Périphéries

Une abjuration de la création littéraire

Houellebecq, l’as du patin à glace

8 septembre 2001

Heureusement, Internet existe. Voilà ce qu’on s’est dit devant la première édition de « Campus », l’émission « littéraire » de Guillaume Durand qui succède au « Bouillon de culture » de Bernard Pivot, sur France 2. Peut-être est-ce parce qu’on a perdu l’habitude de regarder la télévision qu’on est à ce point effaré quand on se risque à nouveau à y jeter un coup d’œil - on se souvient d’une conversation avec Pierre Lazuly, des Chroniques du Menteur, qui se faisait la même réflexion : « Chaque fois que je regarde le journal télévisé chez quelqu’un, j’y trouve matière à une chronique. » Au départ, on n’a pas vraiment fait exprès d’arrêter de la regarder. Seulement, Internet est arrivé, et il s’est avéré qu’on pouvait en faire un usage dont l’intérêt surpassait nettement celui qu’on pouvait trouver à regarder la télévision. En outre, le temps qu’on peut ou qu’on souhaite passer devant un écran dans le courant d’une journée n’est pas extensible. Argument que les sociologues à la noix qui se prétendent « spécialistes » d’Internet (pour être bombardé « spécialiste », il suffit d’en dire du mal), en bons chiens de garde de l’oligarchie télévisuelle, utilisent pour discréditer Internet, et qu’on utilisera plutôt, en ce qui nous concerne, pour discréditer la télévision...

La littérature selon Kafka :
« Un coup de hache dans la mer gelée
qui est en nous. »
Sur cette mer gelée, Houellebecq, lui,
se contente de faire du patin à glace

Pourquoi se féliciter, devant Guillaume Durand, de ce qu’Internet existe ? Parce que le réseau permet de contourner et de contrer cette culture de masse omniprésente, envahissante, de plus en plus polluante, que sécrètent les médias industriels et la publicité. Longtemps, quand Internet n’existait pas, on a vécu de petits arrangements, tant bien que mal, avec cette machine de cauchemar qui ne nous laissait d’autre choix que la passivité. Se laissant avaler par elle parfois, tentant de préserver de son emprise des pans de nous-mêmes - de continuer à penser, à rêver, d’une manière qui, si possible, ne soit pas entièrement conditionnée par elle. La littérature, parce qu’elle faisait voler en éclats les schémas convenus, parce qu’elle nous surprenait, nous secouait, nous emmenait ailleurs, parce qu’elle instaurait une communication désintéressée, intime et chuchotée, était l’un de ces moyens de préservation, de respiration. Aujourd’hui, avec la starification de Michel Houellebecq, premier invité de Guillaume Durand, on constate que la littérature a elle aussi été contaminée par ce gaz intoxiquant de la culture industrielle de masse - la littérature, ou pour être plus précis, la norme littéraire, représentée sur le plateau de « Campus » par une brochette de critiques de différents journaux, la plupart extasiés devant le trublion. « Un coup de hache dans la mer gelée qui est en nous », c’est ainsi que Kafka définit la fonction de la littérature ; sur cette mer gelée, Houellebecq, lui, se contente de faire du patin à glace. Son écriture est totalement inerte : elle se contente de reproduire les signes du monde marchand, et de les restituer tels quels - à peine plus crûment, dépouillés de leur mince couche de morale hypocrite. Quelqu’un, sur le plateau de « Campus », suggérait à Houellebecq qu’il aurait pu choisir de raconter de la Thaïlande ce que la plupart des gens ne voient pas ; et lui : « Non : il s’agissait de raconter ce que tout le monde voit, justement. »

