit l’ESB, celle-ci s’étant aussi déclarée chez des bovins n’ayant jamais avalé de farines carnées.

De quoi porter un coup sérieux à l’image des OGM comme nouveau fleuron d’une science triomphante, avançant résolument vers l’horizon radieux du progrès... Dans son livre Manger bio, Lylian Le Goff écrit : « On ignore tout des mécanismes de régulation responsables de la variabilité et de l’adaptabilité du vivant (l’expression d’un gène n’est pas fonction seulement de celui-ci, elle dépend aussi de sa localisation dans le génome et de d’interactions avec d’autres gènes). Avant de modifier, de perturber les interactions entre les gènes, la science devrait se donner le temps et les moyens de mieux les connaître plutôt que courir le risque d’ouvrir une boîte de pandore. » Un autre témoin du procès de Montpellier, André Pichot, scientifique lui aussi, expliquait que les techniques de manipulation génétique, loin d’être un progrès, « sont le signe d’un certain échec » ; qu’elles ne constituent pas une science fondamentale, mais une « accumulation de bricolages » : « Quand ça marche, on ne sait pas pourquoi ça marche, et quand ça ne marche pas, on ne sait pas pourquoi ça ne marche pas. » René Riesel cite le généticien Axel Kahn, qui convient que la combinatoire des gènes « relève probablement de processus chaotiques » et qu’elle « est dans son détail probablement peu connaissable ». Et Riesel d’enchaîner : « Le "détail" en question, cette part "peu connaissable", je m’avancerai à dire qu’elle contient en germe toutes les catastrophes et calamités inédites à venir, dont l’ESB n’est, je le crains, qu’un hors d’œuvre. » Si quelqu’un plaide pour la connaissance, dans ce débat, ce sont bien les opposants aux OGM...

« Les merveilleuses semences OGM
qui sont tout ce qui manque
pour faire de l’Afrique ravagée
le nouveau jardin des délices terrestres »

René Riesel a de très belles pages sur cette imposture qui veut nous faire prendre pour de la connaissance ce qui est sa négation même : « On invoque encore, pour justifier l’acharnement technologique, l’atavique et insatiable curiosité humaine, ou encore le goût non moins ancré en l’homme de l’aventure, de la nouveauté, de la variété, etc. En réalité, pour tout individu sensé, c’est-à-dire qui n’a pas renoncé à l’usage raisonné de ses sens, il n’y a rien qui puisse satisfaire ou même éveiller la curiosité dans cette entreprise de simplification qui ne procède jamais que par la dévitalisation, la stérilisation méthodique : on ne sort jamais du laboratoire, on l’étend à tout, pour retrouver partout les mêmes présupposés mécanistes et les mêmes procédures techniques. Et cette uniformisation lugubre serait une aventure ? L’aventure et la découverte, ce serait bien plutôt de nous affranchir des entraves de nos prothèses et de nos écrans, de retrouver la vie des sensations directement éprouvées, sans filtre numérique [hum... Promis, je termine cet article et je balance l’ordinateur par la fenêtre], d’aller à pied à la rencontre du monde des nécessités matérielles, des réalités tangibles sur lesquelles on peut agir par soi-même ; et d’expérimenter chemin faisant des formes de communauté capables de choisir en toute conscience leurs outils techniques comme leurs modes d’association et d’entraide. »

