Périphéries

L’Enfance de l’Art, d’Elzbieta

Le miel d’une vie

« J’ai appris à lire en des temps sanglants.
On avait fait le tri entre les langues permises et les langues interdites.
On avait brûlé les livres. Les hivers étaient froids.
Chaussée de sabots, je courais dans la neige jusqu’à l’école.
Dans mon dos dansaient ardoise, plumier de bois,
éponge au bout de sa ficelle
et mon livre de classe,
le premier livre de ma vie.
 »

Dans sa discrétion et son humilité, c’est un livre parfait pour passer le cap de l’an 2000. Pourtant, on ne l’a pas fait exprès, et lui non plus : il a été publié en 1997. Mais il tombe bien, parce qu’il invite à une conception du temps bien plus subtile et plus exaltante que celle que nous asséneront les présentateurs de télévision le soir du réveillon. Et surtout, parce qu’il proclame la permanence de la fiction, des mythes, des histoires, des contes, et de leur pouvoir d’attraction ; c’est un livre fascinant sur la transmission, sur ce que les hommes ont en commun, sur ce qui les relie, plutôt que sur ce qui les sépare, à travers les siècles. C’est un livre qui donne confiance dans l’esprit humain, dans les ressources de l’imagination.

L’Enfance de l’Art est une sorte d’inventaire intime passionnant, celui d’Elzbieta, auteur depuis vingt ans de livres pour enfants. Dans ce gros album aux illustrations foisonnantes, de genres très divers, tirées de ses propres œuvres ou pièces rapportées, vestiges et trésors du passé, vieilles photos, emballages rétro, cartes postales anciennes, planches arrachées à des livres, elle retrace son itinéraire de créatrice, fait revivre ses souvenirs d’enfance et les univers visuels qui l’ont marquée, les expériences qui ont décidé de sa vocation. « J’aime arpenter mentalement une étendue temporelle qui dépasse la durée de ma présence », écrit-elle. Sous les yeux du lecteur captivé, elle déballe ce qu’elle nomme son « bagage composite et bigarré ».

Car il est tout sauf banal, cet itinéraire. Née en Pologne, Elzbieta a quitté son pays toute petite pour fuir la guerre ; elle a passé quelques années en Alsace, puis est entrée en pensionnat en Angleterre, avant de retrouver à Paris la petite communauté des exilés polonais. A neuf ans, elle en était à l’apprentissage de sa cinquième langue ! « J’attribue à ces faits, entre autres, ma prédilection pour la perception visuelle et la nécessité vitale pour moi de la vérification visuelle de toute chose, écrit-elle. Sachant d’expérience que l’absence d’interlocuteur suffit pour jeter à bas instantanément la pertinence de tout système verbal, j’ai, dès ma petite enfance, établi ma sécurité sur des faits plus solides, moins susceptibles de faillites subites et à ce point radicales. »

L’exil, « source cachée » des œuvres

Toutes ces langues apprises, elle les a oubliées tout aussi vite, au point, dit-elle, de posséder encore des lettres qu’elle a écrites de sa main, petite, et qu’elle ne comprend plus... Son destin de créatrice, elle l’explique par ce sentiment d’exil, par la volonté de retrouver un accès à ce royaume sous clé de son enfance. Et de citer Patrick Kéchichian qui écrivait dans Le Monde : « L’exil est aussi, en nombre d’œuvres, une source cachée, une image dont le dessin demeure secret. Ainsi, même lorsqu’ils ne parlent pas directement ou explicitement de l’exil, beaucoup de livres trouvent en lui leurs origines et ne peuvent se comprendre qu’à partir de la séparation, brutale ou non, rêvée ou vécue par leur auteur. »

Le voyage continue, lumineux. Elle évoque les soirées passées à écouter des contes sur les genoux de sa marraine, en Alsace, en contemplant le crépuscule par la fenêtre, sans allumer la lumière, même une fois la nuit tombée. A cette « fée-marraine », chez qui elle vécut quelques années, elle doit la découverte de la puissance de la fiction, et le sentiment de richesse, de féerie qui en découle, et qui contraste avec le climat de dénuement et de pénurie de ces dures années de guerre. Plus tard, ballottée par les événements d’un pays et d’un milieu à l’autre, elle aura appris à se saisir elle-même des livres, à les chercher, où qu’elle se trouve - dans une armoire poussiéreuse, d’abord, au fond d’un couloir du couvent... Elle entamera son fructueux dialogue avec eux, y trouvant à la fois des moyens d’évasion, des exutoires à ses impatiences, à ses enfermements, et des « outils mentaux » pour avancer et évoluer.

