Périphéries

Check-up

Quand Edward Bond le visionnaire vous prête ses yeux

Avec Check-up, le spectateur est pris en otage dans l’univers d’Edward Bond. Phrase après phrase, le dramaturge britannique distille une vision déstabilisante de notre société marchande saturée de violence. Il met en lumière sa noirceur, ses perversions, ses carcans ; il touche du doigt nos manques, nos responsabilités, nos contradictions. Un spectacle prophétique et poétique, dérangeant et pourtant jubilatoire, car il réussit l’exploit de changer radicalement, au moins le temps d’une représentation, notre regard sur les choses. Pour le créer, Carlo Brandt a rassemblé des lettres et des fax épars d’Edward Bond. La projection surdimensionnée d’instantanés saisis dans le monde entier par le photographe Jean Mohr, véritables hymnes à la dignité humaine, leur donne un surcroît de sens. Après avoir créé Check-up à Genève en 1995, l’avoir repris à Avignon en été 1997 et au Théâtre de la Colline à Paris en décembre, Carlo Brandt projette de partir en tournée.

« Le sens commun est une forme de terreur. » - « La Raison qui ne procède pas de l’Imagination est fausse. » Dans le micro, la voix de Carlo Brandt, cette voix unique, grave, au débit monotone, énonce une à une les phrases écrites par Edward Bond. Devant vos yeux dansent des visages magnifiques, dont les regards vous défient ou vous sourient. De temps en temps, l’éclairage se fait plus violent, se braque sur vous jusqu’à vous éblouir, et un morceau de techno vous assourdit. L’ensemble envoûte, déstabilise ; vous êtes dans l’espace-temps de Check-up, objet théâtral non identifié, direct et violent. Autour de vous, les gens chuchotent, se révoltent contre ce qu’ils perçoivent comme une agression ; certains se lèvent et quittent la salle.

Ce spectacle inclassable a été bricolé dans l’urgence il y a bientôt trois ans. Au printemps 1995, Carlo Brandt, comédien suisse, habitué - et inconditionnel - de l’œuvre de Bond, envoyait au dramaturge un fax dans lequel il lui faisait part de son intention de « construire un moment de théâtre » à Genève, au Théâtre Saint-Gervais, autour de trois textes récents de lui - notamment Le dernier carnet de notes de William Shakespeare, écrit par Bond en septembre 1994 pour le Berliner Ensemble. « La petite fiction qui serait le moteur pour dire ces textes est : Pemberton [le personnage que Brandt incarnait dans Pièces de guerre, texte de Bond mis en scène par Alain Françon en 1994], qui a traversé le désert, vient se présenter sur un plateau pour s’adresser aux gens. » Et le comédien proposait de dire ces textes sous le titre : Check-up. Quelques semaines plus tard, le spectacle était prêt, et Pemberton, le revenant, faisait son apparition sur scène.

Paroles d’après l’apocalypse

Vêtu d’un treillis militaire, la silhouette massive, sa tête lisse enduite d’un maquillage plâtreux, impassible sous ses lunettes noires, portant son micro en casque, il est terriblement impressionnant. « Les politiciens sont des corbeaux qui picorent des cailloux... » Les phrases de Bond sont déroutantes, parfois abstraites, obscures, mais elles font mouche parce que l’on sent qu’elles révèlent une vérité rarement exprimée du monde dans lequel nous vivons. Elles correspondent à une réalité immédiate, actuelle, une réalité longtemps en manque de représentation, de commentaire poétique. Elles comblent d’un coup le fossé qui sépare la culture - toujours un peu en retard, lente dans son intégration de situations nouvelles - et l’époque. Le théâtre retrouve une prise sur les consciences, il redevient dérangeant, subversif.

Avec des mots simples, mais qui explosent à la figure comme des bombes, Le dernier carnet de notes de William Shakespeare, qui constitue l’essentiel de Check-up, livre de notre société une vision radicale : « Le gouvernement est toujours plus faible que vous. Il prend vos vertus et vous les retourne comme des vices. La bravoure du gouvernement est votre lâcheté, son honnêteté, votre corruption, sa culture, votre barbarie. » - « Là où il y a des riches et des pauvres personne n’est libre. S’il y a une prison dans votre ville toutes les pièces dans votre ville sont des cellules. » - « L’éducation vous apprend à poser des briques : mais qui vous enseignera s’il faut construire un hôpital ou une chambre à gaz ? » - « Torturer des enfants est bon pour l’économie. » - « Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le monde est devenu de plus en plus injuste. Toutes les sociétés injustes sont des sociétés en guerre, et un monde injuste est un monde en guerre. La guerre militaire internationale n’est que le symptôme de l’autre guerre. » - « Le Mur de Berlin n’a pas été détruit quand il a été abattu. Il a été emporté dans les mains et les poches et l’absence de liberté s’est répandue. »

