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Février 2002

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[05/02/02] L’arnaque de l’agriculture « raisonnée »

Agriculture « raisonnée » : oh, le mot magique ! Ne suggère-t-il pas le juste milieu idéal entre les pratiques de l’agriculture intensive, dont le caractère discutable, ces derniers temps, s’est avéré un peu difficile à dissimuler, et le discours irréaliste des hippies de la Confédération paysanne ? Il s’agit de « redécouvrir le bon sens paysan sans se priver des techniques nouvelles », nous dit un agriculteur acquis à la cause, cité par Le Monde (9 janvier). Admirez comme chaque mot semble ici avoir été pesé pour faire vibrer une corde différente chez le citadin nostalgique et néanmoins épris de sérieux... Mais à part ça, concrètement, en quoi consiste une agriculture « raisonnée » ? Quelques exemples nous sont donnés : « Ne pas rincer un bidon de pesticides dans la rivière » ; « n’administrer des médicaments que quand les animaux sont malades »... Lumineux, non ? A quand une agriculture « redécouverte de l’eau chaude » ? Ou une agriculture « pas complètement tarée mais seulement un peu » ? Cela sonne moins bien, il est vrai...

En somme, certains agriculteurs vont daigner cesser de se comporter comme des vandales et des fous furieux, et on le signalera au consommateur par un label. Le gouvernement s’est en effet engagé début janvier à fixer un cahier des charges précis correspondant à la dénomination - jusque-là, c’était le flou le plus complet. Mais un mot si alléchant ne pouvait que susciter impatiences et convoitises : pendant quelque temps, Auchan a ainsi présenté dans ses magasins des produits étiquetés « issus de l’agriculture raisonnée », avant de se faire rappeler à l’ordre par la direction générale de la consommation, de la concurrence et de la répression des fraudes (DGCCRF - Le Monde encore)...

La Confédération paysanne, qui s’y oppose avec la dernière énergie, définit sans peine le principe qui régit ce nouveau mode de production : « Polluer moins pour polluer plus longtemps ». Contestée sur son propre terrain pour la première fois depuis des décennies, voyant l’opinion publique se retourner contre elle, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) devait trouver une parade. La vache « folle », résultat des pratiques désastreuses du productivisme, pouvait laisser supposer que la démence était dans son camp, alors qu’elle n’a de cesse de revendiquer pour elle seule le rationnel et le raisonnable - lors de son dernier congrès, en avril 2001, elle ronchonnait encore contre « cette remise en cause profonde, parfois irrationnelle, qui s’exprime par une accusation quasi systématique des agriculteurs ». (C’est vrai, les gens sont infantiles : on les empoisonne, on bousille leur milieu vital, et tout de suite ils cèdent à l’émotion !) Pour conjurer ce soupçon, l’invocation incantatoire de la « raison » s’imposait. Prononcez le mot « raisonné », et tout de suite le public, rasséréné, voit se substituer aux images apocalyptiques des carcasses entassées, des bêtes flageolant horriblement sur leurs pattes, des montagnes de farines animales envoyées au rebut, celles de vaches redevenues tout à fait saines d’esprit, broutant leur champ avec dignité et pondération.

Le puissant syndicat a donc sorti de sa manche un nouvel atout : son Forum de l’agriculture raisonnée respectueuse de l’environnement (Farre). Détail : il est financé à 49,9% par l’Union des industries de la protection des plantes (UIPP), qui représente les fabricants de pesticides (Le Monde toujours)... En sont également membres actifs : Danone, Auchan, Monsanto, Bayer, DuPont de Nemours... Bref, tous les acteurs propres à assurer à l’humanité un avenir radieux.

Il y a quelque chose de désespérant à voir les pouvoirs publics cautionner ce genre de manipulations. Si les récents scandales alimentaires et la prise de conscience qu’ils ont suscitée dans la population ne suffisent pas à contrer le pouvoir des lobbies de l’agro-alimentaire, combien de désastres faudra-t-il encore pour qu’on en vienne enfin à une remise en cause radicale de la politique agricole actuelle ? La Confédération paysanne, on le sait, n’est pas un syndicat corporatiste : elle considère que les questions auxquelles elle est confrontée sont l’affaire de tous. Elle préfère dialoguer avec les non-paysans, plutôt que bombarder le consommateur de stratégies marketing calibrées. C’est pourquoi il faut lire le petit livre qu’elle vient de publier, Changeons de politique agricole. Elle y retrace l’évolution, depuis sa création, de la politique agricole commune (PAC) européenne, elle-même subordonnée aux grandes négociations du Gatt et de l’OMC, et en dresse le bilan : de quoi se convaincre largement que la situation actuelle ne peut s’accommoder de demi-mesures.

