Périphéries

Guillemets
Sommaire des citations
Création

« En reprenant les thèses de Vladimir Propp, Rafael Pividal admet implicitement que tout sujet d’œuvre littéraire est construit lui-même d’une certaine manière, possède une certaine structure. En fait, pour Propp l’ensemble de ces structures-sujets semble être fini et dénombrable - il en fournit une liste exhaustive - proposition qui heurte curieusement le sens commun de nombre d’apprentis écrivains, alors que nul apprenti musicien ne se scandalise autrement de ne devoir composer le plus souvent qu’avec une douzaine de notes. Mais dès 1916, le même Victor Chklovski, qui fut un des maîtres de Vladimir Propp, en tirait un important corollaire : observant les coïncidences existant entre contes espacés parfois de plusieurs milliers d’années ou de kilomètres, il concluait (dans L’Art comme procédé) : “Les coïncidences ne peuvent s’expliquer que par l’existence de lois spécifiques de l’affabulation. On aura beau admettre des emprunts, on n’expliquera pas l’existence de contes identiques à des milliers de kilomètres de distance. (...) En réalité les contes se désagrègent et se recomposent constamment en vertu de lois spécifiques et encore ignorées qui régissent l’affabulation.” (...)
Aussi, avant d’annoncer la mort du roman et d’entreprendre (ou de reprendre) l’exploration d’autres voies narratives, peut-on se demander si, de même que le conte a manqué disparaître faute de conteurs pour en perpétuer la tradition orale, le roman n’est pas menacé simplement de périr faute de romanciers exercés au métier, et si la crise du sujet précédemment évoquée ne relève pas tout bonnement d’une pure question de technique.
(...)
Les formalistes russes, force est de le constater, ne sont pas beaucoup mieux vus en France qu’ils ne le furent en leur temps en Union soviétique. Le seul fait de chercher à décrire les principes généraux qui gouvernent la composition d’un objet littéraire nous paraît une atteinte intolérable à la liberté de créer, et se préoccuper de la forme d’une œuvre plutôt que de son contenu une attitude profondément réactionnaire. Le fait est d’autant plus étrange que le contraire paraît généralement admis dans tous les autres domaines des arts, y compris au cinéma. Il paraît encore plus singulier, si l’on songe que la littérature la plus en vogue actuellement en France - la littérature anglo-saxonne - a assimilé depuis longtemps la leçon des formalistes et ne se prive pas d’en appliquer, justement, ce qu’elle prend pour des recettes. Les universités américaines dispensent un enseignement pratique de la littérature, des écrivains y partagent leur expérience et leur métier : on peut y apprendre à écrire une nouvelle ou un roman, aussi bien qu’à résoudre des problèmes de physique par des méthodes d’analyse numérique. Mieux encore : alors même que les travaux de Vladimir Propp demeurent objets de suspicion en France, on les voit triompher à l’échelle (inter)planétaire, au terme d’une Guerre des étoiles qui, de l’aveu même de son réalisateur, en utilise toutes les ressources.
Quant à Kenzaburo Oe, prix Nobel de littérature, voici ce qu’il écrivait dans un article paru dans Le Monde diplomatique en 1998 : “Si l’Union soviétique a disparu, plusieurs de ses mouvements intellectuels si brillants des années 20 ou 30 gardent toute leur pertinence et font partie intégrante du patrimoine vivant du XXe siècle. Cela s’applique au formalisme russe. Disons, pour simplifier les choses, que les mots de l’écriture littéraire, par un procédé que les formalistes russes appelaient ostranenie - rendre autre -, retardent la transmission du sens et rendent cette transmission plus longue. Ce procédé permet de redonner aux mots la résistance qu’ont les choses elles-mêmes au toucher. (...) Or je dois confesser ici que ma vision du roman ou de la littérature en général se fonde sur cette théorie de l’ostranenie.” »
Paul Lequesne, « Victor Chklovski au secours de la littérature française ? », postface à Technique du métier d’écrivain de Victor Chklovski

« Le moment approchant, un changement se produisait en Micheál. Son débit volubile devenait un maigre filet qui finissait par se tarir. Il avait tôt fait de se maquiller - cela se limitait en réalité à de simples retouches de son maquillage de ville - et de s’habiller (...). Assis devant le miroir, il restait à se dévisager, le regard hanté. Il semblait à peine entendre les annonces. Comme le lever de rideau devenait imminent, il se mettait à trembler. La sueur dégouttait à travers le fard. Il s’agrippait violemment à la table qui était devant lui, si bien que les jointures de ses mains devenaient toutes blanches. Le régisseur de plateau venait l’avertir qu’il était l’heure. Micheál tendait le bras pour me saisir la main : “Conduis-moi, disait-il. Je n’y vois rien, tu comprends.” Par le couloir tout noir, nous partions - Micheál me labourant la paume de ses ongles, tout en se signant de sa main libre à plusieurs reprises. “Jésus Marie Joseph ! Seigneur Jésus, protégez-moi. Jésus !” Nous arrivions au plateau. Je lui disais :
— Là, il y a trois marches.
— Où ça ? Où ça ?
Je l’aidais à monter la première, puis la deuxième, puis la troisième. Il tripotait maladroitement le taps de coton noir, l’écartait, et se retrouvait en scène. Dans cette obscurité totale, la lumière vous aveuglait, mais j’entendais de chaleureux applaudissements, nourris, nombreux, et puis la voix de Micheál, d’une assurance inébranlable, comme s’il était déjà en scène depuis des heures : “To drift with every passion till my soul...” Je faisais discrètement le tour pour aller regarder de face ce personnage exubérant, méconnaissable, jongler avec les mots et les émotions ; attirant dans son cercle magique son public largement composé de bons petits bourgeois mûrissants de Belfast et leurs épouses, il les entraînait par le pouvoir de sa séduction dans un monde de raffinement et d’esprit qu’eux-mêmes eussent probablement exécré en toute autre circonstance, leur donnant, sans qu’ils sachent trop comment, l’impression de partager avec eux un secret et une sagesse. »
Simon Callow, Dans la peau d’un acteur

