Au fil des jours,
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« Reste le second tour. Si Chirac est élu, les ventes de Charlie Hebdo monteront automatiquement. Néanmoins je voterai Jospin : lorsqu’on vote, on ne vote pas pour soi, mais pour les autres. » Telle est la réponse pleine de profondeur que faisait Philippe Val, rédacteur en chef de Charlie Hebdo, à la question « Pour qui allez-vous voter ? » posée par Le Nouvel Observateur à diverses personnalités dans son numéro du 18 avril. Le résultat d’hier a dû dépasser toutes ses espérances - à croire que toute la France a généreusement voté en pensant à lui : un deuxième tour entre la droite et l’extrême droite ne peut que faire exploser « automatiquement » les ventes de son journal, qui fut en première ligne dans le combat contre le Front national à l’époque où il occupait le devant de la scène, avant que la brouille entre Le Pen et Mégret, fin 1998, ne casse provisoirement le thermomètre. Alors, ça y est, c’est reparti ? On va ressortir les vieux slogans du placard, « non au fascisme », « non au racisme », « non à la haine » ? Eh, oui. Il va bien falloir. Et à cet égard on ne peut que rendre hommage aux manifestants qui n’ont jamais cessé de suivre Le Pen dans tous ses déplacements, même quand ça n’a plus été à la mode, rappelant inlassablement que, non, ce parti-là n’était pas un parti comme les autres.
Tout va donc recommencer comme avant décembre 1998, avant la « guerre des chefs » qui avait dévasté le FN. Ou comme avant les législatives de juin 1997, qui, avec la déroute de la droite, avaient déjà rendu l’air plus respirable. La réalité ambiante va redevenir hostile, angoissante. L’actualité était déjà particulièrement noire ces derniers temps : on se réveillait à peine, le matin, que la radio, dans sa langue neurasthénique et sclérosée, nous infligeait ses massacres, ses attentats-suicides, ses faits divers barbares. Dorénavant, on va devoir subir, en sus, les aboiements triomphants et revanchards d’une extrême droite qui pavoise, l’écume aux lèvres, sûre de son droit à propager sans entrave, désormais, ses discours abhorrés. On va voir renaître les vieux débats : faut-il, ou non, culpabiliser les électeurs qui votent Le Pen ? Si j’éternue, est-ce que je fais le jeu du Front national ?... On en est fatigué avant même que ça ait recommencé. Tout ça, on a le sentiment de le connaître par cœur. Et, à vrai dire, même s’il va bien falloir « faire barrage », comme tout le monde le réclame à corps et à cri, manifester pour sauver l’honneur après avoir peut-être voté Chirac pour sauver les meubles, on va le faire par pur pragmatisme. Sans illusions. Et surtout, sans s’en satisfaire. Les trois ou quatre années de relégation de l’extrême droite loin de la scène médiatique ont trop montré à quel point le fait de se battre contre le FN n’était pas, à lui seul, un gage de probité ou d’intelligence. Se liguer contre le FN, ça ne mange pas de pain : tous ceux qui vont se résigner à voter Chirac après s’être tâtés pendant des semaines pour savoir à quelle chapelle de gauche ils allaient confier le salut de leur âme doivent être en train de s’en rendre compte de la manière la plus cuisante qui soit. A la radio, les mêmes présentateurs qui, il y a trois jours encore, nous dressaient le tableau apocalyptique d’une France mise à feu et à sang par les sauvageons, et qui ne trouverait son salut que dans des moyens illimités donnés à la police, nous parlent d’un ton grave et solennel du danger que représente l’extrême droite pour la démocratie, la République... Et hier soir, au siège du Parti socialiste, on a chanté L’Internationale. C’est dire si c’est à géométrie variable, tout ça... Trop pour qu’on puisse s’y fier. Il y a quelques semaines, on soulignait ici même que l’Italie, regardée par la France avec tant de commisération, ne disposait pas seulement d’une force de frappe protestataire et manifestante phénoménale, mais aussi d’alternatives solidement ancrées dans la société - les deux caractéristiques étant d’ailleurs liées. Ces alternatives n’existent pas en France. Et on n’acceptera pas une nouvelle fois que le combat anti-FN serve de cache-sexe à l’indigence de l’imagination, qu’il dispense de chercher à construire autre chose.