Le tableau est effrayant : cette politique, en visant une concentration toujours plus grande, saigne les campagnes de ses paysans (« du Brésil à l’Europe, la réforme agraire est bien à l’ordre du jour ») ; entièrement dévolue aux intérêts des industriels, faisant un usage massif de pesticides, d’antibiotiques, d’activateurs de croissance, elle dévaste les ressources naturelles, fait souffrir et rend malades les animaux. Elle aboutit aussi à ruiner les paysans du Sud, incapables de soutenir la concurrence de cette agriculture grassement subventionnée. Le tout au nom de la sacro-sainte « vocation exportatrice » de l’agriculture française et européenne... « Peut-être n’est-il pas superflu de se demander quel sens a une concurrence qui entraîne la disparition des compétiteurs et la destruction des capacités de production ? » Après cela, on ne peut que bondir en lisant dans l’article du Monde que l’agriculture raisonnée « n’est pas une idéologie, mais une technique » : une manière sans doute de suggérer que l’idéologie serait dans le camp de José Bové et de ses amis... Alors qu’elle est de toute évidence dans celui des productivistes, qui restent rivés aux mêmes objectifs en ignorant obstinément les ravages provoqués. Les uniques bénéficiaires de cette « confrontation planétaire d’une alimentation aux plus bas coûts de production » sont les multinationales et les industries agro-alimentaires, qui peuvent se procurer « des matières premières en grande quantité, à un prix toujours plus bas ». La grande distribution, également, en sort gagnante, puisque la baisse des prix agricoles n’est en aucun cas répercutée sur les prix à la consommation.

Au passage, on voit les dirigeants européens se rendre complices de la mainmise sur le vivant. La PAC est ficelée de manière à faire des paysans les otages des industriels, et notamment des semenciers : « Les plantes ont une faculté extraordinaire et scandaleuse aux yeux du lobby semencier : celle de se reproduire elles-mêmes. Depuis des millénaires, l’homme a choisi et cultivé les plantes les mieux adaptées aux lieux et aux climats, ainsi qu’à ses besoins et à ses goûts. Reproduisant et sélectionnant eux-mêmes les semences, les paysans ont ainsi été les gardiens de la diversité génétique, véritable patrimoine de l’humanité. Au tournant des années soixante-dix naît le projet de transformer le marché de la semence en un marché captif : il s’agit d’obliger les agriculteurs à racheter chaque année leurs semences, que ce soit par des contraintes réglementaires ou technologiques (hybrides, OGM). (...) Dans cette logique, le règlement européen de 1994 ne surprendra personne : “Les Etats peuvent, s’ils le souhaitent, subordonner l’octroi des primes PAC à l’utilisation des semences certifiées.” Octobre 1997 : les ministres de l’Agriculture adoptent un texte qui introduit l’obligation d’achat de semences certifiées pour le blé dur - sans qu’aucune perte de rendement ou de qualité justifie cette décision. Ainsi une partie de la prime PAC ne fait que transiter par l’agriculteur pour finir dans la poche du semencier. Vous avez dit détournement de fonds ? »

Le livre raconte ensuite l’histoire de la Confédération paysanne, qui donne à ses combats une dimension européenne à travers la Coordination paysanne européenne (CPE), et mondiale à travers Via Campesina, rassemblant des petits et moyens agriculteurs du monde entier. Tous militent pour la reconnaissance du « droit à la souveraineté alimentaire » : « La réalité est que le marché est incapable d’assurer la disponibilité de la nourriture pour tout le monde. Voilà pourquoi le droit d’assurer sa souveraineté alimentaire est un droit fondamental de l’homme, qui doit être reconnu par tous les accords commerciaux internationaux ayant un lien avec l’agriculture. Et la protection à l’importation est indispensable au Nord comme au Sud pour garantir cette souveraineté. La priorité doit être donnée, dans chaque pays, à la production de l’alimentation de base, en préservant les aspects sociaux et environnementaux. Ce qui implique la possibilité pour chacun de mettre en place des politiques agricoles compatibles avec ses besoins internes. Et de se protéger des importations tout en impulsant des réformes agraires qui garantissent un accès à la terre aux paysans. » Agir local, penser global : ce slogan n’est visiblement jamais parvenu jusqu’aux oreilles du paysan interviewé par Le Monde, qui déclare : « La Confédération paysanne raisonne au niveau mondial. Je me suis dit qu’il fallait plutôt commencer sur le terrain. » (« Sur le terrain » ; « moi, je suis sur le terrain » : expression favorite de tous ceux qui veulent accuser d’irréalisme un mouvement qui menace leurs certitudes et leurs intérêts.)

La Confédération paysanne met en garde contre les pièges tendus par le « libéralisme vert », ou contre le risque de voir se développer une agriculture duale « où cohabiteraient une malbouffe pour classes sociales moins favorisées, ou nettement défavorisées, et des niches d’alimentation de qualité pour classes aisées ». Elle expose avec précision ses propres propositions. 2002 est une année « charnière » pour réformer la PAC, souligne-t-elle : à cause des dérapages budgétaires liés à la crise de la vache folle, mais aussi de l’élargissement de l’Union européenne, qui rendent inévitable une remise à plat ; en outre, c’est l’année où les pays de l’Union doivent tirer un premier bilan de leurs politiques laitière et céréalière décidées à Berlin en 1999. Enfin, l’accord signé à Doha dans le cadre de l’OMC va forcément nécessiter certaines révisions de la PAC. Une occasion à ne pas laisser passer pour réclamer une remise en cause radicale de ses fondements : « Il faut injecter de l’espoir dans la tête des paysans et des consommateurs, et cet espoir ne peut venir que d’un acte fort et déterminé. »

Changeons de politique agricole, éditions Mille et une nuits, 130 pages, 2,50 €.

Voir le site de la Confédération paysanne, où l’on trouve les modalités d’abonnement à son magazine, Campagnes solidaires, ainsi que les archives ; voir aussi le site de Via Campesina.

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Périphéries, 5 février 2002
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