« Dire qu’il faudrait considérer un acteur comme une femme enceinte est peut-être pousser le bouchon un peu trop loin, mais ce qui est en train de se produire est bien un processus analogue de bouleversement interne. Te voilà en train de décomposer tes propres modèles de pensée pour essayer de les reconstruire de telle façon qu’ils épousent ceux du personnage, de t’ouvrir un chemin dans un territoire affectif qui pourra te paraître étrange et difficile, de chercher le centre énergétique d’une créature totalement étrangère. Certains troubles moteurs se déclarent, la coordination musculaire se délabre. Des mots du texte apparaissent confusément, tout au bout d’un long tunnel. Tes antennes mentales se tendent désespérément, à l’affût du moindre indice, tandis que ton système psychoaffectif semble faire des courts-circuits à tire-larigot, provoquant une horrible constipation des impulsions, une émotivité sous haute tension mais totalement inexpressive, que ne soulage nullement le fait de te retrouver pourvu, sans raison apparente, de six mains et de quatorze pieds. Déplacer une chaise d’un bout à l’autre du plateau, ou boire une tasse de thé, pose des problèmes insurmontables.
Edward ne voyait rien de tout cela. Peu de metteurs en scène le voient. La plupart, cependant, reconnaissent que le travail est difficile et réclame certaines conditions. Pas lui. Le bruit, les gens qui traversent la salle de répétitions, les spectateurs occasionnels, il n’y voyait pas d’inconvénient. Après tout, les gens dans les usines bossaient dans des conditions autrement incommodes. Oui, mais... Finalement, j’explosai. Nous répétions sur le plateau - le temps était précieux. Le décor était en place, ce qui était très utile ; mais, alors que j’attaquais ce fameux premier monologue qui avait demandé tant de travail, une perceuse Black et Decker se mit à forer des trous juste derrière moi. Je résistai quelques minutes, et puis :
— Oh, ce bruit, ce bruit, ce BRUIT !
— Allons, allons, fit Edward.
— Je ne peux pas bosser dans ce boucan.
— Foutaises.
— Nom de Dieu ! hurlai-je, t’as bien le silence, toi, pour écrire !
L’homme à la perceuse s’arrêta juste à ce moment-là, et j’ignore si Edward admit mon point de vue. »
Simon Callow, Dans la peau d’un acteur

« Ce qui vous donne faim dans le roman, c’est sa dimension “omnivore”, comme l’écrit Marthe Robert dans Roman des origines et origines du roman. Le roman est un instrument de connaissance qui va au-delà de ce que l’on croit connaître et comprendre, et cet au-delà est tout ce que j’aime découvrir en écrivant ou en lisant un roman. Miser dans le roman la démarche par laquelle l’individu s’explique les choses comme il peut, puisque l’on ne vit pas sans chercher à s’expliquer les choses, mais miser en même temps, à chaque phrase, le point aveugle du monologue par lequel nous réfléchissons en permanence, miser l’au-delà de ce que nous croyons penser, l’à-côté, l’en deçà. »
Jean-Philippe Domecq, La situation des esprits, entretiens avec Eric Naulleau

« C’est par l’âme, l’idée du corps en tant qu’il est sexué, ce pourquoi l’on peut dire en guise de raccourci brutal que l’âme a un sexe, celui du corps qui le porte, c’est par l’âme que s’exprime une puissance libidinale dans la langue - tout particulièrement, évidemment, lorsqu’elle s’exerce sur la page, lisant ou écrivant. »
Bertrand Leclair, Le bonheur d’avoir une âme

« C’est là, entre autres, que je vois bien que je ne suis pas Flaubert (!). Je ne pousse pas des cris de douleur en me roulant sur des canapés parce que la phrase ne vient pas. Elle vient toujours, je ne dois pas être assez exigeant... »
Philippe Lejeune, Signes de vie - Le Pacte autobiographique 2

« L’image dispense de l’action, au contraire du discours qui, lui, incite à l’action, nous met “hors de nous”. Le discours est cette “flèche du désir tendue vers l’autre rive”. Il fait appel à l’imagination active : celle des conquérants. La projection verbale fut presque toujours l’étincelle des grandes migrations, des grandes secousses populaires, des grands bouleversements. Les mots tirent la pensée en avant, et la pensée extirpe l’homme du magma. Les mots chantent les fruits inaccessibles, les mots sont toujours avec eux au bout des plus fines branches et nous... nous sommes lourds, si lourds... alors on ne cueille jamais ces fruits et on invente de nouveaux mots toujours plus souples, plus exquis, on s’entoure d’un nuage de poudre d’or au travers duquel on croit voir trembler les murs chatoyants de la Cité Inaccessible. L’homme des mots regarde loin devant lui, si loin qu’il en vacille et s’oublie... »
Rezvani, Le portrait ovale

« La mère de l’écrivain anglais Edmund Gosse n’autorisait dans sa maison l’entrée d’aucun roman, qu’il fût religieux ou séculier. Dans sa petite enfance, tout au début du XIXe siècle, elle s’était divertie ainsi que ses frères en lisant et en inventant des histoires, jusqu’à ce que sa gouvernante calviniste la surprenne et lui fasse la leçon, en lui disant que ses plaisirs étaient mauvais. “Dès lors, écrivit Mme Gosse dans son journal intime, je considérai qu’inventer une histoire de quelque sorte qu’elle fût était un péché. Néanmoins, le désir d’inventer des histoires me hantait avec violence ; tout ce que j’entendais et lisais alimentait mon insatisfaction. La simplicité de la vérité ne me suffisait pas ; il me fallait broder par-dessus mes imaginations, et la folie, la vanité et le mal qui accablaient mon cœur dépassent ce que je puis exprimer. Aujourd’hui encore, bien que je le tienne à l’œil, que je prie et lutte contre lui, c’est le péché qui m’assaille le plus. Il a affaibli mes prières et contrarié mes progrès, et ainsi m’a beaucoup humiliée.” Elle avait vingt-neuf ans lorsqu’elle traça ces lignes. »
Alberto Manguel, Une histoire de la lecture

« J’ai longtemps confondu l’artiste et son œuvre. Ce n’est que grâce à la psychanalyse, par étapes successives, que j’ai vaguement pu dissocier les deux : on peut être un grand artiste et un sale con. On peut faire des choses très belles en étant soi-même assez moche. On peut saisir toute la beauté du monde sur du papier mais n’en jamais faire partie... C’est étrange : comment peut-on être à ce point dépassé par ce qu’on fait ? Mais si l’œuvre est meilleure que l’artiste, pourquoi ne l’améliore-t-elle pas ? La main frôle le divin quand les deux pieds pataugent dans la médiocrité... Que l’on préfère l’un ou l’autre, le messager et le message ne se fondent peut-être jamais... Mon boucher est un bonhomme abominable, mais son jambon sec est un pur moment de bonheur... L’art et la charcuterie... »
Manu Larcenet, Le combat ordinaire II