Une stabilité nomade

Peu à peu, elle qui n’a jamais eu la possibilité de s’enraciner dans un univers et d’y habiter durablement, s’en constituera un elle-même, unique, à partir d’éléments disparates ramassés au hasard de son chemin. Ainsi, elle aura trouvé son pôle de stabilité en ce monde, elle se sera créé une sorte de "stabilité nomade" : « Comment, à partir de modèles si disparates, se construit-on un langage personnel ? s’interroge-t-elle. Tous ces climats, factures, styles, formes et genres accumulés m’ont longtemps laissée aux prises avec un amoncellement immature et désordonné d’impressions, d’impulsions et d’aspirations hétéroclites. Aussi, je me rends compte combien les histoires illustrées que j’écrivais et dessinais dans mon enfance ont été importantes comme fil conducteur et combien j’y tenais. Lorsque, vers l’âge de onze ou douze ans, j’ai commencé à entreprendre quelque chose de mon propre chef, en dehors de toute sollicitation extérieure, ce furent des histoires illustrées. Je dessinais et j’écrivais dans les pages inemployées de mes vieux cahiers d’école, pendant les vacances scolaires. »

Si elle se définit très tôt comme une auteur d’histoires pour enfants, elle n’entreprend pas moins, en parallèle, une recherche artistique personnelle. En aucun cas ces deux activités ne se confondent ; elles exigent des approches différentes, et les explications qu’elle en donne sont l’occasion de nouvelles réflexions passionnantes sur l’image, sur les différentes formes d’art et de création, sur leurs modes respectifs de diffusion et de réception. Pour les enfants, elle travaille en vue d’objets formatés, destinés à être reproduits industriellement, en grande quantité, et elle intègre parfaitement ces contraintes, y trouvant même des stimulations supplémentaires. « L’image industriellement multipliée est le lieu véritable, bien plus que les musées ou les galeries d’art, où tout un chacun rencontre quotidiennement la miraculeuse projection plane de l’image fixe. » Elle refuse la distinction entre les genres « noble » et « vulgaire » : « Je ne cherche pas à me faire plus naïve que je ne suis, les Arts avec un grand A m’ont passionnée très jeune. » Cependant, « il n’est pas de style élégant ou vulgaire pour l’enfant, alors que l’on prône souvent une censure pour éviter qu’il n’accède, puis s’adonne avec prédilection, à des expressions jugées vulgaires. Est-ce bien utile ? L’enfant a la capacité de faire feu de tout bois. »

Elargir l’espace où l’enfant
peut s’ébattre mentalement

Elle n’en témoigne pas moins d’un grand respect pour ses lecteurs. Elle les traite d’égal à égal, avec pudeur, sans condescendance, sans mièvrerie. Ses travaux témoignent d’une grande souplesse, d’une capacité à varier les genres, à explorer des styles très différents. Toutes qualités qui brouillent les pistes, et rendent parfois ses livres difficilement identifiables, mais qui, à ses yeux, vont de soi : « Il me semble qu’en lui laissant entrevoir la multiplicité des points de vue que nous avons tour à tour expérimentés, nous élargissons l’espace où l’enfant peut s’ébattre mentalement et lui faisons pressentir le caractère vaste et proliférant du monde. » Ce même pressentiment saisit le lecteur lorsqu’il feuillette L’Enfance de l’Art. Cet épais album a la puissance d’envoûtement visuel des livres pour enfants, et la densité de texte des livres pour adultes.

Par-dessus tout, Elzbieta refuse le « pédagogisme » ; elle refuse d’asséner dans ses livres des vérités toutes faites, comme le font certains ouvrages sous prétexte de morale. Elle se méfie des certitudes. Sa démarche à l’égard des enfants, elle la résume ainsi :

« Elle [la magie] est le fait du héros de l’histoire, autrement dit de l’enfant lui-même. Elle lui apprend que c’est de lui que viendra, le moment venu, la solution de ses difficultés. Donner d’avance la nature de cette solution impliquerait de construire une histoire au premier degré. Or personne n’est en mesure de prédire à un enfant ce qui l’attend. En revanche on peut essayer de lui insuffler espoir et confiance et on peut lui faire pressentir l’existence de ses ressources intérieures. (...)Ce train va bien à Brighton, n’est-ce pas ?” m’enquis-je un jour, quelques minutes avant le départ, auprès d’un autre voyageur. Au lieu de m’affirmer simplement que oui, il me répondit : “Well, I hope so !” Et cet “Espérons-le !” permettait de m’apprendre, sans me le dire, qu’il y allait lui-même, qu’il serait tout aussi embêté que moi de s’être trompé et qu’au pire nous serions au moins deux, ce qui est déjà rassurant ! »

Mona Chollet

Elzbieta, L’Enfance de l’Art, éditions du Rouergue, 258 pages, 180 francs.

Voir aussi les citations aux rubriques Création et Enfance.

Août 2001 : L’Interdit publie un entretien avec Elzbieta.

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Fiction
Périphéries, décembre 1999
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