L’évolution de Charlie Hebdo est significative à cet égard. Dès que le FN a cessé de faire parler de lui, dès que l’ennemi a cessé d’être là pour fédérer, dès que la gauche a été au pouvoir, le roi a été nu. On a découvert avec stupeur que l’hebdomadaire qui avait été à la pointe du combat antiraciste pouvait lui-même flirter avec le racisme. L’ethnocentrisme franchouillard de sa vieille garde, fait de méconnaissance et d’autosatisfaction suffisante, considérait la démocratie et les droits de l’homme non pas comme un universel adaptable et adoptable, mais comme une composante du pittoresque hexagonal. Il pratiquait ce que Sophie Bessis, dans L’Occident et les autres, appelle très bien « l’injonction mimétique » : ressemble-moi, sinon tu es un barbare. Pendant la guerre en Afghanistan, Cavanna se gaussait du chapeau traditionnel des Afghans, qui lui évoquait une galette. Lors de la reprise du conflit israélo-palestinien, la façon dont Cabu représentait les musulmans, turban, sourcils fournis, nez crochu et rictus menaçants, tandis qu’un imam à la mine diabolique lançait des malédictions du haut d’un minaret, suscitait un véritable malaise. Le jour où, en Une du journal, il avait dessiné Nagui, alors présentateur de Nulle part ailleurs, sous les traits du chameau de la pub Camel, Canal Plus avait répliqué en envoyant à la rédaction un montage sur lequel le titre National Hebdo avait remplacé Charlie Hebdo. A l’époque, on avait haussé les épaules. Quelque temps après, on n’était plus aussi sûr que l’accusation ne soit pas pertinente. Philippe Val, lui, séduit par la respectabilité de la démocratie israélienne, déplorait dans un édito que les Palestiniens, même pas foutus de lire Montaigne dans le texte, ne soient « pas civilisés ». Un lecteur a songé à alerter la Ligue des droits de l’homme pour qu’elle attaque en justice.
Quant au rôle que pouvait jouer un hebdomadaire indépendant dans la vie politique française, on s’apercevait soudain que l’équipe n’en avait aucune notion. Aucune réflexion n’était menée à ce sujet. Lors des élections européennes de 1999, elle se déchira, la rédaction en chef appelant à voter Verts, la base contre-attaquant en appelant à voter pour l’extrême gauche ; personne ne songea apparemment que les lecteurs étaient assez grands pour se décider tout seuls, et qu’ils pouvaient attendre autre chose de leur journal que de le voir se jeter dans les bras d’un parti, quel qu’il soit, en bradant une indépendance unique dans le paysage éditorial. La force de Charlie était justement de parler de politique en dehors de toute référence au jeu des partis, en prêtant attention aux luttes et aux aspirations des mouvements sociaux. Quelques dizaines de milliers de personnes le lisaient ; en lecteurs, ça faisait beaucoup, mais en électeurs, ça faisait peu - et encore, en admettant que tous ces gens suivent une éventuelle consigne de vote donnée par l’hebdomadaire, ce qui était loin d’aller de soi. En quelque sorte, en appelant à voter pour untel ou untel, Charlie troquait une grande force contre un petit pouvoir. Semaine après semaine, pendant des années, ses pages fourmillantes d’infos avaient apporté la démonstration que la politique, pour l’essentiel, se jouait dans des luttes pour la défense ou l’obtention de droits concrets, et non lors des élections ; que c’était là que résidaient sa vitalité et son avenir. Voilà ce que cette équipe nous avait fait comprendre ; et soudain, en la voyant s’étriper pour de dérisoires et inintéressantes questions dogmatiques et stratégiques, on se rendait compte qu’elle-même ne l’avait pas compris ! Ou alors, autre hypothèse encore moins reluisante, l’aventure Charlie n’intéressait plus ses chefs : lassés de l’engagement, ayant pris goût à leur notoriété, ils ne songeaient plus qu’à toucher les dividendes, même dérisoires, de leur succès, en instrumentalisant le journal. Début 2000, cette conversion à la politique people devait se confirmer par la création d’une chronique, une de plus dans la presse française, décortiquant les faits et gestes des élus, et par la disparition des pages d’infos rendant compte des combats de terrain.
