Périphéries

Charlotte Perriand, architecte d’intérieur

Comme elle respire

Créatrice visionnaire, longtemps collaboratrice de Le Corbusier, libre et turbulente, Charlotte Perriand a consacré sa vie à « la recherche sincère et constante d’un art de vivre en accord avec son temps ». Ses mémoires, publiées l’année dernière, révèlent une femme douée d’une exceptionnelle capacité à prendre la vie du bon côté, qui s’est toujours enivrée de nature, de fiestas et d’amitiés, et qui se moque joyeusement des conventions. Les meubles et les aménagements qu’elle a conçus sont à son image : ils vont droit au but.

Elle a passé sa vie à se démener, à arpenter les chemins du monde entier, à chahuter et à faire la fête, et à concevoir des intérieurs résolument adaptés à la modernité, quand ils ne l’anticipaient pas. Charlotte Perriand a exercé un métier singulier, ni seulement « designer », ni vraiment architecte. Longtemps collaboratrice de Le Corbusier, elle concevait l’aménagement des demeures qu’il construisait : l’intérieur ne devait pas être dissocié de l’extérieur. Elle partage avec lui la rigueur, le souci du minimalisme, résumés par cette règle d’or : « La fonction crée l’objet ». Une rigueur encore affinée par un voyage au Japon : invitée à enseigner à des étudiants japonais par Sakakura, son ancien camarade à l’atelier de « Corbu », Charlotte avait fixé son départ pour... juin 40. Elle quitte en catastrophe une France en pleine débâcle et embarque à Marseille. Son voyage devait durer six mois ; bloquée par la guerre, elle restera six ans. Le temps d’un long coup de foudre réciproque entre elle et un pays dont elle découvre l’art de vivre, enthousiasmant de simplicité, et dont elle détourne les traditions pour mieux les revivifier.

Mais son attirance pour le dépouillement remonte à bien plus loin : à l’âge de dix ans, lors d’un séjour à l’hôpital pour une opération de l’appendicite, elle avait été subjuguée par la blancheur et le vide apaisants du lieu, au point de faire une crise de larmes à son retour dans le « capharnaüm » de l’appartement familial. « Pour la première fois, instinctivement, je découvrais le vide “tout puissant parce qu’il peut tout contenir”. » En 1993, elle réalisera pour l’UNESCO une « maison de thé » (1). « Prenez n’importe laquelle de ses créations : elle sera harmonieuse dans un intérieur japonais comme dans un intérieur occidental, dit à son propos Nelly Delay, spécialiste du Japon traditionnel. Elle est merveilleuse, parce qu’elle est vraie partout. Elle est une passeuse. »

L’asservissement domestique ?
Connais pas

Chez Charlotte Perriand, qui a 33 ans au moment du Front populaire, la création s’accompagne toujours d’une préoccupation sociale. C’est pourtant en écoutant son intuition et en créant ce qui correspond à ses propres besoins qu’elle rendra le meilleur service à ses contemporains : suivre son impulsion, pour une femme aussi en avance sur son temps, cela ne pouvait signifier qu’innover. Elle est fonceuse, volontaire, impatiente. A sa sortie de l’école des Arts décoratifs, elle trouve sa voie presque par accident : elle connaît une célébrité précoce en exposant le mobilier qu’elle a conçu pour son appartement, celui qui convient à son mode de vie de garçonne libre, sportive, fêtarde et anticonformiste. L’asservissement domestique, connais pas... Elle se marie en 1926, en manteau de velours rouge : « Je n’avais pas voulu d’un mariage en dentelles, je ne voulais pas ressembler à l’image du veau gras qu’on mène à l’abattoir. »

Elle porte les cheveux courts, et, autour de son cou, un collier fait de boules de cuivre chromé : « Je l’appelais mon roulement à billes, un symbole et une provocation qui marquaient mon appartenance à l’époque mécanique du XXe siècle. J’étais fière de ne pas rivaliser avec les bijoux de la reine d’Angleterre. Dans la rue, les titis parisiens ne me loupaient pas. »

Malgré ses premiers succès, elle n’a aucune idée de ce qu’elle va faire de sa vie. Elle pense un moment s’inscrire dans une grande école d’agriculture : elle est autant paysanne que citadine, adore la nature, et sa vie durant ne pourra pas apercevoir un sommet sans l’escalader - elle a conçu l’habitat de nombreuses stations de sports d’hiver, notamment celui des Arcs, dans les années soixante, projet auquel elle a consacré vingt ans de sa vie.

Le Corbusier :
« Ici, on ne brode pas des coussins »

Un ami infléchit son destin en lui donnant à lire Vers une architecture et L’Art décoratif d’aujourd’hui de Le Corbusier. « La lecture de ces deux livres fut pour moi un éblouissement. Ils me faisaient franchir le mur qui obstruait l’avenir. »

C’est ainsi qu’un jour, son carton à dessins sous le bras, elle pousse la porte de l’atelier du maître - un ancien couvent -, rue de Sèvres. C’est la déroute : « Ici, on ne brode pas des coussins », s’entend-elle asséner froidement. Avant de battre en retraite, elle trouve le courage de signaler à Le Corbusier son exposition au Salon d’automne, et de lui laisser son adresse. Il va voir ; il l’engage. Elle travaillera dix ans à ses côtés, et aux côtés de Pierre Jeanneret, cousin et collaborateur de Le Corbusier, longtemps amoureux transi et finalement amant de l’exubérante Charlotte. Dans sa galaxie figurera aussi le peintre Fernand Léger, qu’elle rencontre à une fête et qui devient son ami, son complice de travail et de recherches, après une nuit mémorable passée à errer dans la ville et à faire les pitres, à la recherche d’un café ouvert. Il la surnomme « petit phoque », parce que cette nuit-là, elle imitait le cri du phoque en battant des mains, perchée sur les poubelles parisiennes...