« Une part immense de technique et très peu de connaissance » : il est bien mince, pour ne pas dire inexistant, le vernis d’honorable savoir scientifique qui recouvre l’énorme machine de prédation commerciale et de privatisation du vivant. Les défenseurs des biotechnologies ont d’ailleurs bien du mal à citer des exemples de leurs bienfaits éventuels. Oh ! Certes, Jean Glavany voit clair dans les noirs desseins de certaines multinationales, qui ne pensent qu’à nous vendre encore plus de pesticides : il a senti l’hostilité sourde de l’électorat, confirmée par tous les sondages. En homme pondéré et raisonnable qu’il est, il fait donc soigneusement la distinction entre méchants et gentils OGM. « D’accord, monsieur le ministre, lui objecte le journaliste de France-Inter, mais alors, pourquoi l’essentiel des essais actuels de cultures en pleins champs, que vous avez autorisés, sont-ils le fait de multinationales testant des résistances à des pesticides ? » « Je ne vais pas fuir mes responsabilités », répond Jean Glavany, avant de fuir ses responsabilités, en s’appliquant à ne pas répondre à la question (il suffit de noyer le poisson en blablatant jusqu’à ce que votre temps de parole soit écoulé et qu’on prenne à l’antenne l’auditeur suivant). De toute façon, on voit mal, puisque la part de connaissance est si dérisoire dans ces recherches, en quoi de vertueux labos publics, porteurs de « contre-expertise », pourraient se distinguer des méchants labos privés... Mais revenons à ces « gentils » OGM. Quels exemples le ministre en donne-t-il ? Il en cite deux : 1) Une plante qui sécrète elle-même le pesticide, ce qui évite l’épandage et la pollution des sols. 2) Une plante qui pousse dans le désert. Oui... Vous aussi, quelque chose vous frappe ? C’est complètement débile !

1) Pour éviter la pollution des sols, plutôt que d’incorporer le pesticide à la plante, on peut se passer complètement de pesticides ! C’est ce que font déjà les agriculteurs biologiques, en utilisant leur connaissance des équilibres de l’écosystème... Connaissance, encore une fois : cette connaissance qu’invoquent à tout bout de champ les défenseurs des OGM, alors qu’ils ne rêvent que de transformer encore davantage les agriculteurs en ouvriers spécialisés et dépendants, qui se contentent de planter ou de répandre ce qu’on leur vend en évitant de se poser trop de questions. L’agriculture biologique, outre qu’elle accroît son autonomie en occasionnant peu de dépenses (pas de produits chimiques) pour un résultat à haute valeur ajoutée, « valorise l’agriculteur », note Lylian Le Goff. « Ce dernier agit en fonction des lois des écosystèmes pour maîtriser les aléas environnementaux, produire de la qualité et en attendre une juste rétribution. Plutôt que de demeurer un pion interchangeable dans un système standardisé, il redevient le maître d’une production chargée de sens. »

2) On est vraiment censé argumenter sur cette histoire d’OGM qui vont sauver le tiers-monde ? C’est tellement énorme qu’on se demande comment leurs interlocuteurs peuvent ne pas éclater de rire au nez de ceux qui profèrent un bullshit pareil. « Cette société de masse qui ne "résout" les problèmes qu’en les amplifiant », écrit René Riesel... Mais l’argument semble sérieusement retenu (par les arbitres impassibles des médias, par exemple), ce qui achève de décomplexer ceux dont il émane. Au procès de Montpellier, Philippe Kourilsky, directeur général de l’Institut Pasteur, co-auteur d’un rapport sur le « principe de précaution » remis au Premier ministre en 1999 (il était présent au tribunal pour déclarer que dans le cas des OGM, comme par magie, le principe de précaution n’avait pas lieu de s’appliquer), estimait « moralement insupportable » que des recherches utiles pour les pays pauvres soient bloquées par l’action de quelques irresponsables. On retient ses larmes. La firme Monsanto elle-même, dans ses publicités, « joue sur l’émotion, sur la nécessité d’aider les pays pauvres. La multinationale de Saint Louis veut apparaître comme une société d’un nouveau genre, soucieuse, grâce à ses organismes génétiquement modifiés et aux formidables avancées des sciences de la vie, d’agir en faveur d’une autosuffisance alimentaire des pays du tiers monde » (« Monsanto prêche pour l’humanité », Libération, 21 septembre 1999).