« Chaque récit, chaque phrase, est d’abord crié dans une pièce vide : quand j’écris, je parle tout seul, toujours. Je crie, je profère des menaces, je pleure. Je suis incapable de faire cesser ces larmes. C’est seulement à la fin, lorsque le récit ou une partie du récit est terminé, que j’essuie mes larmes. »
Varlam Chalamov, auteur de Récits de la Kolyma - A propos de ma prose

« On écrit, on parle, on peint parce qu’on n’est pas capable de se taire. On se dit qu’entre les mots, les lignes, les couleurs, il passera bien un petit rayon de silence. »
Jean Sur, « Le marché de Résurgences XI », sur Résurgences

« Adieu, mon cher vieux. Relis et rebûche ton conte. Laisse-le reposer et reprends-le, les livres ne se font pas comme les enfants, mais comme les pyramides, avec un dessin prémédité, et en apportant des grands blocs l’un par-dessus l’autre, à force de reins, de temps et de sueur, et ça ne sert à rien ! et ça reste dans le désert ! mais en le dominant prodigieusement. Les chacals pissent au bas et les bourgeois montent dessus, etc. ; continue la comparaison. »
Gustave Flaubert, lettre à Ernest Feydeau, fin novembre 1857

« Le Brésilien me regarde en souriant et me demande ce que j’écris là. Je lui réponds que je n’en sais rien moi-même, que ça fait je ne sais combien de temps que j’essaie de... comment dire ? de piéger la vie, de rendre compte de ce qui m’entoure. J’écris en même temps une pièce de théâtre, un roman qui se passe aux temps préhistoriques, un récit à propos de la taïga et des mammouths et aussi une sorte de conte où Lula et moi on échoue complètement nus sur l’île des Paons. En plus j’écris un essai sur les grandes révoltes de Sicile, j’écris des poèmes et aussi des chansons et quand je ne m’en sors pas je peins. »
Rezvani, Mille Aujourd’hui

« Devant une rose, inexplicable est notre comportement.
Epris de sa beauté, d’un geste émerveillé, nous lui ôtons la vie.
Ecrire, c’est renouveler, sur soi, ce geste. »
Edmond Jabès, Le petit livre de la subversion hors de soupçon

« Dans un écrit, le mot-clé (...) est le mot qui ouvre le texte au texte, par conséquent à nous-mêmes.
Il n’est pas le mot du commencement, mais le mot de tout commencement. On le trouve aussi bien au début qu’à la fin d’une page d’écriture, au milieu, juste après les premiers mots ou avant les derniers.
On ne saurait, d’emblée, le reconnaître, car il opère généralement dans le secret ; mais son geste est lumière.
En vain, chercherait-on à le repérer. Il est le mot que tous les mots du texte qui le contient, en se rangeant, prononcent si bas qu’il ne peut être entendu d’aucun : mot de passe mystérieux, derrière lequel se tient le livre.
Et si le mot-clé n’était pas un mot mais une clé dont chaque mot pourrait se servir ? - Cela signifierait que nous ne pourrions entrer dans le livre qu’avec la complicité du mot qui détient, par-devers lui, la clé de la porte contre laquelle nous aurions buté : mot-clé pour la circonstance.
Ecrire ne serait, alors, que faciliter cet échange de clés entre les mots. C’est ce que j’appellerai le rapport instinctif avec le texte. »
Edmond Jabès, Le petit livre de la subversion hors de soupçon

« La magie vient accoucher les mondes. Son enjeu dernier, ce serait donc : faire exister (ce qui n’est pas, ce qui manque à être). Ce qui n’existe pas, il faudrait justement l’inventer... En ce sens, par un renversement bien naturel, il devient peut-être absurde, ou vain, de demander “si la magie existe”, puisque la magie a justement pour objet de faire advenir à l’être ce qui n’est pas. Et qu’au moment où elle réussit ce tour improbable, elle a cessé d’exister comme magie, elle s’est déjà retirée dans son antre infranchissable, là où elle se tient depuis toujours : pour les hommes, fidèle gardienne du non-être. »
Xavier Papaïs, « Trois formules sur la magie », in « 2000 ans de magie », revue Critique, juin-juillet 2003

« Sans doute une œuvre ne se crée-t-elle jamais que dans la solitude, mais pour en exorciser la fatalité. »
Nicolas Grimaldi, Traité des solitudes

« J’ai le regret de vous annoncer que l’autofiction n’est plus “tendance”. C’est Lire, le magazine de la littérature conformiste, qui nous l’apprend dans sa dernière livraison. Apparemment, personne chez eux ne s’est rendu compte que l’hyperréalisme façon 11 septembre et l’autofiction sont les cornes d’un même animal obtus, le réalisme quotidien individualiste (comme on a eu un réalisme socialiste).
Ce réalisme a l’immense mérite d’être simple à fabriquer (encore plus simple que le réalisme socialiste). On remplace son regard par la chose regardée. “Oh ! un flipper !” s’écrie l’écrivain réaliste, tout estomaqué de découvrir un flipper dans un bar, et il nous sert une description minutieuse de ce rare phénomène. “Oh ! une agence de voyages !” et le voilà qui recopie scrupuleusement la longue liste de voyages proposés. “Oh ! un gros attentat à la télévision !” et dans sa fulgurance il se dit que les victimes n’ont rien vu venir... C’est inépuisable et ludique. Le monde est rempli de merveilles littéraires qui ne demandent qu’à être cueillies. Petit veinard d’écrivain réaliste ! Il n’est jamais en manque d’inspiration. “Oh ! Je bande !
Matérialiste jusqu’à l’insignifiance, nombriliste et fier de l’être comme les plus débiles performances de l’art contemporain, le réalisme quotidien individualiste passe son temps à flatter le lecteur en calibrant son univers littéraire tantôt sur le night-club du coin, tantôt sur l’actualité (télévisuelle de préférence).
J’y reviendrai à ce réalisme-là, je ne le laisserai pas tranquille. C’est une question d’instinct de survie. Il me déteste, je le déteste. S’il pouvait me tuer, il le ferait. Déjà, on [Frédéric Beigbeder dans Windows on the world, ndlr] met en exergue cette citation de Tom Wolfe, le garde-chiourme : “Un romancier qui n’écrit pas des romans réalistes ne comprend rien aux enjeux de l’époque où nous vivons.” Papa Jdanov [troisième secrétaire du Parti communiste d’URSS, qui veilla au respect de la ligne définie par le Parti dans le domaine des lettres, ndlr] n’aurait pas mieux formulé. Quant à Papa Staline, l’espiègle, n’a-t-il pas lancé dès 1932 son “Ecrivez le réel”, mot d’ordre repris plus tard dans les statuts de l’Union des écrivains soviétiques : “On exige une représentation de la réalité qui soit vraie et historiquement concrète.” On a la littérature qu’on mérite. »
Iegor Gran, « Tintin au pays du réalisme individualiste » (Journal de la semaine), Libération, 6 septembre 2003

