Périphéries

Nancy Huston, romancière et essayiste

L’entremêleuse

On aime l’essayiste pour la sagacité avec laquelle elle démonte les antagonismes entre le corps et l’esprit, l’art et la vie, le réel et l’imaginaire, la création et la procréation, la nature et la culture, et pour sa capacité à nourrir sa réflexion de ce que lui inspirent ses sensations physiques, ou les tâches du quotidien, autant que les références littéraires. On aime la romancière pour sa sensualité, pour son talent à dire les éblouissements de l’amour et les beautés de la vie aussi bien que la violence, la folie, la perversion, la tragédie ; pour cette écriture qui fouille la chair de son lecteur autant que celle de ses personnages. La parution de Une adoration, son nouveau roman, était une bonne occasion de rendre visite à Nancy Huston, écrivaine à l’existence démultipliée - par une aisance égale dans les registres francophone et anglophone (d’origine canadienne, elle est installée à Paris depuis trente ans) ; par la « quatrième dimension » que lui offrent les pouvoirs de l’imaginaire ; et par sa conscience heureuse, aiguë, de toutes les histoires, toutes les idées, toutes les richesses qui lui viennent des autres, et qu’elle s’est incorporées au cours de ses 49 ans de vie, à travers, dit-elle, « mes rencontres, mes amours, mes lectures, la maternité, l’amitié, les voyages ». « La solitude c’est la plus grande illusion de notre espèce », affirme l’un de ses personnages ; peu de gens repoussent aussi résolument et aussi loin qu’elle les parois du « moi ».

« Sorcière » : le mot revient souvent dans le parcours et les écrits de Nancy Huston. Au pluriel, c’était le titre de la revue féministe à laquelle, dans les années soixante-dix, étudiante canadienne fraîchement débarquée à Paris, elle confiait ses premiers textes. C’est aussi l’image qu’elle utilise pour faire l’éloge des pouvoirs de l’imaginaire. L’héroïne de son roman Instruments des ténèbres, Nada, qui est elle-même romancière - sans être son décalque -, tire son inspiration d’un « démon », « mon djinn, mon dragon, mon ange gardien aux mains sales », équivalent narquois donné aux éternelles et fatigantes muses des littérateurs virils ; elle déniche chez Plutarque ces lignes : « C’est aux âmes dociles et qui, dès le début, à la naissance, obéissent à leur propre démon, qu’appartient l’espèce des devins et des hommes inspirés. De ce nombre était l’âme d’Hermodore de Clazomènes, dont tu as sans doute entendu dire qu’elle abandonnait complètement son corps pour errer nuit et jour en mainte contrée, puis qu’elle revenait, après s’être trouvée bien loin présente à beaucoup d’entretiens et d’événements. Or cette relation n’est pas véridique : l’âme ne sortait pas du corps, mais, comme elle obéissait toujours à son démon et relâchait son lien, elle lui donnait loisir d’aller partout à la ronde et par conséquent de voir et d’entendre au-dehors beaucoup de choses qu’il venait lui rapporter. » Nada ajoute : « C’est aussi ce qui arrivait aux sorcières, ces femmes inspirées dont l’âme était si étonnamment docile qu’il leur suffisait de se frotter le corps d’un onguent et - pouf ! - elles s’envolaient par la cheminée sur leur balai pour aller danser, festoyer et faire l’amour jusqu’à l’aube avec de beaux diables, grands, forts et infatigables... » Et Nancy Huston elle-même commentait dans un entretien : « C’est un éloge du cerveau, Instruments des ténèbres... Je dis : regardez... On est tous capable de faire ça, c’est ça, le balai de la sorcière... Chaque fois qu’on rentre dans un roman, on est sur un balai de sorcière, on va ailleurs, on est quelqu’un d’autre. Il suffit de voir des bougies, et soudain on est dans cette pièce où Marthe va accoucher, avec les paysannes qui s’affairent autour d’elle. Il suffit de très peu de mots, et on est dans la scène, c’est ça la magie. »

Ce don de voyance, soulignait-elle, n’est pas réservé aux écrivains, qui constitueraient ainsi une race à part : « Je pense que les gens mettent trop de distance entre eux-mêmes et les écrivains, comme si nous avions quelque chose de spécial. Ce qu’on a de spécial, c’est qu’on fait ça à plein temps et qu’on a la patience ou le masochisme de rester seuls du matin au soir. Mais cette production de personnages appartient à tous. Dans les rêves, par exemple, ce n’est pas autre chose. On produit tous de l’inconnu, du mystérieux, qu’on ne comprend pas. Cette capacité d’engendrer de l’étranger est infiniment passionnante. C’est toujours ce même mouvement de repousser les frontières du moi, et de se dire : non, on n’est pas que ça, puisqu’on est capable de comprendre des gens tellement différents. On est beaucoup plus que ça. » La vogue actuelle des auteurs qui prennent en sténo le réel, ou leur propre vie, plutôt que de faire appel à ce pouvoir, l’impressionne peu : « Je ne me laisse pas abattre ! dit-elle en éclatant de rire. Pour moi, ce sont des épiphénomènes. Je me familiarise un peu, parce que je me dis, si tout le monde lit ça, il faut que je voie à quoi ça correspond... ça ne m’apporte pas grand chose. Mais il y a tellement d’autres sources de nourriture littéraire dans le monde ! Que ce soit les livres contemporains ou anciens... On peut aussi rendre complètement contemporain un texte de Sophocle, si on s’assoit et qu’on le lit aujourd’hui, si c’est aujourd’hui que ça nous importe. » C’est ce qu’on avait fait, en remontant moins loin dans le temps - un tout petit peu moins -, quand on avait découvert il y a un an et demi son essai Journal de la création, écrit en 1988, alors qu’elle était enceinte de son fils. « Le bébé qui naît à la fin de ce livre mesure un mètre quatre vingt deux... » sourit-elle rêveusement.

