C’est avant tout un livre de théâtre, et qui fut même salué, à sa sortie au Royaume-Uni, comme l’un des meilleurs ; Peter Brook le qualifia de plus grand témoignage sur le travail du comédien depuis Stanislavski. Dans la peau d’un acteur, l’autobiographie de Simon Callow, grand acteur britannique de théâtre et de cinéma (le public français ne connaît pas son nom, mais se souvient au moins de lui en Gareth, l’homosexuel barbu et excentrique de Quatre mariages et un enterrement), traduit en français plus de vingt ans après sa première parution en anglais, intéressera donc avant tout ses pairs, ou ceux qui continuent à ressentir le besoin d’aller au théâtre... Mais pas seulement.
La première fois qu’on lui avait demandé de donner une conférence sur son métier, Simon Callow l’avait intitulée : « L’Acteur comme paradigme de la condition humaine ». Il ne plaisantait qu’à moitié. Pour plonger avec bonheur dans son livre, il vaut mieux s’intéresser au théâtre, mais il peut suffire de s’intéresser à l’expérience humaine et aux mystères de la création artistique. Il se dégage de ces pages une vitalité si stupéfiante, qu’on se retrouve à les dévorer comme un affamé, et à s’en délecter, même quand on ignore tout de la plupart des personnes et des pièces qui y sont évoquées : c’est le rapport de cet homme avec son art, son enthousiasme (un mot auquel il fait honneur dans son sens étymologique : avoir un dieu en soi), son exigence, son idéalisme, son appétit compulsif d’apprentissages, de découvertes, les méandres de son itinéraire aussi bien professionnel que personnel, qui sont passionnants.
Ses talents de conteur, son style vivant et direct, son humour irrésistible, rendus intacts par une excellente traduction, y sont aussi pour quelque chose. Il livre une galerie de portraits digne de son cher Dickens - auquel il a consacré un spectacle en 2002. Si l’art de l’acteur est un art de l’empathie, alors Simon Callow écrit bien en acteur, témoignant à l’égard des autres comme de lui-même d’un recul plein de dérision tendre et bouffonne.
Les deux premières parties, en particulier (le livre en compte trois), qui datent de 1984, alors qu’il n’avait encore que neuf ans de carrière derrière lui, sont un feu d’artifice permanent. Dans la première, il raconte ses années de formation. Le livre commence ainsi : « A dix-huit ans, j’écrivis à Laurence Olivier. Il me répondit, par retour du courrier, en m’invitant à rejoindre la troupe du National Theatre... au bureau de location. » S’ensuivent quelques descriptions mémorables de l’atmosphère qui régnait dans les coulisses des plus grands théâtres londoniens de l’époque, l’Old Vic où est installé le National Theatre, puis le Mermaid Theatre de Bernard Miles, où Simon Callow travaillera également, un peu plus tard, pour payer ses études au Drama Centre. Entre-temps, il a eu l’occasion, lors d’un festival à Belfast, d’être l’assistant-homme à tout faire de l’acteur irlandais Micheál McLiammóir, qui jouait alors son spectacle, resté fameux, sur Oscar Wilde. Le jeune Callow est chargé de l’avertir de l’imminence de son entrée en scène :
« Le moment approchant, un changement se produisait en Micheál. Son débit volubile devenait un maigre filet qui finissait par se tarir. Il avait tôt fait de se maquiller - cela se limitait en réalité à de simples retouches de son maquillage de ville - et de s’habiller (...). Assis devant le miroir, il restait à se dévisager, le regard hanté. Il semblait à peine entendre les annonces. Comme le lever de rideau devenait imminent, il se mettait à trembler. La sueur dégouttait à travers le fard. Il s’agrippait violemment à la table qui était devant lui, si bien que les jointures de ses mains devenaient toutes blanches. Le régisseur de plateau venait l’avertir qu’il était l’heure. Micheál tendait le bras pour me saisir la main : “Conduis-moi, disait-il. Je n’y vois rien, tu comprends.” Par le couloir tout noir, nous partions - Micheál me labourant la paume de ses ongles, tout en se signant de sa main libre à plusieurs reprises. “Jésus Marie Joseph ! Seigneur Jésus, protégez-moi. Jésus !” Nous arrivions au plateau. Je lui disais :
— Là, il y a trois marches.