L’afflux d’informations standardisées auquel nous sommes soumis figeait déjà nos représentations du monde : désormais, nous dit-on, la littérature va contribuer à cette stagnation. La stagnation, c’est l’image qu’utilise Annie Le Brun dans ce passage de son livre décidément précieux, Du trop de réalité : « La langue est un organisme vivant et qui, comme tel, se nourrit de ce qu’elle absorbe. Mais un organisme dont la vitalité dépend de ce que ce pouvoir d’absorption devienne ou non puissance de transformation. (...) C’est alors que la langue apporte à la pensée le surcroît d’énergie qui permet à celle-ci de s’aventurer au-delà d’elle-même, générant entre deux infinis la perspective parfaite de Dante, la mathématique sensible de Novalis, les ouragans fondateurs de Shakespeare, les lumineuses ténèbres de Sade... Mais autant la langue peut être cette marée fécondante, autant elle peut s’altérer jusqu’à devenir eau stagnante au risque de se laisser gagner par les pires formes de pollution. » Sans engager Annie Le Brun, on suggérera que le racisme latent exprimé par les personnages de Houellebecq, et dont on soupçonne Houellebecq lui-même, est l’une de ces formes de pollution. Racisme dont l’accusé se défendait, dans « Campus », avec une inconscience surréaliste : « Je suis indigné qu’on suggère que je fais l’amalgame entre Arabes et musulmans... » Que faut-il en déduire ? Que ce n’est pas le fait d’être arabe qui est infamant, mais celui d’être musulman ? A moins que ce ne soit l’inverse ?... Ces stéréotypes entretenus, confortés, glorifiés, ont des effets très concrets : ils oblitèrent l’humanité de tous ceux qui ont la malchance d’avoir le teint basané ou de porter un nom à consonances arabes, en les enfermant dans le préjugé. Dans sa tribune contre Houellebecq parue dans Libération, Abdel-Illah Salhi évoque ce « racisme ambiant qui, par sa bêtise, me fait pleurer parfois de rage et d’impuissance, et me fait payer cash le simple fait de m’appeler Abdel-Illah ».

Pier Paolo Pasolini :
« L’adhésion aux modèles imposés par le Centre
est totale et sans conditions »

La dictature triomphante du stéréotype : voilà ce qu’indique la folie Houellebecq, comme la folie Loft Story il y a quelques semaines. Les deux phénomènes suggèrent que la machine médiatico-industrielle - dispositif dont la télévision est la pièce centrale -, ivre d’elle-même, est en train de s’emballer. En célébrant la vacuité, la médiocrité, le refus de l’Histoire et de la culture, toutes choses envers lesquelles elle manifestait jusque-là une déférence feinte et distraite, elle pousse à son terme la logique qu’elle avait toujours portée en elle, et montre son vrai visage, sans plus s’encombrer d’alibis, de prétextes, de vernis de respectabilité. La voilà totalement décomplexée.

Que la critique littéraire la rejoigne peut paraître assez stupéfiant. Mais il faut dire qu’elle y trouve son compte. Avec « Campus », à la vieille école des émissions littéraires, incarnée par l’omnipotent Pivot, succède la formule déjà testée avec succès par Thierry Ardisson sur Paris-Première : une assemblée de critiques, exerçant déjà dans leurs journaux respectifs, viennent sur le plateau distribuer les bons et les mauvais points, et faire la démonstration éclatante de leur prise de pouvoir. L’air important de Josyane Savigneau, critique littéraire au Monde, prenant sans cesse la parole pour prodiguer son avis sur tout avec une suffisance de première de la classe (« Oui, je voudrais dire que moi aussi ce livre m’a beaucoup émue »), l’attestait de façon assez éloquente. Elle allait jusqu’à fixer officiellement l’âge-limite jusqu’auquel on peut prétendre devenir écrivain : « Il y a quelques années, on voyait des écrivains qui avaient commencé à écrire vers l’âge de vingt ans, comme Modiano ou Le Clézio. Aujourd’hui, on voit arriver des gens qui ont quarante, quarante-cinq ans, et qui prétendent devenir écrivains... Hum ! Est-ce qu’on devient écrivain à quarante-cinq ans ? Je ne suis pas sûre... C’est pourquoi je trouvais bien d’inviter sur le plateau une très jeune fille [Anne-Sophie Brasme, 17 ans, qui publie son premier roman, Respire]. » Quelqu’un veut-il bien expliquer à la grande prêtresse du Monde des Livres quelle subtile différence il peut éventuellement y avoir entre un écrivain et une gymnaste roumaine ?...