« C’est la lenteur de l’art d’écrire, dans son exécution mécanique, qui depuis des années déjà me rebute parfois et me décourage : le temps perdu pour un écrivain à jeter les mots sur la page, comme pour le musicien les notes sur la portée. Un travail de transcripteur et de copiste, par intervalles dégrisants comme un jet d’eau froide, s’interpose entre l’agitation chaleureuse de l’esprit et la fixation matérielle de l’œuvre. Ce que j’envie aux peintres et aux sculpteurs, ce qui rend (du moins je l’imagine tel) leur travail si sensuellement jubilant et régulier, c’est l’absence complète de ces temps morts - si minimes soient-ils - c’est le miracle d’économie, le feed back de la touche ou du coup de ciseau qui dans un seul mouvement à la fois crée, fixe et corrige ; c’est le circuit de bout en bout animé et sensible unissant chez eux le cerveau qui conçoit et enjoint à la main qui non seulement réalise et fixe, mais en retour et indivisiblement rectifie, nuance et suggère - circulation sans temps mort aucun, tantôt artérielle, tantôt veineuse, qui semble véhiculer à chaque instant comme un esprit de la matière vers le cerveau et une matérialité de la pensée vers la main. »
Julien Gracq, En lisant, en écrivant

« Je n’ai pas besoin de dire à mes confrères que je me trouvais maintenant au moment le plus intéressant de la vie d’un auteur : les heures et les jours qui suivirent furent comme une parenthèse de fièvre créatrice et de joie sans mélange. (...) Mais je dois renoncer hélas à faire sentir au lecteur ce que fut mon bonheur : ce sont des joies à ce point immatérielles, évanescentes, que les mots peuvent à peine les décrire. Tapies dans les recoins secrets de l’esprit, accompagnées ou suscitées par d’infinitésimales variations de trame, elles ont pourtant un si grand empire sur l’auteur et peuvent remplir le corps d’un tel bien-être que ni l’appétit ni la vertu, ni l’admiration ou la vanité, ou l’amour, ne peuvent leur être comparés dans l’échelle des bonheurs humains. Les scènes se déroulent avec une évidence si forte devant l’œil intérieur, les personnages s’avancent sur la scène si humainement, avec une telle puissance et une telle compréhension que le créateur en ces instants a le sentiment d’habiter et de se mouvoir dans les êtres qu’il crée. »
Robert Louis Stevenson, A propos du Maître de Ballantrae , Essais sur l’art de la fiction

« J’avais entamé (et terminé) la rédaction de bien d’autres livres mais je ne me rappelle pas m’être attaqué à aucun d’entre eux avec autant de plaisir. Il n’y a pas à s’en étonner outre mesure, car, comme dit le proverbe, l’eau que l’on vole est toujours plus douce. J’aborde là un chapitre délicat. Il ne fait pas de doute que le perroquet a autrefois appartenu à Robinson Crusoé - et pas de doute non plus que le squelette vient d’Edgar Poe. Mais ce ne sont que des points de détail, des futilités, auxquelles je n’attache guère d’importance : personne ne peut prétendre au monopole des squelettes, ou à l’exclusivité des oiseaux parleurs. La palissade, me dit-on, se trouve déjà dans Masterman Ready [roman pour enfants de Frederic Marryat]. C’est possible, et je m’en moque éperdument. Ces précieux écrivains ont simplement réalisé ce que dit le poète : en partant ils ont laissé derrière eux

Des empreintes de pas dans le sable du temps
Des empreintes de pas que peut-être un autre...

Et j’étais cet autre ! Non, c’est ma dette envers Washington Irving qui me tracasse la conscience, car rarement le plagiat fut poussé aussi loin. Quelques années auparavant, alors que j’envisageais de composer une petite anthologie des écrits en prose, j’avais eu la chance de mettre la main sur Tales of a traveler. Le livre me frappa, d’abord, puis m’emballa : Billy Bones, son coffre, la réunion dans le salon, tout l’esprit intérieur et une bonne part des détails matériels de mes premiers chapitres - tout était déjà là, tout appartient donc à Washington Irving. Mais j’étais loin de m’en douter tandis que j’écrivais, assis au coin du feu, dans ce qui me paraissait être l’effervescence printanière de l’inspiration - et pas plus lorsque jour après jour, au sortir du repas, je faisais lecture à ma famille de mes travaux de la matinée. Ils me semblaient alors originels, comme le péché lui-même, ils étaient ma création, m’appartenaient en propre, autant que mon œil droit. »
Robert Louis Stevenson, « Mon premier livre : L’Ile au Trésor », Essais sur l’art de la fiction

« Dans une histoire il y a toujours une autre histoire imbriquée en elle tout comme chaque oignon porte dans ses rondelles un autre oignon plus jeune et plus soyeux. »
Abdourahman A. Waberi, « La légende du soleil nomade », Cahier nomade

« Ecrire est comme la sécrétion des résines, non pas acte mais lente formation naturelle. Mousse, humidité, argiles, limon, phénomènes du fond, et non pas du sommeil ou des songes, mais des boues obscures où fermentent les figures des songes. Ecrire ce n’est pas faire, mais se loger, être là. »
José Ángel Valente, Trois leçons de ténèbres

« Tu sais, entre parenthèses, je pense beaucoup ces derniers jours à l’histoire du roi Midas que j’ai relue en Crète. Ne pourrait-on interpréter cette légende comme une allégorie de l’écriture ? L’écriture qui, elle aussi, si on ne s’en garde pas, peut devenir un cadeau empoisonné ? On pense vouloir et pouvoir tout transformer en or, en mots dorés, phrases scintillantes, pages éblouissantes... On s’entraîne, et peu à peu on s’aperçoit que oui, parfois ça marche... Mais le risque qu’on court est de ne plus pouvoir toucher directement ce dont on a besoin : les êtres qui nous sont chers, les choses auxquelles on tient nous deviendraient aussi inaccessibles que la nourriture au roi Midas ; à force de tout métamorphoser en écriture, nous serions coupées de la réalité, interdites de vie... Nos enfants ne nous en voudront-ils pas, un jour, d’avoir parfois préféré écrire sur eux plutôt que d’être avec eux ? Fin de la parenthèse, que tu peux mettre sur le compte de la sempiternelle culpabilité des mères. »
Nancy Huston, Lettres parisiennes, correspondance avec Leïla Sebbar, 1984