« Chaque fois qu’on rentre dans un roman,
on est sur un balai de sorcière,
on va ailleurs, on est quelqu’un d’autre »

Il y a la Nancy Huston essayiste et la Nancy Huston romancière. Au départ, elle se croyait faite pour l’essai, au point de considérer son premier roman, Les Variations Goldberg, en 1981, comme « un petit truc d’été ». Craint-elle aujourd’hui que l’essai ne l’amène à trop expliciter les thèmes autour desquelles elle tourne dans son œuvre de fiction, au risque d’inhiber l’écriture romanesque ? « Il y a deux choses : il y a d’abord les questions des journalistes, qui peuvent m’agacer, quand ils me demandent par exemple, à propos de Une adoration : “Puisqu’on a lu votre article sur les mères dans Le Monde, est-ce que c’est pour dire que les mères sont courageuses ?” ça, ça m’énerve beaucoup... Et puis il y a autre chose, de plus interne, qui est une sorte de honte, quand je vois les artistes que j’admire, et qui ne sont que des artistes. Je me sens très impure, je me dis que ce n’est pas bien, que je devrais ne faire qu’une seule chose. Mais, avec le passage du temps, j’assume mieux cette impureté, à cause de tout ce que j’ai ingurgité de la vie - y compris le fait d’avoir un père scientifique, qui a partagé avec moi la joie des mathématiques et de la physique, mais aussi ses interrogations sur la spiritualité, le sens de la vie... On a eu d’immenses conversations philosophiques, depuis que je suis toute petite. Ça m’a toujours énormément valorisée à mes propres yeux qu’il m’accepte comme interlocutrice, qu’il ait à cœur de m’initier à ces arcanes. Alors, voilà : ça continue de battre quelque part... Pour moi, le travail théorique n’est jamais de la souffrance. C’est un pur plaisir. Il y a sans doute là un besoin de nourrir aussi l’hémisphère gauche de mon cerveau, pour donner au droit le temps de se reconstituer, parce qu’à la fin d’un roman il doit être assez épuisé... »

L’essayiste et la romancière se lisent avec la même avidité, même si la première est moins connue que la seconde, révélée au grand public par Instruments des ténèbres (son sixième roman), Goncourt des lycéens 1996 et prix du Livre-Inter 1997. En 2001, au moment de la parution de Dolce agonia, elle confiait avec humour à L’Œil électrique, de retour d’une tournée de signatures au Québec : « C’était presque trop, comme si j’étais John Lennon. Les gens viennent vers moi, les femmes, surtout, et elles pleurent, je n’arrête pas d’essuyer la table ! » Rien d’étonnant à ces réactions, à l’intensité du lien qu’elle tisse avec ses lecteurs : ouvrir un roman de Nancy Huston, c’est prendre en pleine figure la vie dans ce qu’elle a à la fois de plus beau et de plus dur. Ses évocations sensuelles sont d’une force et d’une liberté rares ; elle décrit comme personne les délices du sexe, les éblouissements de l’amour. Mais elle assume aussi la cruauté, la violence, la perversion ; la chair de ses personnages est le lieu des plus grandes extases et des pires souffrances. Elle raconte le malheur, la maladie, l’abandon, les destins qui s’enrayent, la folie qui gagne, les rêves qui se brisent. On en sort chamboulé de fond en comble, secoué comme un de ces petits paysages sous cloche où il neige quand on les agite, et qui, une fois immobilisés, mettent un certain temps à retrouver leur ordonnancement intérieur - un ordonnancement qui, lorsqu’il revient, n’est jamais tout à fait le même qu’auparavant.

« En France, une petite clique élitiste
crache sur tout ce qui compte
aux yeux de la plupart des gens.
Du coup, les autres en sont réduits
à acheter Paulo Coelho,
qu’est-ce que vous voulez qu’ils fassent ? »

Elle refuse d’édulcorer, de biaiser avec la vie - « je veux pouvoir tout voir, ne pas me voiler les yeux », disait-elle encore à L’Œil électrique -, mais elle refuse aussi de cracher sur ses beautés. Elle s’inscrit en faux contre l’attitude des nihilistes pour qui « tout est de la merde ». Sa sensibilité à vif l’expose aux coups de grisou psychiques, mais son appétit de vivre, sa sagacité, lui interdisent de se complaire dans la noirceur, dans les clichés de l’artiste torturé. Elle regarde le malheur en face, mais refuse de le devancer : « ... De le devancer, précise-t-elle, ou de le généraliser, de l’extrapoler à tout. De le réifier, comme s’il y avait un Diable, une instance du mal, indépendante de l’existence, qui serait à l’œuvre dans le monde : c’est pour moi exactement aussi erroné que de prétendre qu’il y a un Dieu, une instance du bien. Penser cela, c’est s’interdire de comprendre, aussi. C’est s’interdire de voir par exemple qu’une éducation tolérante vaut mieux qu’une éducation intolérante. Que, dans un pays comme l’Allemagne, où on a grandi depuis la fin du XIXe siècle avec la discipline, l’obéissance et la soumission à l’autorité comme valeurs ultimes, il n’est pas étonnant qu’un Hitler émerge. Si on prétend que tout est de la merde, alors qu’un Hitler n’a pas émergé dans d’autres pays où on mettait l’accent sur autre chose, alors, effectivement, il y a de quoi se tirer une balle dans la tête. Et ça me choque que les intellectuels parlent comme ça. D’autant plus que c’est un luxe de nantis, le désespoir. Il suffit de relever le nez de son livre, de sa page, et de regarder ce que font les gens autour de soi : ils travaillent avec des enfants autistes, ou ils essaient d’aider telle personne à réapprendre à marcher, ou ils enseignent le français aux étrangers pour qu’ils puissent s’insérer dans la société, enfin, bref, les gens BOSSENT pour améliorer l’existence ; et les intellos sont là, à leur couper l’herbe sous les pieds et à tirer sur tout ce qui bouge...! C’est dingue ! Et dès qu’on parle de liens, que ce soit le couple, les enfants, c’est sentimental, c’est kitsch, c’est con... C’est particulièrement vrai en France, je crois, où une sorte de petite clique élitiste crache sur tout ce qui compte aux yeux de la plupart des gens. Du coup, les autres en sont réduits à acheter Paulo Coelho, qu’est-ce que vous voulez qu’ils fassent ?... »