Dans une tribune parue dans Le Monde, Marc Weitzmann, journaliste aux Inrockuptibles - et lui aussi présent sur le plateau de Durand -, analyse le phénomène Houellebecq comme la revanche de la France majoritaire, « ces classes moyennes déracinées, sans culture et frustrées depuis des décennies d’avoir vu l’Histoire leur passer sous le nez - ces classes cœur de cible, justement, de la culture de masse ». Houellebecq, dit-il, « fait sauter les chapes de plomb successives posées depuis soixante ans sur la fameuse "majorité silencieuse" avec la lourdeur d’un coffre de béton sur le cœur d’une centrale nucléaire ». Mais il passe assez vite sur la façon dont la culture de masse a façonné ces classes moyennes, dans un processus actif. Un processus que Pier Paolo Pasolini, dans ses Ecrits corsaires, voyait comme « l’écrasement des périphéries par le Centre ». « Le centralisme fasciste n’a jamais réussi à faire ce qu’a fait le centralisme de la société de consommation », écrivait-il. « Aujourd’hui, l’adhésion aux modèles imposés par le Centre est totale et sans conditions. Les modèles culturels réels sont reniés. L’abjuration est accomplie. (...) Via la télévision, le Centre a assimilé, sur son modèle, le pays entier, ce pays qui était si contrasté et riche de cultures originales. Une œuvre d’homologation, destructrice de toute authenticité, a commencé. Le Centre a imposé - comme je disais - ses modèles : ces modèles sont ceux voulus par la nouvelle industrialisation, qui ne se contente plus de "l’homme-consommateur", mais qui prétend que les idéologies différentes de l’idéologie hédoniste de la consommation ne sont plus concevables. Un hédonisme néo-laïc, aveugle et oublieux de toutes les valeurs humanistes, aveugle et étranger aux sciences humaines. » Où est le « coffre de béton posé sur la majorité silencieuse » ? Dans l’insupportable élitisme des intellectuels qui ont longtemps méprisé les classes moyennes en ayant l’outrecuidance de faire de la littérature, ou dans le traitement qu’ont fait subir depuis cinquante ans, à ces mêmes classes moyennes, les médias de masse ?

Robert Louis Stevenson :
« Cette insistance sur les aspects ternes de la vie
et la mesquinerie de l’homme
est dans le fond une bruyante déclaration d’incompétence »

De ce traitement, Houellebecq entérine la réussite, sans doute possible. « Non, écrit Marc Weitzmann, la plupart des Français ne sont pas les antiracistes généreux, de gauche et cultivés que l’on nous vend. La plupart des Français sont racistes, mesquins, politiquement nihilistes et parfaitement incultes quant à ce qui se passe au-delà des frontières de leur confort, comme, d’ailleurs, n’importe laquelle des petites-bourgeoisies où que ce soit dans le monde. Michel Houellebecq ajoute parfois, certes, quand il est en forme, que c’est très bien ainsi. » Voilà un constat bien définitif... et qui laisse perplexe : le rôle d’un écrivain est-il de nous dire cela ? Un écrivain doit-il être un institut de sondages (en encore moins fiable, qui plus est) ?