A l’atelier, elle et ses compagnons accumulent les nuits blanches. Elle-même crée et invente sans cesse, multiplie les expériences, les tentatives, affine sa connaissance des matières grâce à sa collaboration avec des artisans dont elle admire le savoir-faire. Pendant ses vacances, en 1931, elle part en URSS, seule. A son retour, increvable, elle entraîne quelques camarades dans un tour des Baléares en canoë. Elle se soûle de soleil et de senteurs, danse le soir dans les fêtes de village, s’ébroue dans la mer... Harassé, son mari déclare forfait, lui pose un ultimatum. Il rentrera seul à Paris.

Après son divorce (« malgré l’interdiction des autorités religieuses consultées », note-t-elle avec une certaine délectation), elle s’installe à Montparnasse, dans un ancien atelier de photographe, un septième et dernier étage sans ascenseur. Elle s’aménage un lit sous la verrière : « Les jours de mauvais temps, je m’endormais paisiblement bercée par la pluie qui ruisselait sur mes vitres. J’étais brutalement réveillée par le tonnerre et les éclairs, par le déchaînement de la nature, les yeux grands ouverts, enivrée sous la lune, seule sous les étoiles. » Tous les matins, elle s’extirpe par une lucarne pour faire sa gymnastique sur le toit de l’immeuble voisin. « Mon voisin de palier était mon complice, jusqu’au jour où, pour rattraper le ballon, déséquilibrée, je faillis passer par-dessus bord. »

Le siècle à la traîne

Missions, projets et congrès se succèdent, jusqu’à la rupture avec « Corbu ». Charlotte Perriand travaille désormais pour son propre compte. Elle se lance dans ses premiers projets d’architecture des loisirs, conçoit des structures légères qui permettent de profiter au mieux des joies de la montagne en minimisant les nuisances. Puis viennent la guerre et le voyage au Japon, dont elle ramènera un mari et une petite fille, Pernette, conçue comme une conjuration, en pleine guerre du Pacifique. A son retour, à la Libération, elle reprend ses recherches, son travail, renoue amicalement avec l’atelier de la rue de Sèvres. Elle visite l’Inde, assiste à la naissance de Brasilia, conçoit la demeure de l’ambassadeur du Japon à Paris, modernise le siège des Nations Unies à Genève. Elle voyage encore : Tahiti, la Chine...

L’âge venant, son mari et ses vieux compagnons de route s’éteignent les uns après les autres. Elle relate la tristesse de ces disparitions d’une phrase brève et pudique, réaffirmant dès la ligne suivante la toute-puissance de la vie, comme si c’était plus fort qu’elle. Le siècle commence tout juste à la rejoindre, à se mettre au diapason de ses conceptions de précurseur. Le recul aidant, elle déplore les dégâts causés - en banlieue, notamment - par la mauvaise interprétation des théories de Le Corbusier ; elle disserte allègrement sur la révolution technologique :

« Les ordinateurs ne nous rendront que le génie ou les perversions des hommes de leur temps, qui sont partis il y a des millénaires d’un petit silex taillé pour en arriver, avec de la silice, à supprimer l’espace-temps. Un éblouissement. En reliant par Internet tous les ordinateurs du monde, le réseau nous coiffe d’une vaste toile d’araignée d’informations, de communications. Cet aboutissement a été si vertigineux que, dans l’ensemble, notre propre évolution n’a pas suivi, de sorte que c’est aussi une angoisse. Tout est à repenser, notre économie, nos sociétés, notre philosophie. Des questions se posent : comment voulons-nous vivre ? Nous développer en nous-mêmes ? Nous harmoniser ? »

« La sublime beauté de la vie
n’est pas prise en compte »

Les créations de Charlotte Perriand sont à son image : directes, refusant de s’encombrer de chichis inutiles, et cultivant l’art de réduire au maximum les obstacles qui détournent de la vraie vie, qui empêchent d’en profiter pleinement ; l’art d’éliminer ce qui nuit à l’exercice des possibilités de chacun - « Vivre, c’est faire vivre ce qui est en nous », écrit-elle. Elle note cette petite profession de foi, vers la fin de son livre :

« Le quotidien nous éloigne de l’essentiel, notre civilisation de consommation ne nous en rapproche pas. Travailler pour consommer, un cycle infernal pour faire tourner la machine, une sorte d’esclavage économique où la sublime beauté de la vie n’est pas prise en compte. Le sujet, c’est l’homme, dans la plénitude de ses facultés encore en latence, qui ne demande qu’à s’épanouir. »

En ce mois d’août 1997 où elle achève la rédaction de ses mémoires, elle est dans son petit chalet de Méribel, à savourer « le silence et l’air frais qui vont tant [lui] manquer à Paris ». Le soleil levant apparaît derrière les cimes, ses rayons inondent le lit. Le chat Moustache, ébloui, cligne des yeux...

« Une nouvelle journée commence. »

Mona Chollet

(1) L’une des bibles de Charlotte Perriand : Le Livre du thé de Okakura Kakuzô.

Charlotte Perriand, Une vie de création, éditions Odile Jacob, 430 pages, 159 francs.

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Périphéries, août 1999
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