A la fin d’Instruments des ténèbres, Nada, sous le coup d’une illumination, accomplit sa petite révolution, et apostrophe en ces termes son « démon » : « L’Enfer et le Paradis sont tous les deux ici, sur Terre. Nulle part ailleurs. Nulle part ailleurs. Daimôn, vous ne voyez pas ? Jamais vous ne l’emporterez. Toute résolution de désespérer est annulée en un clin d’œil par le visage d’un enfant, le sourire d’une amie, la beauté d’un poème, d’un tableau ou d’une fleur... » Le Diable n’en croit pas ses oreilles : « Mais je crois rêver ! » « ... non pas, poursuit Nada, parce que ces choses sont une raison d’espérer (ne vous en faites pas, je n’irai pas jusque-là !), mais parce qu’elles sont. Point à la ligne. No future. Je crois aux personnages de mon roman de la même façon que les paysans superstitieux croient aux fantômes, ou les mères en leurs enfants : non parce qu’ils espèrent en tirer quelque chose, mais parce qu’ils sont là : de façon aussi irréfutable que miraculeuse. Le désespoir est exactement aussi débile que l’espoir, ne voyez-vous pas ? La vérité n’est ni la lumière permanente éblouissante, ni la nuit noire éternelle ; mais des éclats d’amour, de beauté et de rire, sur fond d’ombres angoissantes ; mais le scintillement bref des instruments au milieu des ténèbres (oui, car la musique ne se perçoit que grâce au silence, le rythme grâce à l’étendue plane). »

« Les gens adorent le lapidaire :
c’est une des choses
les plus décourageantes
dans l’espèce humaine »

La conscience du bien et celle du mal cohabitent étroitement chez Nancy Huston. Dans Histoire d’Omaya, en 1985, elle plongeait le lecteur dans l’univers intérieur ravagé, peuplé de souvenirs insoutenables, d’une jeune femme fragile, fantasque, portée sur l’affabulation, qui restait impuissante à faire reconnaître par la justice le viol collectif qu’elle avait subi. A partir d’un fait divers réel qu’elle connaissait bien, la romancière endossait quasiment un rôle de médium, et livrait ses hallucinations à l’état brut. « Je travaillais presque avec des images hypnotiques », se souvient-elle. Elle s’est lancée dans ce roman, le plus dur de son œuvre, le seul dont la lecture soit pénible - « trop », estime-t-elle avec le recul -, peu après son premier accouchement : « La maternité m’a donné des forces inouïes pour me confronter à une réalité comme celle-là, qui est très menaçante pour n’importe quelle femme. » Dans l’harmonie qu’elle vivait avec un homme, elle puisait donc la force d’affronter la possibilité que l’homme soit l’ennemi. Dans un texte de 1981, « Pas de danse autour de l’équivoque », repris dans Désirs et réalités, elle interrogeait, perplexe : « Est-ce à dire que c’est parce qu’on peut être baisée sans le vouloir qu’il faut ne pas vouloir baiser ? A tout prix ? » Ne pas se priver du meilleur ni s’empêcher de vivre sous prétexte que le pire est possible, qu’il arrive ailleurs : c’est peut-être pour cela que son féminisme n’a jamais été un féminisme « anti-mecs ». Les généralisations, avec elle, se heurtent décidément à une fin de non-recevoir.

Quand Nada affirme son refus de désespérer, le Diable lui renvoie : « Vous vous rendez ridicule. » Elle lui réplique : « On ne peut plus me faire peur avec ce mot-là ! » Les nihilistes, eux, risquent peu de se rendre ridicules. S’il s’agit de jouer au plus fin, d’en mettre plein la vue, d’être invincible et hors d’atteinte, le cynisme fera toujours mieux l’affaire. Quel meilleur moyen de gagner à coup sûr que de se mettre hors jeu ? Réticente à prendre la pose « vendeuse », sensationnaliste ou simplificatrice, Nancy Huston intervient dans les débats publics moins que son statut ne l’y autoriserait : « Je préfère prendre le temps de réfléchir, et j’essaie aussi de concilier une élégance d’écriture avec les nuances. Parce que je trouve qu’il y a un tel goût de l’extrême... » Et on en revient aux nihilistes : « Thomas Bernhard a beau s’autoproclamer “maître mondial de l’exagération”, il ne dit pas autre chose que ce qu’il dit ; et ce qu’il dit est quand même accablant. Il est aussi anti-autrichien que Hitler était antisémite ! On ne peut pas généraliser ainsi sur tout un peuple, toute une nation. Quand Houellebecq s’en prend aux musulmans, c’est pareil : c’est une formule-choc que tout le monde répète, et finalement tout le monde achète, tout le monde applaudit, il occupe toute la place dans les journaux... Les gens adorent le lapidaire : c’est une des choses les plus décourageantes dans l’espèce humaine. Ils aiment ce qui est formulé vite et brillamment. A la limite, le contenu est presque secondaire. » Ne serait-ce pas un travers particulièrement répandu en France ? Dans Douze France, qui fait suite à Nord perdu, un essai sur son exil, elle disait son agacement du côté « persifleur » des Français... « Oui, peut-être. Il y a un goût de la formule qui est très spécifique aux Français. Quand j’ai reçu le Goncourt des lycéens, il y a eu une assemblée générale avec tous les lycéens dans un auditorium à Rennes ; nous, les écrivains sélectionnés, nous défilions sur scène et prenions la parole les uns après les autres. Ce qui m’a frappée, c’est que, souvent, X disait exactement le contraire de ce que venait de dire Y, mais tous deux étaient applaudis à tout rompre - et par les mêmes ! Parce qu’il y avait de la force, de l’emphase, de l’humour... Enfin, une sorte de formule extraordinairement bien frappée, qui fait que les applaudissements partent, comme un réflexe. Toutes proportions gardées, c’est ce qui s’est passé pendant la guerre avec Pétain et De Gaulle : ce sont les mêmes foules qui ont acclamé d’abord l’un, puis l’autre ! C’est le grand homme du moment, alors on est prêt à se réjouir d’être en sa compagnie... C’est consternant. »