Réparer les désastres
en en produisant d’autres,
« plus variés, complexes,
imprévisibles et recombinables »

René Riesel, lui, cite un certain Claude Fauquet, qui déclare : « Nous avons utilisé 90% des terres arables. Nous devons augmenter la production. (...) La biotech est notre seul espoir. (...) Nous pourrions doubler, tripler, voir quadrupler la productivité des cultures en Afrique avec des technologies très simples et faciles d’accès. » Ce personnage effrayant, commente Riesel, est « détaché en Californie par son institution d’origine (l’ex-ORSTOM devenu IRD) pour travailler, "en partenariat" bien sûr, dans un laboratoire international en partie financé par la fondation Rockfeller. De cette collaboration high tech entre la recherche dite privée et la recherche soi-disant publique sortiront, comment en douter, les merveilleuses semences OGM qui sont tout ce qui manque pour faire de l’Afrique ravagée le nouveau jardin des délices terrestres ».

« Depuis plus d’un siècle, écrit René Riesel, à chaque innovation des sciences et des techniques, ce sont les mêmes grosses ficelles qu’on débobine : demain, la physique, la chimie, la biologie auront vaincu la misère, la maladie, la faim et - pourquoi pas ? - la mort elle-même. Rire de ces sornettes toujours démenties, c’est être rétrograde, "obscurantiste", comme dit le brillant Glavany. » Après tout, que l’Occident éclairé veuille faire le bien des métèques - contre leur volonté, s’il le faut : l’action contre le CIRAD avait été menée avec un groupe de paysans du sud de l’Inde -, ce n’est guère nouveau... On se permettra quand même de remarquer que jusqu’ici, au cours de l’Histoire, les discours généreux n’ont fait que servir de paravent aux pires prédations, et que les bonnes intentions affichées ont ravagé socialement et écologiquement des pays entiers, laissés exsangues pour longtemps - mais, j’oubliais : comparaison n’est pas raison...

On laisse Lylian Le Goff répondre à ces inepties criminelles. Parmi les risques des OGM pour l’environnement, il cite « l’adaptation des prédateurs aux toxines transgéniques ». Et explique : « Ce phénomène de chimiorésistance acquise est une constante en agriculture intensive ; il devrait s’accélérer dès lors que la toxine est sécrétée en permanence par la plante et non plus au rythme épisodique des épandages. Déjà, des chenilles pyrales mutantes, résistantes à la toxine Bt sécrétée par le maïs transgénique, sont apparues aux Etats-Unis. Les plantes génétiquement modifiées, censées, comme le prétendent leurs partisans, lutter contre la faim dans le monde, pourraient au contraire l’aggraver brutalement si elles devenaient victimes de prédateurs devenus résistants et capables de décimer des cultures devenues hégémoniques aux dépens de la biodiversité. » René Riesel : « Le plus terrifiant dans l’activité technoscientifique, c’est-à-dire dans l’artificialisation continue de la vie à l’œuvre depuis un siècle, c’est très précisément qu’elle est devenue incontrôlable : lors même qu’elle se propose de corriger les nuisances ou les désastres amenés par les stades précédents de son développement, elle ne sait qu’en produire d’autres, plus variés, complexes, imprévisibles et recombinables. »

Un enjeu de domination
déguisé en « progrès »

Plus loin, dans son livre, Lylian Le Goff détaille l’intérêt que représente au contraire l’agriculture biologique pour le tiers monde : « Malnutrition, dépendance alimentaire et économique sont le lot de bien des pays du Sud. Souvent, leurs cultures traditionnelles ont été délaissées au profit de cultures d’exportation pour nos assiettes et notre bétail. La quantité de produits céréaliers destinée au bétail du Nord est supérieure de 25% à celle consommée par les populations des pays du Sud. Ainsi, l’agrobiologie paraît vitale pour que les pays en développement préservent leurs ressources vivrières et recouvrent une autosuffisance alimentaire dans le cadre d’une économie solidaire qui respecte et incite à l’autonomie, et évite qu’ils soient dépendants de marchés captifs. » Mais, bizarrement, on n’entend nulle part vanter à grand bruit les vertus de l’agriculture biologique pour les pays du tiers monde. Il faut dire que l’agriculture biologique, ce n’est pas drôle : il n’y a rien à vendre... Ni pesticides, ni OGM.

