Périphéries

Edward Bond, dramaturge britannique

« Un langage pour le présent »

« L’injustice blesse quand elle se voit :
quand elle est invisible le désastre est terrible.
 »
Pièces de guerre II

« On n’est pas obligés de vivre comme ça
- travailler pour leurs maîtres
- lancer leurs bombes
- manger leur merde
Pourquoi on devrait vomir les idées
qui nous permettront de vivre ?
 »
Pièces de guerre III

Au Journal de 13 heures, à la question d’un journaliste de France 2 qui lui demandait en conclusion d’une interview : « Que voudriez-vous que l’on écrive sur votre tombe ? », Edward Bond, avec un fin sourire, avait répondu : « “No parking”... » C’était en été 1994, au Festival d’Avignon où deux pièces de lui, Bingo et Pièces de guerre, créaient l’événement. Un large public découvrait enfin l’œuvre de ce dramaturge anglais âgé d’une soixantaine d’années, d’une cruauté sans égal dans sa façon de mettre en lumière l’inhumanité de notre société, sa violence, ses failles, ses tares, ses faillites.

La revue Théâtre/Public, éditée par le Théâtre de Gennevilliers, a publié en mai 1993 un dossier sur l’œuvre de Bond. Martine Millon, qui l’avait dirigé, disait ce travail né de « l’absolue conviction, que nous ne sommes pas encore assez nombreux à partager, de l’importance vitale de cet auteur. Nous avons besoin de cette pensée globalisante qui articule une réflexion sur l’individu et le monde, sur l’homme, la nature et la société, à travers une conception du théâtre qui lui redonne toute sa valeur subversive. Nous avons besoin d’une œuvre qui affronte sans biaiser les grands problèmes qui se posent à l’homme moderne. »

« Des somnambules au milieu des ruines »

Les Pièces de guerre décrivent, dans d’hallucinantes visions apocalyptiques, le monde tel qu’il pourrait être après une explosion nucléaire. Elles sont dures ; écœuré par les scènes que décrivent les survivants, le spectateur se révolte contre ce qu’il prend d’abord pour de la complaisance, se demande pourquoi on lui fait subir tout cela. Puis il se rend compte que cette violence reflète de façon remarquable celle, diffuse, du monde dans lequel il vit, qu’elle la rend tangible :

« Et ainsi les bombes reposent parmi les miettes sur votre table de cuisine
et parmi les livres sur les pupitres d’école
Sont posées contre les murs des cours de justice et des ateliers
Les supporters de football les agitent au-dessus de leur tête enveloppées dans les écharpes de leur club
Et chaque soir elles sont enfermées dans un coffre par un caissier débutant
Vous devez créer la justice : et quelle chance avez-vous de le faire, vous qui devez manger le pain cuit dans les usines à bombes ?
 » interroge le Quatrième Choeur à la fin des Pièces de guerre II.

Lucide, brutal, le théâtre de Bond n’est pas pour autant désespéré ou stupidement catastrophiste : « Le désir de l’utopie, la nostalgie de l’innocence se heurtent à une vision très sombre d’un monde soumis au carnage, aux atrocités et au péril nucléaire. Le marxisme de Bond se fonde sur une foi inébranlable en l’homme et en sa capacité de changer le monde, en même temps qu’il s’allie à une conscience aiguë et douloureuse du multiple visage de l’inhumanité, écrit Martine Millon. Ces personnages piégés, poussés à la folie par une cruelle adversité, ces malheureux qui luttent avec l’acharnement d’animaux blessés pour se libérer de leurs prisons, ces somnambules qui errent dans un monde en ruines, ces hallucinés cheminant vers la raison peuvent, parce qu’ils nous ressemblent comme des frères, devenir nos guides, non pas vers l’enfer qu’ils fuient, mais vers un univers redevenu humain. »

Un théâtre qui « donne du corps aux idées »

Fulgurante, la langue de Bond secoue, révèle, impressionne : « La vérité que l’imaginaire révèle est d’une nature plus charnelle, plus opaque et plus ambiguë que la vérité rationnelle qui réduit l’idée à son squelette », écrit encore Martine Millon, qui commente ainsi l’écriture de Bond : « Ce théâtre nous hante. Des mois plus tard, des sens nouveaux surgissent à l’esprit, nous bousculent, remettent tout en jeu, insensiblement. C’est que cette oeuvre, qui a l’immédiateté d’une nourriture - trop épicée, trop riche pour certains estomacs délicats -, agit en même temps sur l’esprit et l’imagination par les voies lentes et subtiles de l’art. C’est que ce théâtre, loin d’être du théâtre à thèse, comme on l’entend parfois, où le corps ne serait que le prétexte de l’idée, est bien plutôt un théâtre qui donne du corps aux idées. »

En français, les œuvres d’Edward Bond, Sauvés, Bingo, La Compagnie des hommes, Eté, Maison d’arrêt, Mardi, Les Noces du Pape, Pièces de guerre I et II (Rouge noir et ignorant et La Furie des nantis), Pièces de guerre III (Grande paix), Commentaire sur les Pièces de guerre, Check-up, Café, Auprès de la mer intérieure, sont publiées aux éditions de l’Arche.

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Théâtre
Périphéries, janvier 1998
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