« Il s’agit à chaque fois de trouver la contrainte
qui me donnera le maximum de liberté »

Les instruments renouvellent leur bref scintillement au milieu des ténèbres dans son dernier roman, Une adoration, paru en mai. Après le meurtre d’un comédien célèbre, Cosmo, ceux qui l’ont connu défilent à la barre pour témoigner devant le juge - c’est-à-dire devant le lecteur. Parmi eux se détache la figure d’Elke, serveuse dans un village du Berry, divorcée, mère de deux enfants, qui a vécu avec Cosmo une grande histoire d’amour. Parfois, ce sont des instances inattendues qui prennent la parole : une glycine qui a été témoin d’une scène érotique, un étang gelé sur lequel Elke et son fils sont venus se promener, une passerelle jetée sur un ruisseau qui se souvient des premiers monologues du futur comédien accoudé à sa rambarde... Pour le lecteur, il en résulte une saisissante impression de proximité physique avec les personnages. De temps en temps, la romancière elle-même intervient. Tout en reprenant une forme polyphonique déjà expérimentée dans Les Variations Goldberg et Prodige, Nancy Huston se joue des codes littéraires avec humour et désinvolture, sans que cela ôte rien ni à la force de l’illusion romanesque, ni à la gravité parfois déchirante de ce que vivent ses personnages. Le même travail de médium que dans Histoire d’Omaya, en somme, mais livré sous une forme plus sophistiquée, ludique. « Plus je lis moi-même, plus je me familiarise avec toutes sortes d’approches de la chose littéraire, plus je suis contre le fait d’agresser le lecteur, dit-elle. J’ai envie qu’il soit à l’aise. J’ai envie qu’il soit heureux, même s’il se passe des choses terribles dans le livre. J’ai envie qu’en tant que lecteur qui appréhende un objet langagier, pour employer les grands mots, il soit tranquille en lui-même. Je n’ai pas envie de le bousculer, de le déranger, de lui rendre les choses opaques, compliquées. » Ici, le dispositif, surprenant au premier abord, se révèle très séduisant. « Dans chaque roman, je me lance un nouveau défi formel, explique-t-elle. Ce n’est pas l’artifice pour l’artifice, ce n’est pas pour être maligne, mais pour me sentir libre. Il s’agit à chaque fois de trouver la contrainte qui me donnera le maximum de liberté. Mais cette fois, j’ai beaucoup tâtonné. Au départ, je savais très peu de choses : je savais qu’il y avait un acteur, qu’il y avait quelqu’un qui avait passé du temps dans un asile, qu’il y avait un amour qui carburait beaucoup à l’imaginaire, et qu’il y avait des enfants : un garçon et une fille. Mais je ne savais pas du tout comment raconter cette histoire, ni même où elle se passait, et donc dans quelle langue l’écrire. »

C’est que, contrairement à la plupart de ses confrères, Nancy Huston a cette question-là à résoudre lorsqu’elle entame un nouveau livre. Dans Nord perdu, elle raconte combien il était vexant pour elle, l’anglophone, à son arrivée en France - à 20 ans -, d’entendre les enfants pérorer dans la rue sans qu’elle comprenne un seul mot : « Comment se peut-il que des petits morveux sachent parler si bien, si vite, alors que moi, en dépit de tous mes diplômes, je n’arrive plus à coller trois mots ensemble ? » Mais, très vite, les morveux ont pu aller se rhabiller. Elle s’est découvert en français une liberté et une virtuosité qu’elle n’avait jamais eues en anglais, et qui ont décidé de sa vocation. En 1993, son quatrième roman, Cantique des plaines, qui se déroule dans sa province natale, l’Alberta, à l’époque des premiers colons européens, a marqué ses retrouvailles avec la langue anglaise. Depuis, elle se traduit elle-même dans les deux sens. Reste à savoir dans quelle langue commencer... « Ça me paralysait complètement. Je me souviens d’un moment de grande détresse, où j’ai envoyé un e-mail à mon ami l’écrivain sud-africain André Brink, qui fonctionne comme moi en deux langues. Il m’a répondu : “Ne t’inquiète pas, lance-toi, moi je fais ça souvent : j’écris tel chapitre dans la langue où ça vient, et je traduis plus tard...” Il est très détendu à cet égard. Il me dit que nous avons la chance, nous, à la différence des autres, de vivre deux fois... » Le Berry, et donc le français, ont fini par s’imposer. Après Instruments des ténèbres, Une adoration est le deuxième roman berrichon de Nancy Huston : elle et son mari - un autre exilé, l’intellectuel d’origine bulgare Tzvetan Todorov, père de ses deux enfants - ont une maison dans la région, et elle restitue à merveille cette campagne rude et envoûtante qui est devenue leur terroir d’adoption.