Evidemment, le grand avantage des OGM, à la lumière des déclarations d’un Claude Fouquet, est qu’ils évitent de se prendre la tête avec l’Histoire et ses complexités, avec les relations Nord-Sud, avec les inégalités, les responsabilités, les culpabilités... En n’agissant que sur les conséquences, et jamais sur les causes des erreurs passées, ils permettent à l’Occident de continuer à se donner le beau rôle, de se conforter dans la certitude de sa supériorité et de sa vocation civilisatrice : prétendre vaincre la faim dans le monde grâce à nos formidables OGM évite de se rappeler que c’est nous qui affamons le reste de la planète en faisant enfourner des quantités obscènes de céréales à nos hamburgers sur pattes. L’enjeu des OGM est bien la perpétuation de la domination, et non le progrès. Dans son rapport au Premier ministre, Philippe Kourilsky mettait en garde contre le « désavantage compétitif désastreux » auquel s’exposaient la France et l’Europe si elles « se coupaient des OGM de deuxième génération » en se fondant « sur des présupposés injustifiés ». Jolie réinterprétation du principe de précaution... Le CIRAD reprochait aux trois accusés de Montpellier de lui avoir fait « perdre du temps » dans ses recherches ; or la perte de temps est un concept qui n’a de sens que commercialement, et non scientifiquement. L’humanité a vécu sans OGM depuis son apparition sur terre : elle devrait survivre sans eux encore quelques années... Quand c’est le méchant grimaçant de James Bond qui rêve de toute-puissance et de prise de contrôle de la planète, on frissonne sur son canapé en spéculant sur les modalités de la mise à mort qui l’attend, et dont la cruauté sera dûment proportionnelle à l’irritation qu’il a suscitée en nous, avant d’y assister avec un mélange de dégoût et de soulagement. Mais quand ce sont des savants bien réels qui nous tiennent les mêmes discours, on se laisse avoir sans broncher par leurs lénifiantes déclarations d’intention.

Au Canard enchaîné, on a des couilles

Ce qui sépare les opposants aux OGM de leurs défenseurs - que ces derniers soient cyniques ou de bonne foi, c’est-à-dire gravement intoxiqués -, c’est une conception du monde. La vison radicale d’un René Riesel (au passage, il donne une belle définition de la radicalité : « c’est, littéralement, "prendre les choses à la racine", et non rafraîchir un anticapitalisme sommaire agrémenté de bourdieuseries ») est loin d’être majoritaire. Certes, les récents scandales alimentaires ont suscité un malaise profond ; mais tout est mis en œuvre pour que la prise de conscience - et les remises en cause, voire les bouleversements qu’elle implique - n’ait pas lieu. Elle ne peut d’ailleurs qu’être timide, cette prise de conscience : intoxiqués, nous le sommes tous. C’est pourquoi on aurait tort de sous-estimer les effets potentiels de la contre-offensive lancée par un Jean Glavany : avec son chantage à l’« obscurantisme », il tend la perche à tous ceux qui aspirent, en se réclamant de la « raison », à s’élever au-dessus de la masse bêlante (apeurée, irrationnelle, fonctionnant à l’instinct) des militants-anti-mondialisation-néolibérale.

Il n’y a pas grand chose à faire, dans notre société, pour faire assimiler le refus de ce que Riesel appelle « le millénarisme de la science industrielle » à un refus du progrès, à une idéalisation de l’état de nature, à un désir de revenir à l’âge de pierre... Les premiers poissons mordent déjà. Dans Le Canard enchaîné du 29 août 2001, Louis-Marie Hoareau dénonce la tentation, au nom du principe de précaution, « de s’en remettre à la meilleure de toutes les précautions : l’inaction totale ». Autrement dit, si vous refusez que l’homme se comporte sur la terre comme si sa propre survie ne dépendait pas d’elle, comme s’il n’appartenait pas à un milieu, comme s’il avait vocation à dominer la nature, à s’y substituer, sous peine de se déshonorer gravement, c’est que vous êtes pour « l’inaction » et que vous n’avez pas de couilles. On retrouve là l’idéologie « risquophile » des dynamiques créateurs d’entreprises, théorisée au Medef (Mouvement des entreprises de France) par François Ewald, qui l’oppose aux tristes « risquophobes », c’est-à-dire aux « inactifs », justement : les chômeurs, mais aussi les salariés crispés sur leurs acquis sociaux... Canard/Medef, même combat ?!

