Périphéries

Carnet
Novembre 2001

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[01/11/01] Guillemets - avec Stevenson dans les Cévennes

« La nuit est un temps de mortelle monotonie sous un toit ; en plein air, par contre, elle s’écoule, légère, parmi les astres et la rosée et les parfums. Les heures y sont marquées par les changements sur le visage de la nature. Ce qui ressemble à une mort momentanée aux gens qu’étouffent murs et rideaux n’est qu’un sommeil sans pesanteur et vivant pour qui dort en plein champ. La nuit entière il peut entendre la nature respirer à souffles profonds et libres. Même, lorsqu’elle se repose, elle remue et sourit et il y a une heure émouvante ignorée par ceux qui habitent les maisons : lorsqu’une impression de réveil passe au large sur l’hémisphère endormi et qu’au-dehors tout le reste du monde se lève. C’est alors que le coq chante pour la première fois. Il n’annonce point l’aurore en ce moment, mais comme un guetteur vigilant, il accélère le cours de la nuit. Le bétail s’éveille dans les prés ; les moutons déjeunent dans la rosée au versant des collines et se meuvent parmi les fougères, vers un nouveau pâturage. Et les chemineaux qui se sont couchés avec les poules ouvrent leurs yeux embrumés et contemplent la magnificence de la nuit.

Par quelle suggestion informulée, par quel délicat contact de la nature, tous ces dormeurs sont-ils rappelés, vers la même heure, à la vie ? Est-ce que les étoiles versent sur eux une influence ? Ou participons-nous d’un frisson de la terre maternelle sous nos corps au repos ? Même les bergers ou les vieilles gens de la campagne qui sont les plus profondément initiés à ces mystères n’essayent pas de conjecturer la signification ou le dessein de cette résurrection nocturne. Vers deux heures du matin, déclarent-ils, les êtres bougent de place. Et ils n’en savent pas plus et ne cherchent pas plus avant. Du moins est-ce un agréable hasard. Nous ne sommes troublés dans notre sommeil, comme le voluptueux Montaigne, “qu’afin de le pouvoir mieux savourer et plus à fond”. Nous avons un instant pour lever les yeux vers les étoiles. Et c’est, pour certaines intelligences, une réelle jouissance de penser que nous partageons cette impulsion avec toutes les créatures qui sont dehors dans notre voisinage, que nous nous sommes évadés de l’embastillement de la civilisation et que nous sommes devenus de véritables et braves créatures et des ouailles du troupeau de la nature.

Lorsque cette heure arriva pour moi dans la pineraie, j’ouvris les yeux, mourant de soif. Mon gobelet se trouvait sous ma main, à demi plein d’eau. Je le vidai d’un trait et me sentant bien éveillé après cette froide aspersion interne, je m’installai sur mon séant afin de rouler une cigarette. Les étoiles étaient claires, vives et pareilles à des joyaux, nullement glacées. Une faible buée d’argent embrumait la voie lactée. Autour de moi les cimes noires des pins se dressaient immobiles. Par la blancheur du bât, je pouvais apercevoir Modestine, tournant et tournant sans cesse, à longueur de son attache. Je pouvais l’entendre tondre d’une langue persévérante le gazon. Pas d’autre bruit, sinon le tranquille, l’intraduisible murmure du ruisseau sur les pierres. J’étais paresseusement étendu à fumer et à m’émerveiller de la couleur du ciel, comme nous nommons le vide de l’espace. Il s’y découvrait un gris rougeâtre derrière les pins jusqu’à l’endroit où apparaissait un vernis d’un noir bleuté entre les étoiles. Comme pour ressembler mieux à un colporteur, je portais une bague d’argent, je pouvais la voir briller doucement, lorsque je levais ou abaissais ma cigarette et, à chaque bouffée de fumée, l’intérieur de ma main s’éclairait et je devenais, pendant une seconde, la plus intense lumière du site.

Une brise molle, ressemblant davantage à une fraîcheur mouvante qu’à une poussée de vent balayait de haut en bas, par instants, la clairière. En sorte que dans ma vaste chambre l’air se renouvelait la nuit entière. Je pensai avec dégoût à l’auberge du Chasseradès et aux bonnets de coton rassemblés, avec dégoût aux équipées nocturnes des employés et des étudiants, aux théâtres surchauffés, aux passe-partout et aux chambres closes. Je n’avais pas souvent éprouvé plus sereine possession de moi-même, ni senti plus d’indépendance à l’égard des contingences matérielles. Le monde extérieur de qui nous nous défendons dans nos demeures semblait somme toute un endroit délicieusement habitable. Chaque nuit, un lit y était préparé, eût-on dit, pour attendre l’homme dans les champs où Dieu tient maison ouverte. Je songeais que j’avais redécouvert une de ces vérités qui sont révélées aux sauvages et qui se dérobent aux économistes. Du moins, avais-je découvert pour moi une volupté nouvelle. (...)

Quand je m’éveillai de nouveau, beaucoup d’étoiles avaient disparu. Seules les plus éclatantes compagnes de la nuit brûlaient toujours visibles au-dessus de ma tête. Au loin, vers l’est, j’aperçus une mince brume lumineuse sur l’horizon, comme il en avait été pour la voie lactée, lorsque je m’étais éveillé la fois d’avant. Le jour était proche. J’allumai ma lanterne et, à sa lueur larvée, je me chaussai et boutonnai mes housseaux, puis je cassai un peu de pain pour Modestine, emplis ma gourde à la fontaine et allumai ma lampe à alcool pour me faire bouillir un peu de chocolat. Le brouillard bleuâtre s’étendait dans le vallon où j’avais si agréablement dormi. Bientôt, une large bande orange, nuancée d’or, enveloppa le faîte des monts du Vivarais. Une grave joie posséda mon âme devant cette graduelle et aimable venue du jour. J’entendis le ruisselet avec plaisir. Je cherchai autour de moi quelque chose de beau et d’imprévu. Mais les pins sombres immobiles, la clairière déserte, l’ânesse qui broutait restaient sans métamorphose. Rien n’était changé sinon la lumière et, en vérité, elle épandait tout un flot de vie et de paix animée et me plongeait dans une étrange jubilation. »

Robert Louis Stevenson, « Une nuit dans la pineraie », Voyages avec un âne dans les Cévennes

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Périphéries, 1er novembre 2001
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