« J’assume de mieux en mieux le fait
de n’avoir qu’assez peu de vie, finalement »

La question de la langue résolue, celle du dispositif formel ne l’était toujours pas. « J’ai eu un faux départ catastrophique. J’ai travaillé pendant peut-être cinq mois dans le malheur total, en sachant que ce n’était pas ça, ce n’était pas ça, ce n’était pas ça... Alors, j’ai tout balancé - j’avais 150 pages, quand même -, et j’ai complètement arrêté d’écrire pendant deux mois. Je me suis dit qu’il fallait que je passe par cette épreuve : le repos [elle rit]. Je n’avais jamais fait ça de ma vie : d’habitude, je suis toujours à ma table de travail, même quand ça n’avance pas, ou alors je vais en bibliothèque - mais là, j’étais face au mur. Et ça a été merveilleux. D’abord, le ciel ne m’est pas tombé sur la tête ! Personne ne m’a fait le moindre reproche. Il y a deux ans, au festival du film documentaire “Visions du réel” de Nyon, en Suisse, j’ai vu un film magnifique de Jonas Mekas, qui était l’invité d’honneur ; c’était un montage de tous ses films avec ses proches, sa femme, les enfants, petits, grands, les événements de la vie quotidienne, sur cinquante ans... Et, dans ce défilement d’images chaotiques, apparaissait un placard avec un haïku du XIIe siècle japonais : “J’ai dormi tout l’après-midi et personne ne m’a puni.” J’étais émue de penser que ça venait du XIIe siècle au Japon ! Et que ce n’était donc pas lié à une quelconque culpabilité judéo-chrétienne, mais que tout le monde connaît ça : “Aïe aïe aïe, j’aurais dû mettre ma journée à profit et je ne l’ai pas fait...” J’ai appris à être heureuse dans une inaction créative totale. Ça a été une vraie belle leçon. Et, au bout de deux mois d’inaction - mais ce n’est jamais de l’inaction pour l’inconscient, bien sûr, qui continue de turbiner quoi qu’on fasse -, je me suis réveillée un matin avec cette adresse au juge. J’ai compris que tout le monde allait défiler à la barre, et que ça conférait une urgence à toutes les paroles. J’ai écrit le premier jet en cinq semaines, en travaillant du matin au soir, tous les jours, complètement à l’écoute. J’étais sûre de cet espace de liberté que j’avais dessiné pour danser. Alors, quand j’ai commencé à entendre les arbres, et les fleurs, et les passerelles... J’étais enchantée. J’ai compris que tout pouvait parler - qu’une molécule pouvait parler. Un imprévu de cette intensité-là, c’est un des plus beaux cadeaux qu’on peut recevoir de l’écriture. C’est une telle dose de réel qu’on se shoote à ce moment-là... » De réel ?... « Oui, de réel - dans la mesure où tout l’argument du livre est que l’imaginaire fait partie du réel humain. »

Comment s’articulent-ils, le réel et l’imaginaire, dans sa vie à elle ? En 2001, elle déclarait à une journaliste de Lire, qu’elle recevait dans son studio d’écrivain, qu’elle menait une vie « hautement anormale » : « Etre seule du matin au soir ici et ne vivre qu’avec des personnes imaginaires, vous trouvez cela normal ? » Elle dit aujourd’hui : « Je crois que j’assume de mieux en mieux cette solitude. J’assume de mieux en mieux le fait de n’avoir qu’assez peu de vie, finalement. Je suis passionnément attachée à mes amis, à mes proches, j’aime faire des choses, mais je remarque, quand je rencontre des gens normaux [elle rit], qu’ils vivent dans un monde à trois dimensions, alors que moi, j’en ai une quatrième. Et cette quatrième dimension me plante dans la vie avec un autre regard, une autre forme de circulation des significations, qui est irremplaçable pour moi. Je ne pourrais pas vivre sans ça. Et je ne vis qu’avec ça, d’une certaine façon. Si je n’ai pas ma dose de solitude dans la journée, je ne suis pas fréquentable. Je deviens très malheureuse et méchante. » Le fait de savoir que son travail est important pour d’autres, aussi, l’aide à assumer cette solitude : « Ce n’est pas une question de ventes, ou d’honneurs, ou de best-sellers, ou d’argent ; mais que les gens me disent que tel livre a vraiment compté, que ça les a touchés, que ça les a aidés à percevoir leur propre existence autrement, ça, ça compte beaucoup, bien sûr. »

« Je vois mieux aujourd’hui
qu’à l’époque de Journal de la création
à quel point le réel est imprégné d’imaginaire.
Parce qu’il y a un aller-retour.
La limite entre les deux est très floue »