Suit un paragraphe sur la « peur sourde » qu’engendre la culture d’OGM, qui repose sur « des ignorances et des confusions », bla, bla. Notre chevalier blanc de la « raison » s’indigne : « Des questions aussi différentes [différentes ?! Ah bon ?!] que la sécurité du consommateur et la préservation des espèces végétales sont mélangés, parfois sciemment [oh ! les fourbes !], pour aboutir à un rejet global, instinctif et irraisonné. » Instinctif, irraisonné... Tout y est. Après tout, « depuis vingt ans, aux Etats-Unis, des millions de consommateurs avalent du maïs transgénique. Aucune toxicité n’a jamais été identifiée, aucun accident signalé ». C’est vrai. De même qu’il n’y a pas si longtemps, les vaches mangeaient des farines carnées, et elles les digéraient très bien. « Le risque, hypothétique, pourrait être l’apparition de réactions allergiques. C’est un risque qu’il faut bien accepter, avec ou sans OGM. » Dans Manger bio, Lylian Le Goff écrit : « Les manifestations allergiques augmentent régulièrement de 10% par an, en relation avec une alimentation imprégnée de molécules de synthèse (additifs, pesticides, antibiotiques...). » Il décrit une population perpétuellement malade, sous perfusion de médicaments toujours plus violents auxquels elle ne cesse de développer des résistances, ce qui oblige à une surenchère - surenchère sur laquelle prospèrent les labos. Une population qui « détruit pour produire », saturant le sol de produits chimiques qui le ravagent, tout cela pour obtenir des produits agricoles si pauvres qu’ils obligent le consommateur à se gaver de compléments alimentaires de synthèse pour rester (à peu près) en bonne santé... Le Canard enchaîné a raison : au point où on en est... Changer de voie serait trop compliqué, alors autant se résoudre à la fuite en avant, n’est-ce pas ?

Vendons les OGM en supermarché,
mais ne les cultivons pas !

Ce papier d’une vertigineuse bêtise insiste cependant sur l’étiquetage : « Chacun doit être libre de choisir en connaissance de cause. Mais si les pro-transgénique ne peuvent imposer la présence d’OGM à ceux qui n’en veulent pas, les "anti" ont-ils le droit de priver les autres d’un bon épi transgénique bien grillé ? » (Vous connaissez beaucoup de gens que ça fait saliver d’envie, vous, plus qu’un épi classique, « un bon épi transgénique bien grillé » ?) Le problème, c’est qu’avant d’être des produits étiquetés sur des rayons de supermarché, les OGM sont des plantes qui poussent dans des champs, et on risque d’avoir un peu de mal à étiqueter le pollen. Autoriser la culture des OGM, c’est, de fait, l’imposer à l’ensemble des consommateurs. C’est, de fait, éradiquer l’agriculture biologique. Si les pro-biologiques ne peuvent l’imposer à ceux qui n’en veulent pas, les pro-OGM ont-ils le droit de priver les autres d’un bon épi biologique bien grillé ?... S’il nie les risques pour le consommateur, le journaliste, fournissant un éclatant exemple de ce qu’on appelle la « pensée clivée » ou « l’idéologie de la séparation », admet qu’en revanche, « le risque que feraient courir les OGM à l’environnement paraît beaucoup plus sérieux ». C’est juste. Alors, voilà ce qu’on propose : on étiquette les OGM sur les rayons du supermarché pour respecter la liberté de toute le monde, mais on interdit la culture des OGM... A l’inaction prônée par les sans-couilles, le Canard oppose ensuite l’audace conquérante : « Un jour ou l’autre, il faut bien sortir du laboratoire et essayer une culture. Le risque zéro n’existe pas, tout le monde en est d’accord. » Mais au nom de quoi prendrait-on ce risque ? En en espérant quels bénéfices - autres que ceux qui viendraient gonfler les comptes des multinationales ? Là-dessus, et sur la crédibilité des bénéfices potentiels invoqués, pas un mot...