Dans les Essais sur l’art de la fiction de Robert Louis Stevenson (oui, celui de L’Ile au trésor), on trouve un texte formidable, « Les porteurs de lanternes », qui est une charge contre le roman sociologique - charge qui vise en particulier Emile Zola. Stevenson évoque ces romanciers « qui remplissent le globe de volumes dont l’habileté, certes, fait mon admiration, mais dont la fausseté flagrante sur tout ce qui pour moi est l’existence me fait trembler de colère. Si je n’avais pas d’autres perspectives que de continuer à tourner en rond parmi ces petites affaires ennuyeuses et mesquines, d’être mû par les piètres espoirs et les craintes dont ils entourent et animent leurs héros, j’affirme que je mourrais sur l’heure. (...) Ces auteurs pourraient me rétorquer (...) qu’il en va de même pour eux et les autres personnes possédant (ce qu’ils appellent) un tempérament artistique ; qu’en cela nous sommes exceptionnels et devrions donc, apparemment, avoir honte de nous ; mais que nos œuvre doivent exclusivement s’occuper de (ce qu’ils appellent) l’homme moyen, qui est un homme prodigieusement terne, et seulement accessible aux considérations les plus mesquines ». Ce que n’avait sans doute pas prévu Stevenson, c’est l’apparition d’un écrivain qui ne se considérerait pas comme exceptionnel, mais au contraire comme étant lui-même cet « homme moyen » qu’il s’attache à dépeindre. L’accusation de reniement et de masochisme (ce « tempérament artistique dont nous devrions avoir honte ») reste en revanche pleinement valable pour tous ceux qui, dans le monde littéraire, se prosternent devant Michel Houellebecq.

Stevenson poursuit : « Cette insistance sur les aspects ternes de la vie et la mesquinerie de l’homme est dans le fond une bruyante déclaration d’incompétence. Peindre un homme sans aucune espèce de poésie (...) révèle plutôt les insuffisances de l’auteur. » Car, dit-il, « les causes de la joie d’un homme sont souvent difficiles à cerner. Elles ont si peu de rapport avec l’extérieur (tel que l’observateur l’inscrit dans son carnet) qu’elles n’y touchent peut-être même pas - et la véritable existence de l’homme, pour laquelle il consent à vivre, serait uniquement réservée au domaine de l’imagination. Il est possible que l’homme d’Eglise, à ses moments perdus, gagne des batailles, que le fermier pilote des navires, que le banquier triomphe dans les arts (...). Dans pareil cas, la poésie court, souterraine, et l’observateur (pauvre âme, avec ses documents !) est toujours au mauvais endroit. Car prétendre "observer" l’homme, c’est aller au-devant de bien des déconvenues. Nous voyons le tronc d’où il tire sa subsistance, mais lui-même est bien au-delà, déployé dans le dôme du feuillage, traversé par les murmures du vent, peuplé de nids de rossignols. Et le véritable réalisme est celui des poètes, qui grimpent après lui comme un écureuil et ainsi entrevoient un coin du ciel pour lequel il vit. Oui, le véritable réalisme, toujours et partout, est celui des poètes : découvrir où réside la joie, et lui donner une voix bien au-delà du chant. Car manquer la joie, c’est tout manquer. Dans la joie des acteurs réside le sens de toute action. D’où l’irréalité obsédante et vraiment spectrale des ouvrages "réalistes". (...) Car aucun homme ne vit dans la réalité extérieure, parmi les sels et les acides, mais dans la chaude pièce fantasmagorique de son cerveau, aux fenêtres peintes et aux murs historiés. » A Stevenson affirmant que le véritable réalisme est celui des poètes, fait écho Annie Le Brun, qui écrit, à propos de la disparition du rêve - qu’elle considère comme une catastrophe majeure de l’époque : « Il s’agit en fait d’une amputation qui nous prive de tout ce par quoi, du plus loin de notre solitude, nous pouvions aveuglément retrouver le monde. »

Annie Le Brun :
« Couper les amarres
avec les piètres images de nous-mêmes
dont nous avons la faiblesse de nous contenter »