S’est-elle habituée à avoir « peu de vie », vraiment, ou à concilier la vie et l’écriture ? Elle insiste en riant : « Non, non : à avoir peu de vie... » Mais qu’on ne croie pas que c’est dramatique. Elle observe : « En lisant votre résumé de mes écrits théoriques, je me suis rendu compte que je n’étais plus d’accord avec un certain nombre de choses dans Journal de la création, et notamment avec ces distinctions très tranchées entre le réel et l’imaginaire, entre l’œuvre et la vie, ou l’art et la vie. Je n’aurais plus dit ça comme ça, justement parce que je vois mieux à quel point le réel est imprégné d’imaginaire. Parce qu’il y a un aller-retour. La limite entre les deux est très floue. On le voit bien dans le film The Hours : Virginia Woolf est un être vivant, elle écrit Mrs Dalloway, ce livre sera lu cinquante ans plus tard par une petite ménagère de Californie qui en sera transformée et en prendra une décision irrévocable... Ça entre dans votre vie, une lecture, aussi, quand ça vient au bon moment. Quelqu’un, à son tour, va faire de Virginia Woolf un personnage dans un film ; une vraie femme va venir incarner Virginia Woolf et jouer ses sentiments, en s’en imprégnant - c’est Nicole Kidman... Quelque chose qui a été de la chair est devenu de l’écriture, mais, parce que c’est devenu de l’écriture, d’autres êtres de chair le prennent en eux, éventuellement réincarnent non seulement Mrs Dalloway mais Virginia Woolf elle-même, qui devient un personnage, joué par quelqu’un de vivant... Tout cela est bien plus intriqué qu’on ne le pense. Il y a quelques jours, lors d’une séance de dédicaces, une femme est venue me remercier pour Histoire d’Omaya, parce que c’est l’histoire de sa mère, et elle ne le savait pas. Grâce au livre, sa mère a pu lui raconter ce qui lui était arrivé. On ne peut jamais prévoir quand, tout à coup, il y aura ce déclic... Du coup, l’art relance quelque chose dans la vraie vie : il n’y a pas un mur entre les deux. J’ai aussi eu des mères et des filles qui venaient ensemble à des séances de signatures autour de La Virevolte [le roman raconte l’histoire de Lin, une danseuse qui abandonne son mari et ses deux filles pour se consacrer à son art]. Souvent, la mère était artiste, et, grâce au livre, me disaient-elles, la fille avait enfin compris pourquoi elle ne pouvait pas être là. C’est toujours très émouvant, elles pleurent, et moi aussi... Paradoxalement, j’ai à remercier ma propre mère de son geste de folie [sa mère a quitté le foyer familial lorsqu’elle était enfant], parce que c’est sûr qu’il n’y aurait pas eu cette œuvre d’art-là s’il n’y avait pas eu cet élément de vie massif. » Et puis, ajoute-t-elle, elle constate aussi, après une longue pratique, « qu’à force, l’art devient la vie. Comme tout le monde, on a quand même vingt-quatre heures dans la journée ; alors, si on les a plutôt consacrées à l’art, eh bien, c’est ça votre vie ».

Au moment de réunir les textes qu’elle a fait paraître sous le titre Désirs et réalités, en 1995, elle se rendait compte, comme elle l’écrivait dans l’avant-propos, qu’elle n’avait « jamais parlé que d’une seule chose : la relation entre le corps et l’esprit ». Le réel et l’imaginaire, l’art et la vie, le corps et l’esprit, la création et la procréation : elle a toujours consacré beaucoup d’énergie à réfléchir à ces articulations, à démontrer l’inanité des antagonismes qu’on en déduit, en suggérant qu’on pourrait en faire l’économie. Comme elle le raconte dans l’un des textes de Désirs et réalités, « Les enfants de Simone de Beauvoir », ainsi que dans Journal de la création, longtemps, dans sa vie, la maternité n’était pas au programme : elle se voulait, comme Beauvoir, aussi libre d’attaches et dégagée des contraintes matérielles que possible, pour pouvoir se consacrer à l’écriture. Elle ne regrette pas son revirement : « C’est depuis que je suis mère que j’écris bien, je trouve. En voyant grandir mes enfants, j’ai vu émerger des individus à partir de presque rien, et ça, c’est passionnant. C’est exactement le même “passionnant” que le roman. Ça se passe dans la vie matérielle, concrète, on échange, on s’apprend des choses, on se surprend... Les enfants vous échappent comme vos personnages vous échappent. Ils ont une indépendance sidérante, ils sont pris très tôt dans leur propre monde, leur propre système de signes, et vous n’avez pas de prise là-dessus. »

« Là où j’écris, je ne veux pas
être quelqu’un.
Je veux être purement
à l’écoute, à la recherche :
une instance cherchante »

Dans « Le dilemme de la romamancière », un autre texte de Désirs et réalités, elle se demande comment concilier l’amoralité, le pessimisme, la lascivité de la romancière avec les qualités qu’on attend en général d’une mère. Comment se débarrasser, aussi, du regard de l’enfant - un regard virtuel, intériorisé - sur ce qu’on écrit. « Je me suis libérée du regard des parents en changeant de langue, dit-elle en riant, mais comment me libérer du regard des enfants ? J’ai résolu une partie de la question en travaillant dans un studio à l’écart. Là, les enfants n’existent pas - et moi non plus, d’ailleurs : là où j’écris, je ne veux pas être quelqu’un. Je veux être purement à l’écoute, à la recherche : une instance cherchante. » Le regard des enfants, elle l’a exorcisé dans Une adoration. Lorsqu’un personnage témoigne à la barre, les autres l’entendent : ils lui coupent la parole, contestent sa version des faits... Quand Elke, en extase, raconte ses ébats avec Cosmo, ses enfants, sur le point de tourner de l’œil, hurlent au scandale, exigent qu’elle se taise. La romancière en jubile encore : « C’était très amusant de jouer avec ça : le regard des enfants sur la mère. Elke dit aussi qu’elle ressent le besoin de construire un mur épais autour de sa chambre pour faire l’amour quand ils sont dans la maison... La mère désirante, palpitante, passionnée, est une figure assez rare en littérature. Encore de nos jours, on fait comme si quelqu’un qui est mère n’était que mère. C’est complètement idiot. Les mères sont aussi mille autres choses... Comme les pères ! »