« Affirmer que les OGM présentent un "danger" est tout aussi niais que de proclamer qu’il n’existe aucun risque. » Dans cette phrase apparaît le seul propos véritable de l’article : démontrer que dans cette histoire, monsieur Hoareau, trônant superbement au-dessus de la mêlée, est le seul à ne pas être « niais » (de ce point de vue, c’est très réussi). « Ne pas savoir, c’est la certitude de ne jamais dissiper le danger potentiel » : ça, c’est sûr que tant qu’on n’aura pas fait toutes les conneries qu’on est capable d’imaginer, on ne sera jamais fixé sur les cataclysmes qu’elles sont susceptibles de déclencher. Mais on en vient à l’argument final : « Reconnu bienfaiteur de l’humanité, Parmentier a d’abord été traité d’empoisonneur du peuple. En l’état des connaissances de l’époque, il existait un risque potentiel. Fallait-il tester la pomme de terre, ou la condamner ? » Quelqu’un pourrait-il se dévouer pour expliquer à ce monsieur la différence qui existe entre un organisme non modifié génétiquement - la pomme de terre de Parmentier - et un organisme génétiquement modifié ?

« Si on veut arriver
à un dépassement du capitalisme
en passant des contrats
d’intérêt mutuel avec la nature,
on est dans la merde ! »

« L’idéologie de la séparation » compte sans doute pour beaucoup dans le clivage qui existe entre pro- et anti-OGM. On a souvent fait référence, dans Périphéries, à des penseurs - Miguel Benasayag, Augustin Berque - qui insistent sur la nécessité de considérer le monde du point de vue vivant de la relation, et non comme une juxtaposition d’entités inertes, indépendantes les unes des autres ou liées entre elles par des « contrats ». Dans une interview pour Charlie Hebdo (18 juillet 2001), Miguel Benasayag disait : « Est-ce qu’on continue à considérer la nature comme une entité extérieure qu’il s’agit d’exploiter pour le profit, ou est-ce qu’on la considère depuis ce rapport, beaucoup plus riche et puissant, qui inclut la nature et nous ? La notion de "pollueur/payeur" ou de protection de l’environnement devient alors absurde, puisque l’environnement, c’est nous. Et ce n’est pas imaginaire ! L’imaginaire consiste au contraire à croire qu’on serait séparés de la nature, comme nous en avons l’illusion. » Le ministère de l’Environnement a récemment diffusé à la télévision des spots en faveur de la protection de la nature ; on y voyait par exemple un promeneur en forêt qui, sur le point de jeter par terre le papier de son sandwich, se ravisait et le mettait dans sa poche. Plus loin, accroché à un arbre, l’attendait un écriteau sur lequel on lisait : « Merci. » La nature remercie ceux qui se comportent bien avec elle... comme s’ils n’y avaient pas tout intérêt ! Miguel Benasayag commente : « C’est cela qu’il faut attaquer. Si on veut arriver à un dépassement du capitalisme en passant des contrats d’intérêt mutuel avec la nature, on est dans la merde ! »

Quant à Augustin Berque, il montre que l’homme moderne se comporte sur Terre comme si l’espace et les ressources dont il dispose étaient infinis, et comme si sa propre survie ne dépendait pas de son milieu naturel. Extrait de la critique consacrée ici à son livre Ecoumène : « L’Occident s’est désintéressé de la topographie particulière qui lui était échue : refusant d’admettre la frontière de l’horizon, il a tenté de l’abolir en "absolutisant" et en homogénéisant l’espace. (...) Universel et particulier ne s’opposent pas ; mais l’Occident n’a voulu tenir compte que du premier. Plutôt que l’universalisme, il a pratiqué ce que Berque appelle l’universion, c’est-à-dire la réduction du divers à l’Un : "La diversité des phénomènes, voilà en effet l’obstacle à vaincre pour atteindre à l’universel. Or l’abolition du divers, c’est un coup de force envers le monde sensible." »