— Où ça ? Où ça ?
Je l’aidais à monter la première, puis la deuxième, puis la troisième. Il tripotait maladroitement le taps de coton noir, l’écartait, et se retrouvait en scène. Dans cette obscurité totale, la lumière vous aveuglait, mais j’entendais de chaleureux applaudissements, nourris, nombreux, et puis la voix de Micheál, d’une assurance inébranlable, comme s’il était déjà en scène depuis des heures : “To drift with every passion till my soul...” Je faisais discrètement le tour pour aller regarder de face ce personnage exubérant, méconnaissable, jongler avec les mots et les émotions ; attirant dans son cercle magique son public largement composé de bons petits bourgeois mûrissants de Belfast et leurs épouses, il les entraînait par le pouvoir de sa séduction dans un monde de raffinement et d’esprit qu’eux-mêmes eussent probablement exécré en toute autre circonstance, leur donnant, sans qu’ils sachent trop comment, l’impression de partager avec eux un secret et une sagesse. »
Toutes ses raisons d’aimer le théâtre sont déjà là. Elles l’amèneront à en défendre une conception qu’il ne cessera de développer et d’affiner par la suite : à plusieurs reprises, dans le livre, il dénonce avec vigueur la place envahissante prise dans le théâtre contemporain par le metteur en scène, qui, trop souvent, estime-t-il, instrumentalise la pièce et le jeu des acteurs, plaquant sur eux sa vision au lieu de se mettre à leur service. Cela aboutit à étouffer la créativité de l’acteur, dont la transformation, selon un processus presque magique qu’il décrit et tente de cerner de façon captivante tout au long du livre, est à ses yeux au centre du rituel théâtral. C’était aussi l’opinion de l’un de ses professeurs du Drama Centre : « Yat croyait - à propos de la circulation de l’énergie sur un plateau, ce phénomène dont j’avais soudain fait la violente expérience à l’Old Vic quand j’avais lâché les premiers mots du monologue de Hamlet - que le théâtre était de la magie noire. Il ne nous a jamais dit à quoi celle-ci devait servir. Ça lui ressemblait bien. »
Lui-même a été marqué à vie par les performances de ses prestigieux aînés ; s’il a voulu de toutes ses forces être acteur, c’était pour « devenir le Laurence Olivier de notre temps, créer une succession d’images impressionnantes de l’humanité comme il l’avait fait, soumettant son corps, son visage, sa voix, à des transformations de la plus grande ampleur possible pour hanter nos imaginations ». Il voit dans le renoncement à cette démesure, à cette capacité du théâtre de « revivifier le fond d’humanité de l’assistance » au lieu de simplement s’adresser à son intelligence, la raison principale de la désaffection du public. Il s’agace d’entendre sans cesse répéter que « moins, c’est plus » : « Très souvent, objecte-t-il, le moins est simplement moins, et le plus vraiment plus. (...) Le théâtre, c’est l’endroit où se produisent des choses extraordinaires, où vous voyez des gens se conduire non pas comme ils le font dans la rue, mais comme ils pourraient le faire dans vos rêves. Ou vos cauchemars. Quand le chaman exécute sa danse, personne ne lui dit : s’il vous plaît, est-ce que vous pourriez en faire un peu moins ? » Dans le travail avec les acteurs, lorsqu’il s’est lui-même essayé à la mise en scène, il a tenté, dit-il, de « se concentrer sur ce qui pourrait les aider à faire exister leur rôle de la manière la plus imaginative possible », persuadé que, « si on ne laisse pas les acteurs s’investir librement dans leur travail, celui-ci sera toujours matière morte. Une machine efficace, peut-être, mais jamais une œuvre d’art vivante ».