Accepter la maternité, c’était aussi accepter, comme elle l’écrit dans Journal de la création, « la matérialité, la mortalité ». Accepter de s’incarner, alors que la chair peut facilement être vécue, par l’écrivain-sorcière chevauchant le balai de l’imaginaire, comme une limite insupportable mise à ses pouvoirs. C’est d’ailleurs ainsi que Nada voit les choses, au début d’Instruments des ténèbres : « Ainsi voilà : vous recevrez en partage une chose appelée le corps, qui restreindra votre liberté de façon douloureuse, presque intolérable : dorénavant, vous ne pourrez manifester votre présence que dans un lieu et une époque à la fois et, qui plus est, les lieux devront être géographiquement contigus et les époques reliées les unes aux autres dans une avancée inexorable. Oh non ! Il m’a toujours semblé que les choses avaient dû se passer ainsi. Voilà la vraie punition, le vrai bannissement du vrai paradis. Nous emprisonner dans l’ici et le maintenant, comment a-t-Il osé ? Qui, Il ? Lui, quoi. Celui qui énonce la loi du réel et la déclare incontournable. » Nancy Huston, elle, si elle ne s’est pas laissée avoir par les contraintes artificielles - celle qui imposerait de choisir entre l’écriture et la maternité, par exemple -, semble s’être construite autour de l’acceptation des contraintes imposées par la nature, par cette « loi incontournable » qui révolte Nada. Mais une acceptation active, qui permet d’en tirer tout le suc, et qui est le contraire d’une résignation. Son implication dans la vie physique, matérielle, son inscription dans la chaîne des générations, ont nourri son œuvre au lieu de l’entraver. C’est sa capacité à réfléchir autant à partir de ses sensations physiques ou des tâches de la vie quotidienne que des références littéraires, et à créer une tension entre elles, qui fait la densité fructueuse de ses essais. Et ses romans sont ceux d’une femme qui connaît la vie pour s’y être plongée résolument, au lieu de s’en tenir autant que possible à l’écart. Le clown, psychologue et romancier Howard Buten, qui est l’un de ses admirateurs - comme Philippe Caubère : on peut d’ailleurs penser qu’il y a de ces deux grands comédiens dans le personnage de Cosmo - lui rendait hommage en ces termes : « C’est la seule écriture qui pour moi s’avère réellement bandante. Un souvenir : pendant la lecture de Cantique des plaines, je tombe sur une scène qui me semble particulièrement banale. Elle se déroule dans la cuisine familiale, on nous décrit une femme assise sur un tabouret. Je remarque que la description est totalement dépourvue de la moindre allusion sexuelle, il n’y a pas l’ombre d’une notation charnelle, rien si ce n’est des vocables de base tels que “jambe”, “tabouret”, “cuisine”... Et je meurs de combustion spontanée. Ça, c’est ce que j’appelle de l’écriture ! »

« La contrainte, autant que la liberté,
est partie intégrante de notre identité humaine »

L’exploration de ce que permet une limite, plutôt qu’une tentative forcenée de l’abolir : le principe vaut pour tout, y compris pour l’écriture, le travail intellectuel. « Trouver la contrainte qui me donnera le maximum de liberté », disait-elle plus haut à propos des dispositifs formels qu’elle met en place dans chacun de ses romans. Elle raconte à ce propos : « Dans son séminaire, Roland Barthes [avec qui elle a travaillé à son arrivée en France] essayait chaque année de s’entourer des gens qu’il trouvait les plus intelligents, qui avaient le plus de caractère, qui l’intéressaient le plus. Quelques années avant que je ne débarque à Paris, il avait décidé de faire, pour une fois, un séminaire sur rien : on se retrouverait simplement, tous les quinze jours, pour se parler, pour avoir des conversations stimulantes... Ça a foiré - et on comprend tout de suite pourquoi ça foire. Sa formule à lui, c’était, je crois : le thème du séminaire est le prétexte sur lequel la névrose doit s’accrocher pour pouvoir s’épanouir. Je dois animer un atelier d’écriture aux Etats-Unis cet été, il y a très longtemps que je n’ai pas enseigné, mais je sais que la première chose à faire, c’est de s’assigner des tâches limitées. Si on est là à dire : “bon, eh bien, écrivons”, c’est épouvantable. Tout le monde est immédiatement saisi à la gorge, y compris moi ! [Elle rit.] On se sent bête, et vide, et on n’a rien à dire. Alors que si on se donne une contrainte, puis qu’on la déplace pour voir ce que ça donne, etc., on peut vraiment avancer. »

Elle s’inscrit en faux contre la répudiation de la matérialité et de la maternité, mais aussi, corrélativement, contre le mythe qui voudrait que chacun se construise ex nihilo, libre de toute détermination. Cela fait longtemps que je travaille (écris, réfléchis, parle) contre le modèle sartrien de l’auto-engendrement, du “tout culture”, du je me choisis, moi, adulte, rationnel, souverain, entièrement libre et autonome", écrivait-elle dans « L’inné, l’acquis et l’inné », un texte de Nord perdu. Un modèle qu’elle résumait ainsi : « Sujet transcendantal, l’homme - ce qui s’appelle un homme d’après cette conception - se choisit. S’invente. “S’arrache”, telle une mauvaise herbe dotée de mains, à la gangue des déterminismes. Ne désire transmettre que du savoir, et non des gènes, “façonner des âmes et non des corps”, comme disait Beauvoir pour expliquer sa préférence de l’enseignement à la maternité (comme si les mères ne prenaient aucune part à la formation des âmes !). » Elle racontait comment elle-même, un jour, après vingt-cinq ans passés à « s’inventer » loin de son pays natal, à faire sa vie loin du regard des siens, à se laisser modeler et modifier par un autre environnement que celui auquel sa naissance la destinait, découvrait soudain dans la glace, entre ses sourcils, les rides de sa grand-mère Huston... Elle concluait : « La contrainte, autant que la liberté, est partie intégrante de notre identité humaine. En fin de compte, nous ne sommes entièrement libres que dans nos désirs, et non dans nos réalités. Or les uns sont aussi importants que les autres : oublier les limitations du réel est aussi grave et, me semble-t-il, presque aussi répréhensible, que d’oublier le vertige de l’imaginaire. » Elle commente : « Nous sommes un mélange de détermination et de liberté, de singularité et d’appartenance à des collectivités... Mais c’est rageant pour la plupart des gens de penser ça, car c’est indécidable : on ne saura jamais quelle est la part de ceci, quelle est la part de cela... Et chacun aime se penser très libre de ses choix. »