« Une raison qui veut ignorer
- et ici supprimer pratiquement -
ce qui n’est pas elle,
c’est la définition minimum du délire »

C’est aussi de ce « monde sensible » que se réclame René Riesel ; ce milieu naturel que nos scientifiques jugent ringard et humiliant, tout juste bon à être subverti. Un progrès qui composerait avec le milieu naturel, au lieu de vouloir se substituer à lui, c’est bon pour les mauviettes. La limite que leur impose l’existence même de ce milieu constitue à leurs yeux un affront insupportable, si bien qu’ils s’acharnent à la nier. Et pourtant, c’est bien la « limite » qui assure le salut de la raison humaine - la vraie raison, et non celle qu’ils invoquent et dévoient à tout bout de champ pour justifier leur soif délirante de toute-puissance. Comme le dit René Riesel : « La tentative de supplanter la nature, de lui substituer une technosphère bureaucratiquement gérable, a seulement commencé à être jugée pour ce qu’elle est. L’expulsion de la nature, son refoulement dans quelques parcs multifonctionnels protégés, ne signifierait en effet pas seulement la fin de toute paysannerie (là où elle existe encore) et des savoirs acquis dans l’appropriation raisonnable du milieu, mais aussi celle de la raison humaine elle-même ; laquelle n’a pu se constituer qu’en rencontrant, sous la forme de la nature extérieure et intérieure à l’homme, une limite, quelque chose qui lui résistait : "ce dehors dont l’homme a besoin pour n’être pas enfermé en lui-même, c’est-à-dire pour ne pas sombrer dans le solipsisme, le délire logique de toute-puissance." » Ailleurs, il ajoute : « Une raison qui veut ignorer - et ici supprimer pratiquement - ce qui n’est pas elle, c’est, je crois, la définition minimum du délire. Si on comprend cet enjeu, alors on doit remettre totalement en cause les bases mêmes de l’actuel système agricole. »

« Remettre en cause les bases mêmes de l’actuel système agricole », c’est ce que fait déjà une agriculture de mauviettes, seul recours de ceux qui, contrairement au Canard Enchaîné, ne pensent pas que la seule issue réside dans la fuite en avant : l’agriculture biologique. Lylian Le Goff, médecin, membre de France Nature Environnement et de la Conférence régionale de santé de Bretagne, lui consacre un livre bref - Manger bio, pourquoi, comment -, à la fois très précis et très clair. Il dresse un état des lieux effrayant des dégâts environnementaux et sanitaires (« quand l’homme porte atteinte à son environnement, c’est lui-même qu’il agresse ») provoqués par l’agriculture productiviste. Un système dont les agriculteurs sont les premières victimes : chez eux, allergies, cancers, maladie de Parkinson, altération de la fertilité masculine, atteintes dégénératives du système nerveux, sont en recrudescence (chez les vignerons de l’est de la France, le cancer du cerveau est responsable d’une surmortalité de 25%). Souvent, ils n’utilisent pas le matériel de protection nécessaire à l’épandage des produits chimiques : « On aurait, il est vrai, l’impression de voir un travailleur de l’industrie nucléaire parachuté sur un tracteur, ce qui ferait sérieusement réfléchir le consommateur... »