Annie Le Brun refuse de distinguer la pollution de l’environnement de la pollution de l’imaginaire : « Comment ne pas être frappé par la simultanéité de cette entreprise de ratissage de la forêt mentale avec l’anéantissement de certaines forêts d’Amérique du Sud sous le prétexte d’y faire passer des autoroutes ? Et comment douter qu’à la rupture des grands équilibres biologiques qui s’en est suivie ne correspond pas une rupture comparable des grands équilibres sensibles dans lesquels notre pensée trouvait encore à se nourrir ? » Il y a quelques jours, ici-même, on citait René Riesel qui assimilait la propagation dans la nature des organismes génétiquement modifiés (OGM) à l’acte de « refermer sur l’humanité sa prison technologique et d’en jeter la clé ». En un sens, l’acquiescement par la critique à cette défaite de la littérature qu’incarne Houellebecq revient aussi à « jeter la clé » de la création littéraire. A refermer sur l’humanité sa prison de stéréotypes figés. A prendre acte d’un état de fait - « et à s’en réjouir », ajouterait Marc Weitzmann : l’acculturation opérée par la société de consommation, comme les promoteurs des OGM prennent acte du modèle agricole productiviste. A renoncer à ce qu’Annie Le Brun appelle « l’énormité poétique », et à son « incontrôlable pouvoir de rupture, celui de déchirer le maillage de nos façons de voir comme celui de couper les amarres avec les piètres images de nous-mêmes dont nous avons la faiblesse de nous contenter ». Comment ne pas penser à la redondance que fait Houellebecq de notre univers marchand, quand Annie Le Brun dénonce cette « réalité débordante, qui revient nous assiéger au plus profond de nous-mêmes » ? Quand elle fait remarquer qu’aujourd’hui « l’incapacité d’envol est devenue le meilleur gage de non-superficialité » ? Ou quand elle parle de la « propagation d’un vivant stérile », comparant les politiques culturelles à la création par les multinationales de semences stériles - type « Terminator » ?

Il ne s’agit évidemment pas de décréter que la littérature, pour ne pas en rajouter dans le « trop-plein de réalité », doit se détourner du monde contemporain et de ses duretés. On a envie qu’elle s’en empare, parce que, quand elle s’en empare, elle nous aide au contraire à lutter contre le « trop-plein de réalité », elle nous rend plus forts face à lui - c’est ce qui avait séduit beaucoup de lecteurs dans le premier roman de Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte. Sur le forum de Libération, un contributeur écrit : « Quand un collègue de travail m’a prêté Extension du domaine de la lutte, au début des années ‘90, alors que je galérais d’un CDD à l’autre, j’ai eu d’un seul coup eu le sentiment d’exister à nouveau. Ce n’est pas qu’on parlait de moi, mais au moins, le décor était une photo du monde que je côtoyais. Et ce monde n’était pas stylisé, romantisé. Non, il était décrit sans fioritures, comme une note de service. L’histoire du livre, dans ce monde ordinaire, restait complètement passionnante. » Dans Les Particules élémentaires, l’histoire était moins passionnante : on sentait qu’elle devenait un simple prétexte, que le propos sociologique et prophétique prenait le pas sur elle. A un roman qui posait un constat, succédait un livre trop occupé à prôner des solutions pour être tout à fait un roman. Le ferment de la littérature en était absent.

On a un peu l’impression que la même chose est arrivée à Bret Easton Ellis : Les lois de l’attraction, qui collait au plus noir de la réalité, n’en était pas moins une fiction passionnante et bouleversante. Malgré son style très plat, il mettait en œuvre une foule de mécanismes littéraires qui, en une construction sophistiquée, suggéraient superbement l’humanité, la douleur, le doute, l’amour qui continuaient de remuer en chacun, sous la chape de l’abrutissement mortifère. Fait d’un tissage de voix intérieures, Les lois de l’attraction confirmait l’assertion de Stevenson : personne ne vit dans la réalité extérieure. C’était même un roman sur le décalage entre la vie intérieure, avec ses aspirations secrètes, et le prosaïsme de la réalité commune - sur l’écrasement de la première par le second, et sur la souffrance qui en découle. Mais après le paroxysme d’American Psycho, et le traumatisme provoqué chez son auteur par la réception publique du livre, Glamorama sonnait comme une abjuration de la création littéraire. La « réalité », qu’autrefois les romans d’Ellis traitaient en la contenant comme un écrin, en l’obligeant à demeurer dans les limites qu’ils lui imposaient, avait dévoré le livre.