« Avant cela, j’ai eu un autre ami. Un artiste. Il peignait. Nous voulions également nous marier. Tout allait bien jusqu’au jour où je l’ai entendu, par hasard, parler au téléphone avec un ami. Je suis entrée dans son atelier alors qu’il criait dans le combiné : “Quelle chance ! Tu ne te rends même pas compte de la chance que tu as !” C’était surprenant de le voir aussi agité, lui qui était tellement calme et flegmatique d’habitude. J’ai vite compris ce qui motivait son enthousiasme. Son copain habitait dans un foyer d’étudiants et, dans une pièce voisine, il venait de voir une jeune fille qui s’était pendue. Il l’avait décrochée. Et mon ami me racontait cela avec des trémolos d’excitation dans la voix : “Tu ne peux pas t’imaginer ce qu’il a vu ! Ce qu’il a vécu ! Il l’a portée dans ses bras ! Il a touché son visage... Elle avait de l’écume aux lèvres... Viens ! Viens vite, on arrivera peut-être à temps pour la voir !” Il n’a pas eu la moindre compassion pour la fille morte. Il voulait juste la voir et la graver dans sa mémoire pour la dessiner... Je me suis aussitôt rappelé les questions qu’il me posait : quelles étaient les couleurs de l’incendie de la centrale, si j’avais vu des chiens et des chats abattus, dans les rues, comment les gens pleuraient, si j’en avais vu mourir... Après cela, je n’ai pas pu rester avec lui... (Après un silence.) Je ne sais pas si je serai d’accord pour vous revoir. Il me semble que vous me percevez de la même manière que lui. Que vous m’observez, tout simplement. Que vous essayez de garder mon image, comme pour une expérience... Je ne peux pas me défaire de cette impression. Je ne le pourrai plus... »
Témoignage de Katia P. recueilli par Svetlana Alexievitch dans son livre La Supplication - Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse

« [Picasso dessine] des hommes dont il essaie de transfuser la force vive dans le dedans de la peinture jusqu’à ce que la peinture s’anime, mais c’est une folie. Peindre est-il toujours cette folie ? Peindre est-il toujours cet acharnement insensé pour abolir l’écart entre la présence et l’image ? Peindre est-il toujours cette volonté obstinée d’obtenir que l’image agisse directement sur nos nerfs avec autant d’évidence que la réalité plaquée devant nos yeux ? Un jour, dit-il, un jour il y aura une figure qui sera aussi vraie que la vraie. Un jour elle prendra chair, elle aura le vif du vivant, et le monde enfin ressemblera à la peinture. Un jour, elle sortira du cadre, et mettra la réalité dans son tort, folie des folies. »
Lydie Salvayre, Le vif du vivant

« Ecrire, c’est unir la vie intérieure à la vie extérieure. C’est attendre longtemps, sans avoir peur, avant de pouvoir lier l’histoire du monde à son histoire. C’est enfin découvrir la mer bleue et magnifique derrière une rangée de roseaux serrés. »
Nina Bouraoui, Libération, 9 juin 2001

« Il m’arrive parfois d’abandonner des passages entiers d’un poème, pour la seule raison que mon idée ne s’y exprime pas par le biais des sens. A ce propos, j’ai lu, il y a quelques jours, un vers du poète irlandais Heaney qui dit : “Il arrive souvent que les mots intègrent le sens du toucher.” Et je crois que le texte dont la langue ne touche pas aux sens du toucher, de l’odorat, du goût, souffre d’un déséquilibre dans la vision poétique et la pratique de l’écriture. »
Mahmoud Darwich, La Palestine comme métaphore

« Ecrire, c’est essayer de savoir ce que nous écririons si nous écrivions. »
Marguerite Duras

« Quand tous comprendront clairement comment je fais, tous écriront. La vie sera imprégnée de littérature. La moitié de l’humanité se consacrera à la lecture et à l’étude de ce que l’autre moitié aura écrit. Et le recueillement occupera le plus clair de son temps qui sera ainsi arraché à l’horrible vraie vie. Et si une partie de l’humanité se rebelle et refuse de lire les élucubrations des autres, tant mieux. Chacun se lira soi-même. »
Italo Svevo

« Si j’étais un arbre, je ferais des feuilles. »
Mario Merz, peintre et dessinateur, Libération, 18 août 2000

« Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d’eux. »
René Char

« Que puis-je faire de mes sentiments, sinon les laisser frétiller et crever dans le sable de la langue, comme des poissons ? »
Robert Walser, « Poètes », Cigogne et porc-épic

« A mes dépens, j’ai eu le temps d’éprouver que la tentation du passé est chez moi plus véhémente que la soif de connaître l’avenir. La rupture avec le présent, le retour en arrière et, brusquement, l’apparition d’un pan de passé frais, inédit, qu’ils me soient donnés par le hasard ou par la patience, s’accompagnent d’un heurt auquel rien ne se compare, et duquel je ne saurais donner aucune définition sensée. Haletant d’asthme parmi la nuée bleuâtre des fumigations et le vol des pages une à une détachées de lui, Marcel Proust pourchassait un temps révolu. Ce n’est guère le rôle des écrivains, ni leur facilité, que d’aimer l’avenir. Ils ont assez à faire avec l’obligation de constamment inventer celui de leurs héros, qu’ils puisent d’ailleurs dans leur propre passé. Le mien, si j’y plonge, quel vertige ! Et quand c’est son tour d’émerger, imprévu, d’offrir à la lumière actuelle sa tête de sirène mouillée, ses jeux décevants d’hôte des profondeurs, je tiens à lui encore plus fort. Outre la personne que je fus, il me révèle celle que j’aurais voulu être. »
Colette, La Lune de pluie

« Je suppose qu’on se met à griffonner, à noter des choses, afin de résoudre une énigme, de découvrir comment c’est exactement. »
Edward Bond, interview, 1972

« Il y a aussi le lien physique du tableau noir, accessoire a priori terriblement encombrant mais qui, comme un couteau multifonctions, gagne bientôt ses galons de fait-tout : paravent religieux lors des épousailles, mais aussi sec, cloison de la chambre nuptiale. Instrument de l’éducation mais aussi planque pour se protéger de la mitraille. Jusqu’à servir de pharmacie de fortune, l’instituteur Reeboir n’hésitant pas à le débiter pour en faire une attelle sur une jambe d’enfant brisée. Cette ode au bricolage, à l’improvisation, à l’intelligence rusée, à l’esprit d’à-propos, est le plus bel hommage en acte qu’on pouvait rendre au cinéma : l’art de transformer les contraintes en liberté, ou ce qui revient au même, la boue en lumière. »
Gérard Lefort, critique du film Le Tableau noir, de Samira Makhmalbaf, Cannes 2000, Libération, 13-14 mai 2000