Le Goff fait le compte du coût global de l’agriculture conventionnelle, et l’addition se révèle effarante : pesticides onéreux et polluants, pollution de l’eau dont il faut payer l’assainissement (quand on peut l’assainir !), éradication de la biodiversité, subventions exorbitantes dont le mode de répartition récompense le productivisme et les déprédations, coûts induits par les maladies dues à la pollution et par la nécessité d’acheter des compléments alimentaires... Si l’agriculture biologique est « chère », c’est en la considérant selon l’idéologie de la séparation, et non du point de vue global, du point de vue de la relation ! Pourquoi ne dit-on jamais que les innombrables gadgets alimentaires parfaitement dégueulasses sous lesquels croulent les rayonnages des supermarchés sont « chers » ? Dans le numéro d’été de L’Ecologiste, version française de la revue The Ecologist (on y retrouve René Riesel et Lylian Le Goff), Leonardo de la Rosa écrit : « On nous fait souvent croire que les légumes biologiques, la viande issue d’animaux élevés en plein air et les fromages faits main sont des produits de luxe. Toutefois, (...) il ne faut pas oublier que nous n’avons jamais aussi peu dépensé pour notre alimentation. Nos grands-parents consacraient environ leur moitié de leurs revenus à se nourrir, alors qu’aujourd’hui l’alimentation représente 15% des dépenses des ménages. Nous voulons deux voitures, quatre téléviseurs, partir en vacances trois fois dans l’année, mais nous nous indignons si le prix du fromage a augmenté d’un franc. » Le bio est une question de choix de mode de vie, plus que de prix.

Le livre s’achève sur une profession de foi quant à « l’importance de l’acte de consommer » : « A quoi bon dénoncer les risques liés aux procédés intensifs pour finalement les avaliser en achetant des produits qui en sont issus ? » On souscrit à cette ode consensuelle au « consom’acteur » (ce mot ignoble), mais avec une réserve : la confusion possible avec l’idée - abondamment répandue par le marketing dans sa récupération du bio et de l’écolo - que nous n’aurions d’existence et de marge de manœuvre que comme consommateurs. Que notre mode de consommation résumerait à lui seul notre identité. Destiné à informer et à convaincre les consommateurs qui ne sont pas encore convertis aux produits biologiques, le livre de Lylian Le Goff n’entre pas dans les polémiques internes au milieu, comme celle soulevée en 1999 par un article du Monde diplomatique, « Main basse sur les produits bio », qui avait suscité de nombreuses réactions. Son auteur s’y inquiétait de ce qu’elle considérait comme un effet de mode autour du bio, de l’intérêt soudain des multinationales pour la filière, et des dénaturations qui pouvaient en résulter. Elle accusait par exemple le réseau de distribution Biocoop de se compromettre en agréant le soja de la société Soy, laquelle, à la suite d’un jeu de rachats, s’était retrouvée dans l’escarcelle de Novartis. Dans une note, Le Goff, reprochant à l’article d’avoir sacrifié à une « pulsion idéologique », commente ainsi l’affaire : « Ironie du sort, lorsque Novartis s’est rendu compte de la présence d’un producteur de soja bio dans son groupe, il s’en est séparé. Beaucoup de bruit pour rien... » Peut-être pas tout à fait pour rien : le risque d’un endormissement des consciences dû à une confiance aveugle dans le label bio est réel. Déjà, le label de l’Union européenne impose des critères moins stricts que certaines réglementations nationales. Chaque pays, sans pouvoir fermer ses frontières aux produits bio certifiés par le label de l’Union, a cependant le droit de conserver parallèlement son propre label - celui de la France est l’un des plus exigeants. Mais ce qui est sûr, c’est que la démocratisation du bio est absolument nécessaire. Du moins, aussi longtemps que les OGM seront assez peu répandus pour que le bio existe...

Mona Chollet

Le texte qui donne son titre au recueil de René Riesel, Aveux complets des véritables mobiles du crime commis au CIRAD le 5 juin 1999 (L’Encyclopédie des Nuisances, 2001), est disponible sur Samizdat.

Lylian Le Goff, Manger bio, Dominos Flammarion, 2001.

Voir aussi la tribune de Jacques Testart, « Les OGM, un vandalisme libéral » (Libération, 7 décembre 2001).

Sur le(s) même(s) sujet(s) dans Périphéries :

Rationalisme
Environnement
Périphéries, septembre 2001
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