Jean Mohr, la qualité d’un regard

Sur toute la largeur de la scène est tendue une toile où sont projetées les magnifiques photos en noir et blanc de Jean Mohr, prises depuis quarante ans sur les cinq continents : visages d’hommes, de femmes, d’enfants ou de vieillards dont l’expression décuple la portée des mots de Bond et donne au spectacle une incroyable force visuelle. Derrière l’écran, sur la scène, éclairé par une ampoule qui pendouille, Pemberton/Brandt apparaît en transparence, comme incrusté dans un coin de la photo, effeuillant son texte. Texte et images se réactivent, se donnant mutuellement un surcroît de sens.

Jean Mohr est un photographe genevois d’origine allemande ; de sa collaboration avec l’écrivain John Berger sont nés Le Septième homme, livre de textes et d’images sur les travailleurs immigrés en Europe, en 1976, et Une autre façon de raconter, à la fois livre de photos sur la vie de paysans montagnards et livre d’interrogations sur la photographie, en 1981. Jean Mohr a l’art d’extraire le sublime d’un détail, d’un angle de prise de vue, de matières ou de sujets qui auraient pu paraître à première vue sans intérêt. Ses photos dénotent une qualité de regard à couper le souffle. L’harmonie qui s’en dégage est presque sa marque de fabrique.

Parfois a lieu un intermède, moment de flottement où l’écran se replie, chiffonnant avec lenteur l’image qui y reste projetée, et dévoilant un décor vaste, profond, minimaliste, lumineux et dévasté... Le spectacle est complété par les cocktails techno explosifs concoctés par un DJ dans une fosse sur le devant de la scène.

« Détruire le monde qui nous rend inhumains »

Un spectacle qui parle si directement de nous, d’ici et de maintenant, qui va droit au but, qui nous interpelle sur la société que nous formons, qui fait réagir, a quelque chose de jubilatoire, aussi dur soit-il. Dans le public, qui n’est pas habitué à cela, beaucoup de spectateurs râlent. A la fin du spectacle, la salle est groggy, comme offensée, et applaudit modérément, sans grands déchaînements d’enthousiasme. « Une chose qui ne peut jamais arriver à la fin de la représentation de mes pièces, c’est l’ovation d’une salle entière », a dit un jour Edward Bond. Son théâtre dérange, mais il ne dérange pas gratuitement. Il pose une question essentielle et urgente : « Comment être humains ? » « Rendre la société humaine, disait-il, se donner les moyens de créer notre humanité, détruire le monde qui nous rend inhumains... Tout ce qui n’agit pas dans ce sens consiste à écrire l’épitaphe de ceux qui ne sont pas encore nés. »

Lors de sa création, à Genève, Check-up était joué dans la grande salle du Théâtre Saint-Gervais, en sous-sol. Avant le début du spectacle, tandis que le public arrivait dans la salle, une image vidéo était projetée sur l’écran. Elle montrait en plan fixe la vue que l’on découvrait depuis le sommet du bâtiment du théâtre : la rue, les bâtiments, le ciel pâle de cette soirée de printemps. On entendait le chant des oiseaux, le bourdonnement du trafic ; l’heure était affichée dans un coin de l’image. A la fin du spectacle, elle réapparaissait : il était 22h03, les voitures circulaient toujours, les enseignes étaient illuminées, entre-temps la nuit était tombée... A Paris, une caméra filmait la rue devant le théâtre. Check-up est une parenthèse, mais une parenthèse clairement inscrite dans notre monde, qu’elle nous fait voir autrement. Le temps d’un spectacle, la vision forte de Bond, profondément originale, remplace la vision des publicitaires, de la télévision, de tout ce qui constitue en général notre environnement quotidien et façonne, même à notre insu, notre manière de voir les choses. « Je crois, dit encore Bond, que l’on peut utiliser des structures comme le théâtre, comme l’école, pour enseigner à l’esprit ce qu’il est, et tenter de produire à l’intérieur de l’esprit des processus de liberté. » Check-up est une goutte de contrepoison dans un océan de pensée unique. Et c’est déjà considérable.

Mona Chollet

Le texte de Check-up est publié aux éditions de l’Arche avec les photographies de Jean Mohr.

La photo du spectacle est elle-même de Jean Mohr (Théâtre Saint-Gervais-Genève, 1995).

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Théâtre
Périphéries, janvier 1998
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