« Le génie, c’est l’intérêt. »
Bertolt Brecht

« De tous les points de vue, cette expérience a été catastrophique pour moi. Me retrouver sur un plateau, entourée de centaines de personnes, jour après jour, quel cauchemar ! Chaque matin, je me réveillais et ils étaient là, sous mon nez, tous... Les gens ne le remarquent peut-être pas, mais je suis très introvertie. En studio, quand j’enregistre mes disques, je ne suis entourée que d’une ou deux personnes, des gens que je connais depuis longtemps et en qui j’ai confiance. Je suis le plus souvent retranchée chez moi, en Islande, protégée... Mon travail s’effectue en collaboration, mais de manière intime (...). Tandis que là, tout était envahi. (...) J’ai appris que je devais rester fidèle à la musique. Là, j’ai eu l’impression de la négliger, de la cocufier. Je me suis rendu compte que j’avais la chance d’avoir trouvé ma voie, de gagner ma vie avec. J’ai donc le devoir d’être plus loyale vis-à-vis de la musique, de ne plus flirter stupidement avec d’autres métiers. »
Björk à propos du tournage de Dancer in the dark de Lars von Trier, Les Inrockuptibles, 9 mai 2000

« D’après moi, la vie n’a pas de linéarité narrative, elle est faite de plusieurs lignes. J’ai été fascinée par le roman de Virginia Woolf, Mrs Dalloway, parce qu’elle y juxtapose parfaitement deux mondes : le monde imaginaire, qui mêle rêves et souvenirs, et le monde rationnel, la vie de tous les jours. L’écriture est un parfait interface, qui permet aussi d’équilibrer ces deux mondes. Parce que le risque, c’est que l’un prenne le dessus sur l’autre : ça s’appelle la schizophrénie. »
Laura Kasischke, écrivaine américaine, aux Inrockuptibles, 9 mai 2000

« Le dessin est une entreprise de magie. Prenez une feuille de papier. Tirez un trait horizontal d’un bord à l’autre et vous avez séparé la terre des eaux. De ce premier trait de pinceau, les Chinois disent qu’il crée le monde. Et tout enfant est prêt à y reconnaître la plage et la mer. Une virgule en plus suffira pour qu’il y ait aussi un oiseau dans votre paysage. Par quel miracle ? Cela ne ressemble en rien à la nature, je vous le certifie. Il ne s’agit pas d’un simulacre du réel, mais d’une idée. Pourtant nous sommes prêts à jurer que les choses se présentent à nous ainsi. Umberto Eco observe avec pertinence, dans La Structure absente : “Si je dessine à la plume sur une feuille de papier la silhouette d’un cheval en le réduisant à une ligne continue et élémentaire, chacun sera disposé à reconnaître dans son dessin un cheval ; pourtant l’unique propriété qu’a le cheval du dessin (une ligne noire continue) est l’unique propriété que le vrai cheval n’a pas.” »
Elzbieta, L’Enfance de l’Art

« C’est l’occasion ou jamais de comprendre à quoi toute sa vie Matisse s’est confronté. Techniquement, le problème se pose en ces termes : comment attribuer au fond et à la figure la même valeur ? Métaphysiquement, il ne s’agit rien moins que de réintégrer l’être au sein du paradis perdu, tâche qui trouvera son apogée, sinon son achèvement, avec la décoration de la chapelle du Rosaire à Vence, dont on peut admirer ici quelques spécimens. Fond et figure, pourquoi ne réussissent-ils pas à faire bon ménage ? Parce que dès qu’une représentation anthropomorphe et, en particulier, un visage, pointe le nez, elle capte l’attention et contribue à fabriquer l’illusion selon laquelle le sujet se trouve devant le décor. (...) En schématisant, les arts orientaux développent une esthétique de la démultiplication apte à engendrer une prolifération contrôlée des formes ; en contrepartie, la figure y est (presque toujours) congédiée. A l’opposé, l’Occident post-renaissant organise son iconologie autour de la figure centrale de l’être humain, ce dernier venant occuper la place de Dieu laissée vacante pour cause d’obsolescence. Matisse veut tout. Et le sujet et le décor. Ainsi se comprennent les quelques exemplaires présentés des grands Nus bleus, papiers découpés qui n’ont rien de marocain, mais n’auraient pu voir le jour sans le lent travail de maturation entamé à Tanger. Bleu et blanc, les figures découpées ne délivrent ni intérieur ni extérieur. En clair, le bleu n’est pas plus délimité par le blanc que celui-ci ne l’est par celui-là. (...) On saisit alors où Matisse voulait en venir. Le paradis n’est pas le territoire d’où l’homme a été chassé et qu’il aspire (peut-être) à réintégrer. Ils entretiennent tous les deux, grâce à la visualisation que la peinture de Matisse en fournit, une relation de contiguïté et d’adhérence qui les autorise à échanger leurs tons et leurs valeurs. »
Hervé Gauville, compte-rendu de l’exposition « Le Maroc de Matisse » à l’Institut du monde arabe, Libération, 1er décembre 1999

« La forme, c’est le fond qui remonte à la surface. »
Charlotte Perriand

« Devant une belle page blanche, j’aimerais avoir vingt ans. »
Charlotte Perriand, catalogue de sa dernière exposition au Musée des arts décoratifs, 1985

« Et vous menez ici cette misérable vie de poète, dit-elle avec mépris. Elle s’apprêtait à quitter la mansarde avec un sentiment de fier dédain. “Cette misérable vie de poète me rend fier et joyeux, dit-il, et cela aussi vous le comprenez décidément trop peu. Je suis heureux d’habiter dans cette chambre d’apparence si misérable qui ressemble à une prison. Oui, jolie madame, c’est ainsi, et vous êtes incapable de le croire possible. Ici, je suis moi-même, et nulle part je ne puis monter plus haut. Vous concevez qu’il est beau de mener grand train et de jouir d’une vaste notoriété, mais vous ne concevez pas qu’il soit beau d’apparaître très pauvre extérieurement si, en revanche, on est riche intérieurement en émotions et en sentiments d’abnégation, de courage, d’énergie, d’accomplissement du devoir. En menant cette misérable vie de poète, j’accomplis mon devoir, et cela me rend joyeux, et vous n’y comprenez rien.
La femme s’en alla et le poète se remit à l’ouvrage. »
Robert Walser, « Peintre, poète et dame », Rêveries et autres petites proses