Exemple récent d’un affrontement réussi de la littérature au monde contemporain : France guide de l’utilisateur, de Jean-Charles Masséra, paru en septembre 1998, en même temps que Les Particules élémentaires. Un livre qui lui aussi restitue les codes banals de l’univers marchand, de la vie quotidienne, mais selon un procédé qui suffit à provoquer une distorsion, et à nous les faire percevoir sous un autre point de vue ; c’est-à-dire à produire ce déplacement minimal sans lequel il n’y a sans doute pas de littérature. Interviewé sur ce site, l’écrivain Yves Pagès disait, à propos de Houllebecq et de sa manière de traiter le malaise contemporain :« C’est un matériau extraordinaire, d’accord, mais où est le bouquin ? Je ne veux pas qu’un auteur me donne des briques, je veux qu’il me donne une maison. Il faut qu’il y ait une transvaluation, d’une manière ou d’une autre. Là, il n’y a rien, qu’une complaisance névrotique. »

Une polémique préfabriquée :
« La culture est une chose qui vous arrive.
Mais ce n’est pas une chose à laquelle vous participez,
ni à laquelle vous pouvez répondre »

Mais, même quand ils nous semblent relever de la littérature, les romans obsédés par le monde contemporain occidental, marchand et libéral, ne pourraient pas suffire à notre bonheur, à notre respiration. On revendique le droit de se donner « du mou dans la corde », d’aller voir complètement ailleurs. Et pour explorer, pour respirer, pour résister au stéréotype, à « l’écrasement des périphéries par le centre », heureusement qu’Internet existe, oui. Heureusement qu’il reste des lieux où on peut parler publiquement de littérature, loin de la dictature d’une « actualité » où événements et polémiques sont planifiés à l’avance, dictés par le haut à la population. « On est dans un cadrage culturel permanent, constatait dans un entretien le metteur en scène Thierry Bédard. La question littéraire dans sa dimension publique est abandonnée. Quand les gens lisent un livre, ils sont parfois bouleversés, ils en parlent avec leurs amis, ils s’empoignent, ils ne sont pas d’accord... Mais comment se fait-il que cette chose-là ne passe pas à l’échelle d’une collectivité, d’une communauté ? Dans les bibliothèques publiques, en France, l’une des plus belles choses, c’est ça : ces sortes de sociétés de lecteurs, où les gens s’épouillent ensemble. Et ils n’ont pas forcément besoin d’écouter France-Culture ou de lire les suppléments littéraires des grands quotidiens pour être dans la question littéraire. Alors que l’écrit prend une dimension phénoménale dans nos sociétés, qu’on est pratiquement écrasés par l’écrit, on le vit de moins en moins dans la communauté. »

Comme les cercles des bibliothèques municipales, comme les théâtres, Internet peut être le lieu où l’écrit « se vit dans la communauté ». Il suffit de voir le nombre de sites et de revues en ligne où l’internaute discute de ses goûts littéraires, recommande les livres qui lui tiennent à cœur, dresse l’inventaire de sa bibliothèque idéale... Ainsi, la littérature n’est plus assimilée à une « actualité culturelle » et commerciale que l’on subit, que l’on consomme passivement. Et mine de rien, c’est une petite révolution, qui donne lieu à une véritable guerre entre des conceptions - et des intérêts - antagonistes. Les majors du disque et autres intermédiaires du marché des loisirs refusent violemment l’appropriation de la culture par le public - bidouillages, parodies, mixages, détournements, mise à disposition gratuite des œuvres... - que permet la révolution numérique. Car ils ne s’y trompent pas : ce qui est remis en cause, c’est leur pouvoir prescripteur, l’efficacité de leur machinerie de marketing. Ils y répondent par un durcissement hystérique du régime de la propriété intellectuelle, durcissement dont Naomi Klein, dans No Logo, résume ainsi le message sous-jacent : « La culture est une chose qui vous arrive. Vous pouvez en acheter au Virgin Megastore et en louer chez Blockbuster Video. Mais ce n’est pas une chose à laquelle vous participez, ni à laquelle vous pouvez répondre. » Tous les intellectuels qui traitent de déviants les activistes du Net, et leur intiment l’ordre de redevenir le public passif et complaisant qu’ils étaient autrefois, doivent savoir qu’ils se font en même temps les complices des multinationales de la culture.