Peut-être bien qu’aujourd’hui, les ventes de Charlie vont remonter. Et ça pourra se comprendre. C’est humain, après tout, ce besoin de se serrer les coudes, de se compter, quand le climat est si hostile. Peut-être bien qu’on ne se privera pas de la vengeance symbolique et du soulagement que peuvent offrir des satires bien senties contre les sinistres personnages qui nous pourriront la vie par leur omniprésence. Peut-être bien qu’on se laissera aller à l’exaltation qu’on peut éprouver à être « contre » tous ensemble. Cet après-midi, Daniel Mermet, dans Là-bas si j’y suis, sur France-Inter, avait ressorti toute la sono altermondialiste et militante, Zebda, Manu Chao, et déjà on vibrait, on se laissait porter par une euphorie paradoxale. Peut-être bien qu’il nous arrivera encore de nous sentir une âme de midinette antifasciste. Mais, quelque part, on ne sera plus jamais dupe. On ne s’abîmera plus ni dans l’admiration ni dans le narcissisme à bon marché que peut susciter le fait de placer quelqu’un ou de se sentir soi-même du « bon » côté. S’en tenir à cela, ce serait se contenter d’un emplâtre sur une jambe de bois. Il faudra, en même temps, continuer à réfléchir, à imaginer activement des alternatives à tout ce qui, aujourd’hui, crée de la souffrance sociale. Il faudra, à gauche, casser les chapelles dogmatiques, tout juste utiles en période d’élections pour permettre à certaines idées, au prix d’un sérieux appauvrissement, d’être représentées : leurs grilles de lecture sont devenues inopérantes, elles remplissent la fonction inverse de ce pour quoi elles ont été conçues en empêchant d’appréhender la réalité. Hervé Le Corre écrivait dans le dernier numéro de la revue Le Passant ordinaire (avril 2002) :
« Quelle rage, en effet, que chaque parti, chapelle, groupuscule [il n’y inclut pas les chevènementistes], soit parti à la bataille tout seul, donc battu d’avance, et pas seulement électoralement, mais politiquement, au lieu de mettre en commun ce qui rassemble la gauche déçue du social-libéralisme en œuvre depuis cinq ans, ce qui la motive quand elle se reconnaît, bon an, mal an, dans les luttes sociales, dans les manifestations anti-mondialisation, dans les propositions, même partielles (il n’y a pas de petites victoires, et elles n’empêcheront jamais d’aller plus loin, au contraire, car à trop désespérer...), susceptibles d’assurer le progrès social, le développement des pays du Sud, le contrôle, en attendant plus et mieux, des flux financiers et spéculatifs, bref, promouvoir tout ce qui peut attaquer le capital, limiter la casse à laquelle il se livre, par la misère, par la guerre, hein limiter la casse, putain de programme ! Ah ! le réformiste de salon ! Ah le bavard qui pige rien aux tactiques, aux stratégies, aux finesses.
Soit. Peut-être... Il y avait dans les rues de Barcelone, le 17 mars dernier, 300 000 personnes. Le nombre est imposant. Quelque chose, décidément, bouge. Les grands médias, bien sûr, en ont à peine parlé ! Ont montré, le lendemain, trois connards en train de caillasser les flics. Les rédactions télé ont eu ce culot ! Et les mêmes éditorialistes qui pleurnichent sur les platitudes et le vide politique de la campagne passent littéralement sous silence cette énorme démonstration politique, européenne, internationale, et l’idée ne leur vient même pas de les interroger sur ce véritable mouvement d’opinion, et sur les raisons pour lesquelles il est pratiquement absent de cet échiquier grisâtre.
Alors tant pis pour nous : on va voter dur, ou mou, mais on va voter dans le trou, comme dit la chanson. Chacun pour sa paroisse. Amen ! Ils se disputeront les pourcentages au soir du premier tour, la gueule enfarinée. Et nous, là devant, le cœur plein de colère et de tristesse. »
Il ne croyait pas si bien dire...
Ce n’est plus dans les partis que la politique se fait aujourd’hui, ou alors seulement de façon très accessoire. Un système est en train de s’écrouler, et on court un vrai risque de s’en prendre des pans entiers sur la gueule, mais, en même temps, des éléments épars existent pour construire de nouvelles perspectives. On assiste aujourd’hui à l’effondrement du Parti communiste : pourtant, dans l’ombre, parmi ceux qui en ont été proches, certains, comme Jean-Louis Sagot-Duvauroux, dont on a parlé ici récemment, essaient de rester fidèles à l’esprit de leurs engagements passés en réfléchissant aux raisons de leur échec - avec des résultats qui méritent largement qu’on y prête attention. Il faut écouter toutes ces voix, essayer de les propager. Autre ancien révolutionnaire à nouveau sur la brèche, les neurones en effervescence, Miguel Benasayag disait dans l’interview qu’il nous avait donnée :
« Il ne faut pas trop se centrer sur l’ennemi. La liberté est toujours auto-affirmation, jamais réponse à l’ennemi. Ce sont les pattes courtes de l’antifascisme qui laissent l’initiative aux fascistes. On est antifasciste de surcroît : ce n’est pas en contestant l’ennemi qu’on va trouver sa voie. Ce n’est pas que je néglige l’affrontement : je vous le dis en tant qu’ancien officier de la guérilla [en Argentine] ! Quand l’affrontement se présente, il faut l’assumer, mais ce n’est jamais central. C’est une conséquence naturelle. Dans le Manifeste du réseau alternatif, j’ai cité Deleuze : “Résister c’est construire”. Etre contre, c’est un corollaire secondaire qu’il faut assumer avec courage ; mais il faut d’abord construire. On voit bien cette militance un peu feignante qui se définit “contre” : on est gentil parce qu’on est contre. Non ! ça ne suffit pas d’être contre les méchants pour être gentil. Après tout, Staline était contre Hitler ! »
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