C’est en cela aussi que la portée de son propos dépasse le simple cadre théâtral : les critiques qu’il émet rappellent notamment celles qu’un Jean-Philippe Domecq adresse à l’art contemporain (Artistes sans art ?), la figure boursouflée de l’« artiste » frisant elle aussi l’imposture et jouant le même rôle calamiteux que celle du metteur en scène chez Callow. Comme Domecq, celui-ci s’en prend d’ailleurs à la manie du « second degré » qui sert de prétexte à la liquidation du geste créateur : « Des guillemets semblent fréquemment apposés au travail de l’acteur contemporain : les personnages sont présentés à l’examen, plutôt qu’habités. Les traits de caractère sont assemblés avec soin, mais la transformation tant intérieure qu’extérieure - le fait de s’assujettir à la vie de quelqu’un d’autre, d’être prêt à s’en laisser posséder - n’est plus tentée ; tous les ingrédients sont là, mais il n’y a pas de feu sous la casserole. » Lui-même, toutefois, ne peut oublier qu’il existe autre chose, « de colossalement nourrissant, d’une profondeur à vous ébranler l’âme », qu’il a retrouvé par exemple - et on ne peut qu’acquiescer - dans les spectacles du Théâtre Maly de Saint-Pétersbourg.
La difficulté à faire comprendre au metteur en scène ce par quoi doit passer un acteur pour accoucher de son personnage, il l’a notamment éprouvée en travaillant en 1981 avec Edward Bond, qui montait alors sa propre pièce, Restauration ; ce qui nous vaut l’un des morceaux de bravoure du livre :
« Dire qu’il faudrait considérer un acteur comme une femme enceinte est peut-être pousser le bouchon un peu trop loin, mais ce qui est en train de se produire est bien un processus analogue de bouleversement interne. Te voilà en train de décomposer tes propres modèles de pensée pour essayer de les reconstruire de telle façon qu’ils épousent ceux du personnage, de t’ouvrir un chemin dans un territoire affectif qui pourra te paraître étrange et difficile, de chercher le centre énergétique d’une créature totalement étrangère. Certains troubles moteurs se déclarent, la coordination musculaire se délabre. Des mots du texte apparaissent confusément, tout au bout d’un long tunnel. Tes antennes mentales se tendent désespérément, à l’affût du moindre indice, tandis que ton système psychoaffectif semble faire des courts-circuits à tire-larigot, provoquant une horrible constipation des impulsions, une émotivité sous haute tension mais totalement inexpressive, que ne soulage nullement le fait de te retrouver pourvu, sans raison apparente, de six mains et de quatorze pieds. Déplacer une chaise d’un bout à l’autre du plateau, ou boire une tasse de thé, pose des problèmes insurmontables.
Edward ne voyait rien de tout cela. Peu de metteurs en scène le voient. La plupart, cependant, reconnaissent que le travail est difficile et réclame certaines conditions. Pas lui. Le bruit, les gens qui traversent la salle de répétitions, les spectateurs occasionnels, il n’y voyait pas d’inconvénient. Après tout, les gens dans les usines bossaient dans des conditions autrement incommodes. Oui, mais... Finalement, j’explosai. Nous répétions sur le plateau - le temps était précieux. Le décor était en place, ce qui était très utile ; mais, alors que j’attaquais ce fameux premier monologue qui avait demandé tant de travail, une perceuse Black et Decker se mit à forer des trous juste derrière moi. Je résistai quelques minutes, et puis :
— Oh, ce bruit, ce bruit, ce BRUIT !
— Allons, allons, fit Edward.
— Je ne peux pas bosser dans ce boucan.
— Foutaises.
— Nom de Dieu ! hurlai-je, t’as bien le silence, toi, pour écrire !
