Périphéries

Carnet
Juillet 2003

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[01/07/03] Agriculture urbaine : l’avenir d’un oxymore

« Ceux qui, enfants, se sont glissés dans le carré de tomates en été ont en mémoire les tiges vues de dessous comme une forêt mystérieuse et odorante, l’impression de vigueur qu’elles dégageaient, les éclats poilus aux aisselles des feuilles, les fruits à venir, stalactites minuscules, enfin les tomates mûres, tièdes et charnues. Ils se souviennent aussi du sol paillé, tout doré, de la présence de framboisiers un peu plus loin, de guêpes jaune et noir frénétiquement accolées à une seule prune tombée à terre. »

Rien à dire : pour ce qui est de ranimer la nostalgie infinie du citadin en manque, et de lui faire respirer à même le papier une symphonie d’odeurs perdues, Stratégies de la framboise, le livre de Dominique Louise Pélegrin, assure. Mais on n’aurait peut-être pas jugé utile d’en parler ici s’il se contentait de cela. Or Dominique Louise Pélegrin est jardinière, mais aussi journaliste - incorrigiblement journaliste. Au moment d’écrire ce livre, elle a donc relevé le nez de ses propres semis pour s’intéresser aussi à ceux des autres. Et elle attire l’attention sur ce phénomène en plein essor, encore peu connu du grand public : l’agriculture urbaine. Parmi les citadins, qu’on croyait tous convertis, de gré ou de force, au fast-food et aux surgelés, l’engouement pour le potager ne cesse de croître. Il faut patienter parfois des années avant d’obtenir une parcelle sur les anciens jardins ouvriers - rebaptisés « jardins familiaux » -, tant la liste d’attente est longue. Sur le toit d’une école, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, les élèves cultivent avec ravissement narcisses, jacinthes, radis et haricots. A Paris encore, une association de quartier tente de transformer les abords de l’ancienne gare de la Porte de Clignancourt en un vaste potager pour les enfants des écoles. Dominique Louise Pélegrin interroge : « Puisque, définitivement, nous sommes urbains, pourquoi ne pas rapatrier les campagnes dans les villes ? On loue bien des appartements avec parking. Bientôt, il sera peut-être banal de louer un jardin pas loin de son appartement. »

Bien sûr, le potager n’est pas une bulle en dehors de la société, où, magiquement, on aurait tordu le cou aux valeurs de consumérisme et de compétitivité en vigueur partout ailleurs. Dominique Louise Pélegrin dresse un inventaire éloquent des noms dont on baptise ces malheureuses graines : « Monstrueux de Carentan » pour les poireaux, « Atlantic Géant » pour les potirons, « Connover’s Colossal » pour les asperges, « Goliath » pour le chou-rave, et même « Geant Mammouth Perfection » pour le fenouil... Elle raconte comment les concours organisés dans les jardins familiaux poussent à utiliser toujours plus d’engrais et d’insecticides : « Nous ne parlons plus d’un jardin mais d’une infirmerie. Il faut que les maladies soient éradiquées avant d’être apparues, que les insectes parasites s’éloignent avant d’avoir pu approcher. Pour le reste, ce ne sont plus la terre, l’eau, le soleil qui font pousser les plantes, mais nous. » Sans parler de tout l’équipement ultrasophistiqué et de la littérature péremptoire fourgués aux jardiniers du dimanche et que, pour sa part, elle rejette. Elle préfère se fier à l’expérience, à l’intuition. Dans un monde obsédé par un idéal de maîtrise totale, et qui exige des résultats immédiats, elle apprend à attendre, à patienter. Elle apprécie aussi cette part du travail qui consiste simplement à couver le jardin d’un œil attentif et bienveillant, affalée dans une chaise longue : elle compare le jardinier au pilote de navire de la Grèce antique, qui devait « écouter les sonorités de l’eau sur la coque, vérifier de temps en temps l’emplacement des étoiles, entendre avant les autres le rugissement d’un animal fabuleux jailli de quelque caverne sous-marine »...