Internet est un lieu tout trouvé pour échanger avec les autres son « actualité » personnelle. C’est ce qu’on fait notamment sur Périphéries. Quant à l’actualité promotionnelle véhiculée par les autres médias, si on y revient de temps en temps, c’est soit pour y piocher librement ce qu’on trouve intéressant (car ça arrive, après tout), soit pour mieux lui signifier son congé ; pour mieux, le reste du temps, parler d’autre chose. Pour mieux, en l’occurrence, défendre une conception de la littérature radicalement opposée à celle qui triomphe aujourd’hui avec Michel Houellebecq. Une conception qu’exprime très bien Bertrand Leclair dans sa Théorie de la déroute, par exemple, dont on avait parlé ici en mars dernier. On y lit :

« C’est autant par le rêve que par la raison que le monde parvient à exister, à apparaître au fond des eaux de la langue. Le rêve ne nie pas plus le réel que ne le fait la raison raisonnante, il est de l’ordre d’un autrement de l’impossible appréhension du monde : le rêve ne nie pas plus la matière (dans laquelle il puise au contraire la force concrète de ses images) que le concept philosophique ou la raison scientifique lorsqu’elle nous prouve l’invérifiable. Ce n’est pas du réel, mais de la réalité qu’il fait abstraction. C’est justement en ce qu’il dé-réalise le monde, c’est-à-dire, en ce qu’il défaufile la trame des représentations (des images et des mots communément admis comme réalité) que le rêve est l’un des accès au réel, à la matière, à l’être (le rêve est à la réalité ce qu’est à la vie urbaine la terre couverte par le macadam de nos villes, qui continue de vivre sa vie matérielle, pourtant, et dont l’on sait bien qu’un jour ou l’autre ses poussées de vie, dont témoigne ici ou là un imbécile coin de trottoir envahi d’herbes folles, triompheront de la chape qui la couvre et qui est notre réalité quotidienne, celle que nous n’interrogeons plus, que nous admettons comme évidente). »

« Chaque matin, France Inter crée des voies d’eau dans ma tête. Je suis en train de rêver lorsque le radio-réveil se déclenche, et en quelques mots prononcés par le journaliste, le monde qui étirait des images fantasmatiques dans mon imagination embrumée est réduit à sa réalité médiatique, froide, brute », écrivait-on dans le premier édito de Périphéries, « Du mou dans la corde », qui revendiquait déjà le rêve. On y citait Simon Tanner, le héros de Robert Walser : « Il est bien agréable d’avoir ainsi en réserve, en arrière-garde quasiment, quelque chose qu’on aime bien. C’est comme si on possédait une maison, un endroit à soi chez quelqu’un, une retraite, un lieu magique, puisque décidément je ne peux pas vivre sans un peu de magie sous la main. » Dans l’interview qu’il nous avait accordée, le comédien Carlo Brandt constatait : « Aujourd’hui, l’imagination, qui est le fondement même de la vie, est occultée. » Tout ce qu’on espère, c’est qu’on va être de plus en plus nombreux à refuser la gangrène du stéréotype, et à créer sur Internet une alternative à cette complaisance morbide qu’on nous vend comme le fin du fin de la culture d’avant-garde. Au nom de quoi devrait-on se résigner à ce que la littérature ne soit plus qu’une manière supplémentaire de nous créer « des voies d’eau dans la tête » ?

Mona Chollet
Merci à Isabelle Saint-Saëns

Robert Louis Stevenson, Essais sur l’art de la fiction, édition établie et présentée par Michel Le Bris, Payot, 1992.
Naomi Klein, No Logo, Actes Sud, 2001.

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