« Il ne s’agit pas d’aller glaner l’expérience humaine au marché. Si tel était le cas, cela voudrait dire que l’expérience existe en dehors de soi et attend d’être collectée. En fait, il s’agit de voir ce qui est là. L’expérience est ce qui est déjà arrivé. L’expérience des choses, comme l’amour et la haine, commence chez soi, dans la chambre à coucher, dans la cuisine. Elle survient au moment où les êtres sont ensemble, ou séparés, quand ils se désirent, quand ils s’aperçoivent qu’ils n’aiment pas les oreilles de leur amant. »
Hanif Kureishi, « Mon père voulait être écrivain », Bradford

« Je n’ai jamais aimé jouer la comédie ! Je ne suis pas une bonne interprète. Quand vous jouez, c’est quelqu’un d’autre qui crée un univers à votre place. Et moi, j’aime bien être le patron ! [Rires.] Quand vous dirigez un film, même si ce n’est pas vous qui jouez, vous devenez un peu chaque personnage du film à travers vos acteurs. Je ne pourrais pas interpréter une superbe adolescente blonde [comme celles de son film Virgin Suicides, ndlr]. Mais, si je la mets en scène, je me glisse dans sa peau, en quelque sorte. Et puis, je n’aime pas me préoccuper de mes cheveux ou de la tête que j’ai ! J’aime travailler sans avoir à y penser. »
Sofia Coppola à Numéro, octobre 1999

« On ne peut pas donner de la dignité, ni dans la vie ni dans la littérature. Tout ce qu’on peut faire, c’est avoir assez de patience pour que cette dignité apparaisse... Il y a une expression italienne que j’aime bien. A propos de quelqu’un de très malin, on dit qu’il pourrait vendre des confettis dans un cimetière. Voilà ce qu’il faut essayer de faire. »
John Berger à propos de King, Les Inrockuptibles, 6 octobre 1999

« Le projet de passer d’un champ à l’autre est un projet essentiel de la modernité, elle-même inspirée de la conception romantique : l’idée de l’œuvre d’art complète, de la Gesamtkunstwerk, de l’absence de cloisonnement entre les différents domaines intellectuels. On a perdu cette pensée, puis on l’a retrouvée, avec l’impression naïve de la découvrir. Il s’agit, selon moi, d’un mouvement naturel, dont le moteur essentiel est la curiosité. En France, le cloisonnement entre les champs de la création est à son degré maximum. Chacun doit rester dans sa petite boîte : la mode, l’architecture, etc. Cela révèle un défaut dans la compréhension de l’art : l’art est lié à la vie et ne peut être pris dans une quelconque gangue, il se situe dans des flux, des flux de rencontres entre les champs existants. »
Christine Macel, commissaire des expositions du Printemps de Cahors, Parpaings, juin 1999

« Il ne faut pas se préoccuper de l’originalité de son travail mais être sincère dans l’esthétique et dans le langage que l’on choisit. Plus on est sincère, plus on est moderne. »
Pedro Almodovar, in Pedro Almodovar, conversations avec Frédéric Strauss

« Je ne voulais pas faire de cinéma, je ne voulais rien faire de particulier, juste vivre. »
Elia Suleiman au Monde, 9 avril 1998

« Un livre, c’est toujours mieux que toi. S’il n’est pas plus appréciable que ta petite personne, ce n’est pas la peine de le faire sortir. »
Rafael Chirbes, écrivain espagnol, à Télérama, 14 octobre 1998

« Vous avez compris, Larry, que la vérité ne pouvait pas être triste, l’Être tout entier et toute œuvre d’art nous en faisant foi, que le fait seul qu’il y ait des poètes parmi nous est une garantie de l’apokatastase et de la survie universelle. Oh ! vous ne l’auriez pas dit dans ces termes, sans doute : vous étiez bien trop bouddhiste pour cela, mais - me pardonnerez-vous, là où vous êtes ? - je n’ai jamais pu prendre au sérieux votre bouddhisme. »
Vladimir Volkoff, préface au Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell

« J’ai parlé de la vanité de l’art, mais pour être sincère, j’aurais dû dire aussi les consolations qu’il procure. L’apaisement que me donne ce travail de la tête et du cœur réside en cela que c’est ici seulement, dans le silence du peintre ou de l’écrivain, que la réalité peut être recréée, retrouver son ordre et sa signification véritables et lisibles. Nos actes quotidiens ne sont en réalité que des oripeaux qui recouvrent le vêtement tissé d’or, la signification profonde. C’est dans l’exercice de son art que l’artiste trouve un heureux compromis avec tout ce qui l’a blessé ou vaincu dans la vie quotidienne, par l’imagination, non pour échapper à son destin comme fait l’homme ordinaire, mais pour l’accomplir le plus totalement et le plus adéquatement possible. »
Lawrence Durrell, Justine, Le Quatuor d’Alexandrie

« Assembler un livre est intéressant et enthousiasmant. C’est suffisamment difficile et compliqué pour requérir toute ton intelligence. C’est la vie à son plus haut degré de liberté. »
Annie Dillard, En vivant, en écrivant

« Qui m’apprendra à écrire ? désirait savoir un lecteur. La page, la page, cette blancheur éternelle, la blancheur de l’éternité que tu couvres lentement, affirmant le griffonnage du temps comme un droit, et ton audace comme une nécessité ; la page, que tu couvres opiniâtrement, que tu détruis, mais en affirmant ta liberté et ton pouvoir d’agir (...) ; la page de ta mort, à laquelle tu opposes toutes les excellences défectueuses que peut réunir ta force vitale : cette page t’apprendra à écrire. »
Annie Dillard, En vivant, en écrivant

« Certains jours, j’étais taraudée par un sentiment de responsabilité envers le moindre changement de lumière à travers les vitres de la véranda. Qui en garderait la trace ? Qui serait la mémoire de notre temps et du vent, dehors, qui fouettait les branches de marronniers ? Il fallait quelqu’un pour cela, quelqu’un pour défendre becs et ongles tous ces jours qui passaient, sinon le spectacle aurait été donné en vain. Que l’entreprise fût impossible ne m’effleurait même pas. Mais pour ce travail, pour cette tâche, je ne connaissais pas de mot. »
Annie Dillard, Une enfance américaine