L’homme à la perceuse s’arrêta juste à ce moment-là, et j’ignore si Edward admit mon point de vue. »
Leur collaboration, conflictuelle et tumultueuse, se terminera cependant par un chaleureux épanchement en tête à tête au restaurant, au cours duquel l’auteur déclare à l’acteur : « Un jour... Un jour, je te promets, j’écrirai une bonne pièce », et l’acteur à l’auteur : « Et moi, tu verras, je serai bon dans un rôle. »
C’est aussi d’un projet de lettre à Edward Bond qu’est née la deuxième partie du livre, dans laquelle Simon Callow s’attache à décrire, non pas le travail sur un spectacle en particulier, mais des moments-types de la vie d’acteur : l’expérience du chômage, et les auditions auxquelles on se rend la tête basse, « comme si tu venais consulter pour une chaude-pisse au dispensaire d’hygiène sociale » ; le quotidien quand on joue le soir, le quotidien quand on n’a pas d’engagement ; la préparation d’un rôle, la première lecture (extrait à lire sur le site de l’éditeur), les répétitions, l’avant-première, ce qu’est une bonne représentation, ce qu’est une mauvaise représentation ; la part active prise par le public dans la réussite ou non du spectacle (au point que « répéter sans le public, c’est surfer sans les vagues »), et la difficulté de jouer devant « des salles muettes, qui t’ont paru entièrement composées des membres du “Comité de vigilance des chrétiens fondamentalistes contre la pornographie” ».
Après un tel régal, la troisième partie du livre, écrite vingt ans plus tard, fait l’effet d’une douche froide. L’auteur ne tarde pas à confier le désarroi qui l’a saisi à cette époque, mais on l’a compris bien avant, tant la baisse de tonus est immédiatement perceptible dans l’écriture. Ces chapitres laissent une pénible impression d’amertume ; sans eux, toutefois, le témoignage sur la vie d’acteur serait sans doute incomplet. Il y a d’abord l’état déplorable dans lequel les années Thatcher ont laissé le théâtre britannique. Callow y avait déjà consacré une « sombre postface » en 1995 : il avait cru, en concluant la première édition de son livre, avoir décrit une « période de crise » ; il se rendait compte rétrospectivement qu’il s’agissait d’un « âge d’or ». Toutes les solides structures qui avaient fait la qualité de ce théâtre vacillent sur leurs bases : les écoles d’art dramatique, comme le Drama Centre, où lui-même avait vécu des années d’apprentissage intenses et exténuantes à tous points de vue, partageant avec ses camarades le sentiment d’accomplir « un travail essentiel au bien-être de la société, à la survie de l’espèce et à l’affirmation de l’art », n’ont plus les moyens de remplir leur mission aussi bien ; les troupes permanentes de province, qui permettaient à tout jeune acteur de faire ses armes, ont presque toutes disparu, et les « Ensembles », comme la Royal Shakespeare Company ou le National Theatre, dont les membres pouvaient s’épanouir et se perfectionner sans cesse dans leur art, ont dû sérieusement revoir leurs ambitions à la baisse. Le temps n’est plus aux utopies : « Simplement tenir le coup était déjà une occupation à plein temps. »
Pour Simon Callow, c’est comme si le sol se dérobait sous ses pieds, ou comme s’il était privé de sa terre nourricière. Ballotté d’engagement en engagement, d’expérience en expérience, lui qui rêvait de cohérence, de permanence, de persévérance, d’ascétisme, voit s’éloigner son rêve de devenir ce qu’il était bien parti pour devenir : l’héritier des « Grands Acteurs », de ces géants qu’il avait éperdument admirés, mais qui étaient - aussi - des produits de leur temps. Il doit se rendre à l’évidence : « J’étais destiné à être un cas sui generis, et à devoir former quelque catégorie maison bien à moi. » Mais, au fond, est-ce vraiment étonnant ? Aurait-il pu en être autrement ? A le lire, on ne peut pas s’empêcher d’être un peu déçu de sa déception, ni se défendre de l’impression qu’il se rend inutilement malheureux en évaluant son parcours à l’aune d’un modèle tyrannique, absurde et dévalorisant. Il manifeste toujours la même excitation à s’emparer d’un personnage, mais il s’y mêle une anxiété nouvelle, et qu’on peut juger superflue : au lieu de se jeter simplement dans l’expérience à corps perdu, pour le seul amour de l’art, comme il le faisait autrefois, il se soucie de la façon dont ce rôle va s’inscrire dans sa carrière ; il espère à chaque fois que c’est celui-là qui va le faire entrer définitivement dans l’histoire du théâtre. Les rivalités, la violence des relations dans ce milieu, ou encore la consigne des honneurs et des louanges reçus, affleurent dans le récit, alors qu’elles en étaient absentes jusque-là.
