Périphéries

Carnet
Mai 2002

Au fil des jours,
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[03/05/02] « Calais, si loin, si proche », dans L’Humanité

C’est, nous dit-on, « la » ville communiste qui passe au Front national. Jean-Marie Le Pen améliore ici de 580 voix son score de 1995 et arrive en tête des candidats avec 18,48%, alors qu’il était loin derrière Lionel Jospin, Jacques Chirac, Robert Hue et Edouard Balladur lors de la précédente élection présidentielle. Les journalistes de toute la France, du monde entier, des radios et des télés viennent raconter ce carnage, chasser l’électeur ouvrier du Front national, le traquer, voir sa gueule de près. Calais, 78 000 habitants, engloutie par le raz-de-marée fasciste ? Non : avec ses 63,86% de participation (contre 74,09% en 1995), la ville s’est d’abord abstenue. Entre 1995 et 2002, Lionel Jospin (15,38%) a perdu en route 3 700 voix et Jacques Chirac (16,92%) 1 400. Alors que le communiste Jacky Hénin a été élu maire en 2001 avec plus de 58% des voix, Robert Hue se retrouve dépourvu de près de 60% des voix récoltées en 95 : moins 2 900 suffrages (8,62%). A l’extrême gauche, Arlette Laguiller (9,64%) améliore son score de 300 voix, pendant qu’Olivier Besancenot (4,67%) en récolte près de 1 400.

Mais que se passe-t-il, alors ? Calais, c’est avant tout une ville peuplée de gens qui, comme ailleurs, ont basculé, basculent dans le désarroi, dans la bile, dans la haine et la peur, des hommes et des femmes abandonnés ou ayant le sentiment tenace de l’être - quelle différence, au fond ? -, oubliés de l’Histoire et oublieux d’eux-mêmes, dépossédés des mots, de leurs noms, d’une identité collective. Dans les têtes, un magma terrifiant bouillonne ; en le sondant en profondeur, on se brûle, on se fige, on se salit. Le torrent de lave charrie son lot d’avanies : les licenciements boursiers, le chômage ordinaire, les réfugiés de Sangatte, le racisme ordinaire, les mille menaces d’un monde volé en éclats, la nostalgie camarade d’une classe ouvrière trop puissante, l’envie frénétique de tout foutre en l’air. Du boulot, du fric ou boum ! Et derrière cette brutale éruption, ladite lame de fond lepéniste apparaîtrait presque comme une vaguelette.

NE ME PARLE PAS COMME ÇA

« Accroche à ton coeur / Un morceau de chiffon rouge / Une fleur couleur de sang. » Jospin, il allait voir ce qu’il allait voir. « Si tu veux vraiment que ça change que ça bouge / Lève-toi car il est temps. » Ah ça ! Il n’allait pas regretter son second tour. Tout était prêt. Christian avait déjà conçu ses pancartes : « Blablabla - P(LU)S jamais ça ». Les ouvriers en guerre contre la fermeture de leur usine allaient pouvoir glisser dans l’urne leur bulletin spécial : « Les P’tits LU de Calais vous remercient pour votre non-assistance contre les licenciements boursiers de Danone dont ils sont les victimes. » Et puis, non, ça ne s’est pas passé comme prévu. « C’est pas sorcier à comprendre, Jospin aurait de toute façon été battu au second tour, estime Marcel Pochet, représentant syndical des P’tits LU. Pour notre part, nous aurions sanctionné cette gauche qui mène une politique de droite. Là, on va devoir empêcher Le Pen de passer. » Françoise, une des ouvrières emblématiques de la biscuiterie de Calais - à tel point qu’elle s’est retrouvée, poing brandi, sur les affiches « Que fait la gauche ? » du PCF -, ose dire le fond de la pensée dominante dans ces eaux-là : « Je ne le cache pas, quand j’ai vu que Jospin était battu, j’ai été contente. Qu’il dégage, il n’a rien fait pour empêcher nos licenciements. »

Dans les locaux syndicaux, Nicole Piérié rappelle la sortie, vue à la télé, du candidat socialiste excédé par les piques des ouvriers de LU à Ris-Orangis : « On ne me parle pas comme ça à moi », avait dit Lionel Jospin. « Mais c’est nous qui l’avons élu », s’insurge-t-elle. C’est nous qui lui demandions de faire une politique pour le monde du travail. Nous n’avons pas mis un prince au pouvoir, il est naturel de lui demander des comptes. » Pour Monique Somers, le comble du cynisme a été atteint quand, à l’extrême fin de la campagne, le premier ministre s’est mis à entonner Le Chiffon rouge. « Mais bordel, c’était vraiment du foutage de gueule », s’exclame-t-elle. « Compagnon de colère, compagnon de combat / Toi que l’on faisait taire, toi qui ne comptais pas / Tu vas pouvoir enfin le porter / Le chiffon rouge de la liberté / Car le monde sera ce que tu en feras / Plein d’amour, de justice et de joie. »