Bref, pour peu qu’on ne tienne pas absolument à reproduire partout les mêmes aberrations destructrices, le jardin est une voie à explorer. L’agriculture urbaine, à laquelle le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) a consacré un rapport en 1996, correspond d’ailleurs à une tendance de fond : « On cultive le long des routes en Afrique, sous les lignes à haute tension à Rio, aux frontières des terrains de golf, sur les plates-bandes des hôpitaux, près des usines ou des aéroports comme à Manille. » A Moscou, 70% des habitants ont un carré de légumes ; à New York, ils sont 30% à s’activer dans les community gardens, dont le nombre a considérablement augmenté ces dernières années. Dans un bidonville péruvien en autogestion, à l’aspect inhabituellement verdoyant, les familles qui le souhaitent se voient attribuer gratuitement une parcelle qu’elles cultivent grâce à un système de récupération et d’épuration des eaux usées. Huit cent millions de personnes consomment ainsi les produits de ces potagers urbains. Un paradoxe au moment où, dans le monde entier, les paysans, laminés par le libre échange, cernés par les multinationales céréalières qui tentent par tous les moyens de leur fourguer des OGM, vivent - et les populations entières avec eux - une crise sans précédent...

On imagine volontiers que ceux qui, dans les villes, cultivent par nécessité, et non d’abord par plaisir, appartiennent à cette catégorie de « sans » à laquelle s’intéresse Miguel Benasayag, ceux qui disent : « Nous avons cherché des moyens de survie, et nous avons trouvé une forme de vie supérieure. » Au jardin, riches et pauvres se retrouvent à partager une expérience aux ramifications inattendues. Ils ont la satisfaction d’agir sur leur environnement immédiat, tout en y projetant quelque chose d’eux-mêmes - évoquant la parcelle attribuée pendant la durée de ses études à chaque élève de l’Ecole du paysage, dans le potager du Roy à Versailles, Dominique Louise Pélegrin écrit : « On se prend à imaginer que chacun, dès son plus jeune âge, puisse ainsi travailler un terrain, se confronter à lui en finesse ou en douceur, le laissant s’alanguir par moments, le reprenant en main pour mieux le laisser filer, exprimer par la friche une aspiration au laisser-aller, mesurer le travail nécessaire aux récoltes. » Se nourrir, même en partie, de ce qu’on a soi-même cultivé, procure du plaisir, de la fierté, tout en éliminant les dangers inhérents aux circuits et aux modes de production déments instaurés par le marché. « C’est “potager” qui vient de “potage” et pas le contraire. Le potage, c’est ce mélange d’herbes et de légumes frais ou secs qui bout dans la marmite et indique qu’aujourd’hui encore on aura quelque chose à manger. C’est le plus intime, le plus vital de l’humanité. Qu’est-ce qui nous nourrit aujourd’hui et demain ? Qu’est-ce qui rend la vie possible, belle et intéressante ? Qu’est-ce qui rend la société nourrissante pour chacun de nous ? »

Qu’on mange ses légumes, qu’on les cuisine pour ses proches, qu’on les donne, qu’on s’échange des graines, il y a là toute une production soustraite à l’univers de la consommation : on pourrait l’ajouter à la liste des « îlots de gratuité » que dresse Jean-Louis Sagot-Duvauroux. Le potager développe des échelles de valeurs et des modes de sociabilité différents. Dominique Louise Pélegrin raconte une expérience tentée aux Aubiers, une cité de Bordeaux, où des potagers ont été créés au pied des HLM ; au départ, il s’agissait simplement de permettre aux habitants d’améliorer l’ordinaire. Le résultat a été bien au-delà : « En été, les odeurs de grillades se mêlent à celles du thé à la menthe, il y a beaucoup de monde. Plaisir d’être en plein air, de discuter, de montrer sa récolte à ses voisins, d’échanger des recettes et des semences. Tout le monde sait qu’il ne s’agit pas que de légumes... » Le potager, écrit-elle, « contribue à développer le système racinaire entre les humains, favorise des semis de relations, des échanges chlorophylliens entre individus ». A croire qu’en revenant à la « trousse de survie de l’humanité », on retrouve l’essentiel à la fois au sens le plus prosaïque et le plus profond.

Mona Chollet

Dominique Louise Pélegrin, Stratégies de la framboise, éditions Autrement.

Un choix arbitraire parmi les innombrables ressources sur l’agriculture urbaine disponibles en ligne, tant en français qu’en anglais : Urban Agriculture Notes (Canada) ; le réseau français Le Jardin dans tous ses états. Voir aussi le site du Jardin solidaire.

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Périphéries, 1er juillet 2003
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