« Le soir, il se sentait brisé comme s’il avait fauché tout le jour ; brisé de corps, avec une fatigue aux jambes, un battement aux tempes, un front lourd et gonflé ; et devant ses yeux, par moment, un voile gris tombait, qui était le signal pour lui de s’arrêter. Mais à cette fatigue du corps répondait au dedans une vivacité nouvelle : comme une augmentation en lui de tous les principes de vie, et il apercevait son être augmenté soudain en tous sens. Etroit, à l’ordinaire, creusé en profondeur, il s’élargissait brusquement, avec des facultés inconnues de joie, avec des puissances de lutte, avec des faims de mouvement, avec des besoins de plaisir (...). Mais le regret et cette nostalgie d’espaces seulement entrevus, et non pas explorés continuait à durer en lui. Jusqu’où nous pourrions aller, presque toujours, nous l’ignorons, nous tournons en rond au bout d’une chaîne et nous n’osons pas la briser. »
C.-F. Ramuz, Aimé Pache, peintre vaudois

« Je crois qu’on ne peut pas s’empêcher de devenir adulte ; ça arrive, c’est tout. Et alors, la dépression, les pensées sombres tendent à se dissiper, et même si vous aimeriez garder ce côté ado, il vous échappe... alors je ne sais pas si je suis encore un brat [un adolescent]. Je sais en revanche que c’est très difficile d’être un adulte quand on est un artiste. On vit comme sur une île, seul la plupart du temps, occupé à créer, sans responsabilités - sans famille, sans boulot, sans obstacles... On est dans un état d’adolescence attardée nécessaire pour créer, mais qui peut aussi être préjudiciable pour le reste, en particulier dans vos rapports avec les autres... mais c’est une autre histoire. »
Bret Easton Ellis à Libération, 26 septembre 1996

« Il y a trop longtemps que je pense à cette histoire pour qu’elle me pose encore des problèmes. »
George Lucas à propos des nouveaux épisodes de La Guerre des Etoiles, Studio, mars 1997

« Peindre, c’est être arrogant. Décrire le monde et jeter le résultat à la face de ce même monde, c’est être arrogant. Essayer de dépasser la nature en peignant une fleur, ou Dieu en améliorant les paysages, c’est encore de l’arrogance. Peindre est une vantardise. Et si tu n’aimes pas te crier sur les toits, tu devrais cesser de peindre. »
Galactia, peintre vénitienne, à sa fille Supporta, dans la pièce de Howard Barker Tableau d’une exécution

« L’art est un problème. L’homme ou la femme qui s’exposent à l’art s’exposent à un problème supplémentaire. »
Howard Barker, Quarante-neuf apartés pour un théâtre tragique

« L’éclat des lumières, irrésistible le soir dans les rues de la capitale, les gens, mon frère. Moi dans l’appartement de mon frère. Un trois-pièces tout simple, que je n’oublierai jamais. C’est comme s’il avait eu un ciel, avec des étoiles, des nuages, et la lune. Romantisme, merveilleux pressentiments ! Mon frère jusque tard dans la nuit au théâtre, où il faisait les décors. Il revenait vers trois ou quatre heures du matin et me trouvait encore à ma table, ensorcelé par toutes les idées et les images qui me passaient par la tête ; je n’avais plus besoin de dormir ; penser, écrire, veiller me tenaient lieu de sommeil et le monde pour moi n’était plus rien d’autre que mon bureau, durant des heures. Jouissance, délassement et repos tout en un. Le bureau, sombre et de forme si ancienne qu’il faisait penser à un vieux magicien. Lorsque j’ouvrais ses petits tiroirs, qui étaient d’un fin menuisier, je m’imaginais en voir bondir les mots, des paroles, des phrases entières. Les rideaux blancs, le chant du gaz dans la lampe, la chambre, plus longue en s’obscurcissant vers le fond, le chat, et tout le calme de la mer dans ces nuits lentes et pleines de pensées. De temps en temps j’allais chez les filles dans leur cabaret, cela faisait partie des choses. A propos du chat : il s’asseyait toujours sur les feuillets que j’avais écrits et mis sur le côté et il cillait en me regardant de ses yeux insondablement jaunes, avec un air à lui de m’interroger. Je dois peut-être beaucoup à cette bête tranquille et gentille que sait-on ? De façon générale, plus j’écrivais et plus je me sentais gardé et comme protégé par un être bienveillant. Un voile se tissait autour de moi, doux, fin et spacieux. Il faut que je mentionne également la liqueur qui était sur la commode. Je lui rendais hommage aussi souvent que je m’en sentais le droit et encore la force. Tout ce qui m’entourait me faisait du bien. Il y a tout à coup de ces circonstances ou rencontres qui ne se reproduiront peut-être plus jamais, ou alors seulement le jour où on les aura le moins prévues. Prévisions et supputations ne sont-elles pas quelque chose de profane, d’impertinent et de brutal ? L’écrivain doit se laisser aller, avoir le courage de se perdre, d’oser tout, chaque fois ; il doit espérer, il ne peut qu’espérer. »
Robert Walser, Neue Merkur 1914, récit de la rédaction des Enfants Tanner, en janvier-février 1906 à Berlin

« “Ecrire et faire l’amour. Je sens un lien essentiel entre les deux”, écrit-elle. (...) C’est le récit d’une soirée avec un jeune homme amoureux qui n’aurait pas manifesté son désir si elle n’avait passé la main dans ses cheveux. “Le souvenir de ce geste, par-dessus tout, me remplissait de jouissance. J’ai pensé qu’il était de même nature que celui qui consiste à écrire la phrase inaugurale d’un livre. Qu’il supposait le même désir d’intervenir dans le monde, d’ouvrir une histoire. Et j’ai senti que, pour une femme, la liberté d’écrire sans honte passait par celle de toucher la première, avec désir, le corps d’un homme.” »
Propos d’Annie Ernaux, Libération, 16 janvier 1997

« Proust dit dans La Prisonnière que tel morceau de musique est “une vérité de plus dans le monde”. Je sais que c’est très ambitieux de dire cela, mais j’ai le sentiment de participer à ce petit plus de vérité dans le monde quand j’écris. (...) Avec ce livre, je ne suis pas tranquille. Comme pour d’autres, dont Passion simple, je me dis : “Mais qu’est-ce que j’ai fait !” Et pourtant, quand je suis dedans, je sais ce que je fais. Ces derniers mois où je suis restée presque tout le temps chez moi en passant des heures sur une phrase, j’avais le sentiment de faire quelque chose de vraiment nécessaire, et pas seulement pour moi. »
Annie Ernaux à Marie-Claire, mars 1997

« Ecrire sincèrement - presque sincèrement ! J’en espère un soulagement, cette sorte de silence intérieur qui suit un cri, un aveu. »
Colette

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Périphéries, juillet 2007
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