« Plus le temps passe, plus je mesure
ce que je trimballe grâce aux autres,
tout ce que je contiens grâce à mes rencontres,
mes amours, mes lectures, la maternité,
l’amitié, les voyages...
Je me sens absolument grouillante de vie »

Cette négation du déterminisme qu’elle critique, c’est aussi la négation du lien. Elle dit encore, à propos des nihilistes : « Ce qui est très significatif, c’est que jamais ils ne font d’enfant. Jamais ils ne se lient de cette manière-là au monde. Il y a une sorte de proclamation de solitude, qui est absurde, mais qu’ils peuvent préserver parce que justement ils ne sont pas dans la vie comme la plupart des gens le sont. Ils postulent le “moi” : c’est toujours la même immense erreur. Ils disent qu’ils sont “jetés dans le temps”, “jetés dans l’existence” : “JE suis jeté dans l’existence.” Or la construction de ce “je” est quelque chose de tellement extraordinaire ! C’est une ingratitude monstrueuse envers tout ce qui leur a permis de parler comme ça. Envers les éducateurs, les mères, les professeurs, les instituteurs, les gens qui les ont aidés à faire les premiers pas, à remarquer ci, à remarquer ça... On vous a habillé, on vous a tenu au chaud, on vous a nourri, on vous a parlé, on vous a chanté... Regardez tout ce qu’on vous a donné ! Et vous avez le culot de dire “on m’a jeté dans le temps” ?! Partez, si vous n’êtes pas contents... Ils ne se suicident jamais, ces gens-là ! La femme de Cioran s’est suicidée après sa mort, mais lui...! 83 ans... Beckett : 88 ans... Beckett est un génie pur, je trouve formidable qu’il y ait eu un Beckett, une sorte de cristallisation de toutes ces questions terribles ; mais ça ne m’empêche pas de voir une sorte de motif récurrent, et qu’il en fait partie. »

La vie qu’elle a aujourd’hui, dit-elle, même si elle en a peu, est « extrêmement colorée. Et de plus en plus ». La reconnaissance du lien, du bonheur du lien, y est pour une grande part : « Plus le temps passe, plus je mesure ce que je trimballe grâce aux autres, tout ce que je contiens grâce à mes rencontres, mes amours, mes lectures, la maternité, l’amitié, les voyages... Je me sens absolument grouillante de vie. Et c’est vrai qu’à 18 ans, je ne sentais pas ça. J’étais un désert ambulant [elle rit]. Je voulais mourir ! A 18 ans, on est tous sartriens : on se croit solitaires, auto-engendrés. Il y a quelque chose de presque intrinsèquement adolescent dans le désespoir. » Elle raconte : « Au mois de février, je suis allée à New York et j’ai retrouvé une amie, une femme très âgée maintenant - elle a 93 ans. Je la fréquente depuis vingt-cinq ans ; je l’ai donc vraiment accompagnée tout au long de sa vieillesse. C’est une immense, immense amie pour moi. On est allées au ballet, au Lincoln Center, qui est évoqué dans Angela et Marina, la pièce de théâtre que j’ai tirée avec Valérie Grail de La Virevolte. On a traversé Central Park en taxi, juste à l’endroit où je le traversais chaque jour quand j’avais 18 ans. Je travaillais comme secrétaire à New York, et j’allais tous les jours jouer du piano au Lincoln Center. A l’époque, j’étais comme ce personnage des Peanuts de Schulz qui vit sous un nuage gris, vous savez ? Il pleut juste sur lui... J’étais comme ça, je trimballais un nuage noir au-dessus de moi tout le temps. Et je me suis revue, à 18 ans - là, j’en ai 49 -, la tête basse, en train de traverser tous les jours ce parc, dans la même routine, pour aller faire du piano - un instrument que d’ailleurs je n’aimais pas, qui me rendait toujours mécontente de moi-même... Et là, je refaisais ce même trajet, trente ans plus tard, avec une allégresse, une attente, une joie, à l’idée qu’on allait au ballet ensemble, toutes les deux, qu’on allait voir des choses magnifiques - des chorégraphies de Balanchine... Et je me suis dit : mon amie a quarante ans de plus que moi... Donc, ça peut encore continuer. Peut-être que ça va devenir encore de plus en plus beau, de plus en plus vrai... Je suis incomparablement plus accrochée à la vie que je ne l’étais à 18 ans. Ça, c’est une chose que je n’aurais pas pu imaginer à l’époque : que la vie pouvait être meilleure - bien meilleure. Le fait d’avancer en âge n’est pas une descente lente vers la mort, comme on le croit : c’est tout le contraire. »

Propos recueillis
par Mona Chollet
Photo de Mihai Mangiulea

Tous les livres de Nancy Huston sont publiés chez Actes Sud ; quelques-uns existent également en J’ai lu.

* Voir le très riche « dossier Nancy Huston » sur le site Initiales.org, auquel on a emprunté quelques citations.
* Un entretien sur le site du magazine Lire.

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Nihilisme
Fiction
Périphéries, juin 2003
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