SANGATTE SILENCE (I)

« Salut fieu, tu me reconnais ? » Oui, bien sûr : Alain Somers, mari de Monique, secrétaire du syndicat des dockers CGT de Calais, au téléphone. « Tu as entendu Le Pen à la radio ? » Le leader du Front national explique qu’il n’est « pas plus raciste que Tony Blair », qu’il refuse lui aussi « d’accueillir les clandestins de Sangatte ». « Cela va avoir un effet sur le second tour, non ? » Sangatte-Saint-Cloud, et retour : Le Pen laboure le champ abandonné. Aux environs immédiats de Calais, dans les villages de Sangatte, Coquelles, Fréthun, tous traversés, la nuit tombée, par les colonnes de candidats au départ en Angleterre et, plus loin, en Amérique, le Front national a redécoré les poteaux d’éclairage avec ses autocollants. « Expulsons les clandestins », disent-ils ; les autres n’opposent rien. La ficelle est grosse, mais avec son nœud coulant, elle serre déjà autour du cou.

Non loin de Sangatte, il arrive que des réfugiés meurent, écrasés sur l’autoroute, déchiquetés par les trains à grande vitesse. Dans les cimetières des environs, quelques tombes sans noms. Des blessés, bras arrachés, jambes en morceaux, quand ils se jettent sur les trains qui empruntent le tunnel. Trop, c’est trop. Dans un message envoyé à Jacques Chirac président et Lionel Jospin premier ministre, il y a quelques semaines, à l’occasion de Pâques, Jean-Pierre Boutoille, doyen des prêtres de Calais, alertait. « Vous gardez le silence. Un silence qui tue, un silence honteux et qui fait mal aux personnes concernées et aux habitants de notre région. Par votre silence, vous faites naître une méfiance injustifiée à l’égard d’hommes et de femmes qui n’ont comme tort que de vouloir fuir la dictature ou la guerre, et de vouloir vivre dignement. Par votre silence, vous laissez se développer le racisme, la peur, l’insécurité, entretenue d’ailleurs par les loups d’un certain extrême. Par votre silence, vous laissez mettre en accusation ceux qui font un travail remarquable auprès des réfugiés. Par votre silence, vous provoquez les réactions légitimes de ceux qui vivent de l’agriculture et du tunnel. »

SPONTANÉE

« Réfugié, mon ami », brandit un étudiant en lettres tout heureux d’attirer l’œil des médias lors des cortèges qui, ici aussi, protestent contre la présence du Front national au second tour de la présidentielle. Les lycéens et les étudiants de Calais dans la rue contre Le Pen, on connaît la chanson, motivée, motivée, la jeunesse emmerde le Front national. « Parler de jeunesse au singulier, c’est une grande connerie », fait claquer Jean-Christophe, enseignant dans un lycée professionnel de la ville. Il en a fait l’expérience amère, très amère - « Cela donne un sentiment terrible d’inutilité », glisse-t-il. Au lendemain des élections, il a organisé dans une classe - avec que des filles - une discussion sur les résultats. « Cela a fait sauter le couvercle et ça libère les pires trucs. Les réfugiés de Sangatte, ils sont vus comme une agression permanente. Ce qui est frappant, c’est qu’on n’arrive pas à nouer de discussion réelle. Il y a une vraie fracture chez les jeunes. Mes élèves prennent en pleine gueule la situation pas brillante de Calais. Ils ne vont pas manifester avec les autres ; au mieux, ils les suivent quelques minutes et ils vont faire un tour en ville. » Jocelyn, collègue de Jean-Christophe, raconte qu’il a croisé, après un rassemblement contre Le Pen, une des élèves qui se réjouissait d’aller à la manif du 1er mai. « Mes copains, ils chausseront les rangers, mettront leurs blousons militaires », se vante-t-elle. « Mais tes copains, c’est pas au FN qu’ils vont ? », demande Jocelyn. « Ah ouais, peut-être », répond-elle. [...]

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Périphéries, 3 mai 2002
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