Mais soyons juste : Simon Callow est aussi victime de la simple cruauté de la condition d’acteur - et de la condition humaine. Des tragédies sont survenues dans sa vie personnelle. La passivité inhérente au statut de comédien, plus ou moins obligé d’attendre qu’on vienne le chercher, produit son effet d’usure. Il y a les propositions pour lesquelles on n’est pas disponible et qu’on doit refuser la mort dans l’âme, celles dont on rêve et qui ne viennent pas, les projets dans lesquels on avait placé beaucoup d’espoirs et qui finissent par tomber à l’eau... Dans la peau d’un acteur est aussi un témoignage terrible sur la fragilité effarante du travail théâtral, sur l’invraisemblable quantité de conditions favorables qui doivent être réunies pour qu’un spectacle soit une réussite. Quand il se produit, ce fameux déclic qui permet à un acteur de trouver la clé de son personnage, ces « glorieux cinq pour cent d’inspiration, après lesquels les quatre-vingt-quinze pour cent de transpiration sont du simple travail d’artisan », c’est un miracle ; il peut être amené, à force de recherches et de ruminations, par un infime mouvement intérieur, ou, au contraire, surgir par le plus grand des hasards à la faveur d’un jeu avec les accessoires ; mais parfois, aussi, il ne se produit jamais - ou alors, comble de malchance, il se produit au cours de la dernière représentation.
Il arrive aussi qu’on se rende compte trop tard, quand la mise en scène est déjà en place et le décor construit, qu’on est parti sur une fausse piste : on doit alors se contenter de replâtrer ici et là ce qui peut l’être. Sans compter les humeurs du public, le casse-tête des rapports humains au sein de la troupe... Tout cela fait dire à Simon Callow que, « pour les acteurs, comme pour les agriculteurs, rien n’est jamais comme il faudrait ». Et puis, il y a les critiques, auxquels il voue une détestation cordiale. A cet égard, le passage sur les représentations du Mystère de Charles Dickens à Broadway est presque insoutenable : la pièce avait reçu de ses premiers spectateurs un accueil émerveillé, mais fut assassinée par le papier mitigé du New York Times - alors que, dans cet univers impitoyable, il aurait impérativement fallu une critique dithyrambique pour qu’elle ait une chance de tenir l’affiche. Ce cycle par lequel passent les acteurs, Simon Callow le compare au cycle de l’amour : après l’exaltation des débuts, vient le temps des déconvenues et des revers cuisants. Comme l’amoureux déçu, l’acteur jure qu’on ne l’y reprendra plus, et prend la ferme résolution de terminer son contrat, puis de se lancer dans « l’écriture/la psychothérapie/la vente d’antiquités ». Avant de retourner se jeter, tout feu tout flamme, dans un nouveau traquenard. Ce qui amène l’auteur à la conclusion logique que le théâtre est un « piège à cons ».
