Périphéries

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Mai 2004

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[03/05/04] Propriété. Ou genèse du Potager-Cabanes, à Saint-Martin-du-Bois
Par Marine Galmet

En descendant de l’avion, j’ai vu les colliers d’autoroutes autour des villes et les veines polluées de voitures dans les campagnes comme des étrangloirs et des murs qui signaient la mort annoncée de nos pays. Le développement est arrivé à son comble. Continuer à développer serait fermer le monde et construire toujours plus de murs. On continuera à développer les routes et les murs, on finira d’étrangler la liberté dans un entonnoir géant de béton électronique. Le monde se ferme. Pourquoi y prendre part ?

Je n’y pourrai rien. Je n’empêcherai pas le devenir-mort des villes et des êtres des villes. En quelques secondes, j’ai vu et j’ai renoncé. Une poignée de consciences éveillées ne feront pas devenir le monde meilleur et stable. Nous ne changerons pas la passivité d’un peuple enraciné dans la mythologie de la croissance.

La pensée occidentale mange la terre, l’eau, l’air, les autres, dans une inconscience nécessaire de sa nuisance. Quand elle aura tout absorbé, il ne restera qu’emballages et déjections. TOUJOURS + TOUJOURS + ! Plus grande, la poubelle dans laquelle je vis. Poubelle modernité, poubelle santé, chirurgie plastique poubelle. + d’individualité ! + de merde enduite sur nos yeux, encore, encore ! Toujours + de pesticides dans la terre et d’antibiotiques dans mon sang ! + de Nestlé de Cogema de Novartis ! + d’image !

Le lendemain de l’atterrissage, j’apprends qu’à Saint-Martin du Bois, soixante ares de taillis abandonnés m’appartiennent. Je m’en rends propriétaire sur-le-champ. C’est à moi, la loi occidentale le dit. Je possède ce que mon père a possédé, et son père avant lui. C’est à moi, je le prends. Je possède de la terre, injustement, selon les lois du monde de la propriété, moi qui n’avais rien, qui étais pauvre, aussi pauvre que le plus pauvre. C’est à moi, je le prends et je le partage. Soixante ares de liberté immédiate non cessible ou compromissible, arrachés à l’Occident. Je renonce à faire un monde avec mon peuple passif et défiguré. Je ne veux plus résister à sa place, lutter, me gaspiller contre son conformisme. Je cultiverai mon jardin, là où personne ne viendra le détruire. Retourner lentement la terre avec une fourche-bêche, y semer la nourriture que je mettrai dans mon corps et dans le corps des miens. Construire des maison à nos tailles et à nos formes.

Soixante ares de propriété privée sur la terre dont je peux faire ce que bon me semble. Me semble bon d’inviter quelques amis à y inventer un monde en cabanes, potager, clairières, chênaies de jeunes chênes, écritures et chansons, mare à grenouilles. Soixante ares de débroussaillage à venir sur cette terre en pente. En haut, un pré à vaches, en bas, le ruisseau. Un rectangle écarté des routes qu’on prend le droit d’humaniser comme il nous plaira, sans nous occuper de résister à la pression urbaine.

Le jour même, j’y emmène mes amis. On peut se mettre tout de suite à regarder les frênes pousser, attendre un lapin, un merle, la mésange bleue, le sanglier. On y fera des feux l’hiver. On créera le jardin. Nos cabanes pousseront en même temps que les légumes, on y pratiquera la ritournelle en bêchant, la parole-spirale en pensée, le silence, le rire. C’est à cet endroit qu’on transformera nos images de déchets sociaux inertes en êtres réels et libres.

M. G.

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Périphéries, 3 mai 2004
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