Périphéries

France guide de l’utilisateur, de Jean-Charles Masséra

Aux prises avec la vie courante

Chef de file d’un nouveau courant littéraire qui intègre à part entière l’univers de l’entreprise ou du supermarché, longtemps superbement ignorés par les écrivains, Michel Houellebecq n’a cependant pas inventé, pour ce discours nouveau, de forme nouvelle. La critique s’est étripée sur le fond de son propos, mais s’est en général accordée sur le fait qu’il était plutôt piètre romancier. On peut le contester ; mais, bon ou mauvais, sur le plan de la forme, il reste un romancier. Ni plus, ni moins.

Entre-temps, un petit OVNI littéraire, sorti au printemps, est passé à peu près inaperçu. Certains l’ont remarqué dans le sillage de la comète Houellebecq, mais ne l’ont mentionné qu’avec condescendance, le qualifiant, en substance, d’illisible. A tort. Certes déroutant de prime abord, France guide de l’utilisateur de Jean-Charles Masséra (P.O.L.), s’avère en fait le type de récit idéal pour rendre compte de tout ce qui constitue et conditionne notre quotidien mental, sensoriel : la précarité, la technologie, la publicité, la télévision, les lettres-types, les messages de répondeurs, les statistiques, les relevés bancaires, les informations sur la circulation routière, le vocabulaire de l’industrie, de l’économie et du marketing, les centres commerciaux aux abords des villes... Au milieu de tout cela, l’affectif se débat comme un papillon dans une toile d’araignée. Échantillon gratuit :

« A la fin des années 80, tout semblait pourtant indiquer que l’on devait s’orienter davantage vers un plat sorti du congélateur et un yaourt. En effet, dès 1982, même si vous ne circulez plus en accordéon que sur 8 kilomètres avant la porte de Saint-Cloud, 91% des ménages aimeraient que Bertrand se taise un peu pour qu’on puisse entendre les informations. En fait, on ne cherche plus à savoir comment s’est passée ta journée, on n’aspire plus à en reprendre s’il en reste. Ou plutôt, on sait que c’est juste après la météo. D’une manière générale, il faudra attendre la pub pour que tu trouves pas qu’j’ai maigri. »

Houellebecq dénonce la contamination de l’intime par le libéralisme ; Masséra, lui, montre ses ravages sur la langue. Ses collages ne sont pas dictés par une syntaxe et une grammaire, mais par la logique intérimaire, par l’air du temps. Ils en sont comme une génération spontanée. Les barreaux du discours commun remplacent ceux de la syntaxe. Transformé en éponge, l’écrivain semble ne plus faire entendre une voix propre, mais régurgiter simplement bout à bout des bribes de discours qui nous assiègent tous, qui refusent de nous laisser en paix, trouent notre conscience, agressent notre intégrité et notre dignité, et qui lui sont restées en travers de la gorge.

Le miracle, c’est que leur assemblage est une œuvre originale à part entière. Cet ordonnancement par l’écrivain permet une mise à distance de ce qui constitue notre lot le plus quotidien, le plus terre-à-terre, et une identification de ce qui est à l’œuvre dans nos villes, dans nos rues, dans nos têtes. L’écriture agit comme une conjuration. La précarité, l’arrogance de l’économie, l’omniprésence du publicitaire et du commercial, ont rendu le roman impossible, semble nous dire Masséra ; mais cette impossibilité, une fois nommée, est encore de l’art. Phénix renaissant de ses cendres, la littérature n’a pas dit son dernier mot.

Mona Chollet et Thomas Lemahieu

Jean-Charles Masséra, France guide de l’utilisateur, P.O.L., 1998, 109 pages.

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Fiction
Périphéries, novembre 1998
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