Cette troisième partie est décidément troublante. On croyait naïvement lire une success story, et on découvre un homme mélancolique et insatisfait, qui confie son sentiment « d’avoir plus aimé le théâtre que le théâtre ne [l’]a aimé ». Malgré ses nombreux engagements au cinéma et à la télévision (Chambre avec vue, Maurice, Amadeus, Quatre mariages et un enterrement, No man’s land, Shakespeare in love, Angels in America...), il lui est en effet toujours resté fidèle : « La salle, les coulisses, le foyer des acteurs, la loge : c’était ça mon milieu naturel, et je m’y sentais à la fois excité et tranquille : excité à la perspective de ce qui devait arriver, tranquille dans ma conviction de savoir ce que je faisais. J’étais un citoyen de la scène. » Cet amour, impressionnant, oblige d’ailleurs à réviser la conception que l’on pouvait se faire du talent, et à mieux mesurer ce qu’il y entre de désir et d’acharnement. Dès sa sortie du Drama Centre, Simon Callow avait compris ce que voulait dire l’actrice américaine Ruth Gordon quand elle affirmait qu’« il ne suffit pas d’avoir du talent, il faut aussi être doué pour cela » : lui, par chance, contrairement à certains de ses camarades qui lui semblaient meilleurs que lui, avait les deux sortes de don. Au départ, il n’était d’ailleurs même pas certain d’avoir la première sorte, et il en avait tenu compte dans le choix de sa formation : « J’avais lu les brochures de toutes les écoles d’art dramatique. RADA [Royal Academy of Dramatic Art] semblait être un camp de vacances ; le Drama Centre, un camp de concentration. Je savais quel était celui qu’il me fallait ; je savais à quel point j’étais mauvais. » Ailleurs, dans ses conseils aux jeunes acteurs, il insiste : « Il faut avoir besoin de jouer. L’envie de jouer ne suffit pas. » Il adhère à cette assertion du metteur en scène russe Vakhtangov : « Jouer, c’est vouloir, vouloir, et vouloir encore. »
Il y a encore des moments de grâce, pourtant : sa découverte revivifiante des écrits, essentiels à ses yeux, de Michael Chekhov - neveu du dramaturge russe - sur l’art de l’acteur ; ou sa préparation du rôle de Falstaff, et l’analyse formidablement séduisante qu’il fait du sens profond de ce personnage. Par ses écrits - il a fait œuvre d’essayiste, de traducteur et de biographe - comme par ses engagements d’acteur, Simon Callow se sera voué corps et âme au théâtre. Son livre donne le sentiment d’un trésor mis à l’abri en attendant des temps plus favorables, et rendu ainsi disponible pour ceux qui voudront s’en saisir ; ou encore, d’un secret merveilleux dont une époque arrogante et autodestructrice se détourne, mais que cet ogre élégant et bienveillant chuchote à l’oreille de ceux qui voudront bien l’entendre.
Ce dont il indique la voie, c’est tout simplement une vie plus riche, plus pleine. Pour l’acteur, bien sûr, amené par obligation professionnelle à se démultiplier, à « échapper à l’insuffisance de sa vie », à « étendre [s]on champ d’action à des endroits de [lui]-même jusqu’ici laissés en sommeil ou réprimés », à « entretenir autant de dimensions de [lui]-même qu’il est humainement possible de le faire », et à comprendre ainsi que « je, ça n’existe pas ». Mais aussi pour le public : un théâtre est le seul lieu où il peut encore, en quelques occasions, se passer quelque chose qui est là « pour nous rappeler qui nous sommes et ce que nous sommes, quelque chose qui unit un groupe d’êtres humains pour la durée d’une soirée ou d’un après-midi afin de leur remettre en mémoire ce sens de la communauté par ailleurs mort et oublié, qui masse l’imagination fatiguée pour la ranimer, et célèbre sous la forme vivante des acteurs eux-mêmes les possibilités d’être un humain ».
Simon Callow, Dans la peau d’un acteur (Being an actor), traduit de l’anglais par Gisèle Joly, éditions Espaces 34 (Montpellier), 2006, 408 pages, 24,50 euros.
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