Périphéries

Témoignage-réflexion de Gilles Balbastre

« La précarité des journalistes les pousse à négliger le travail d’enquête »

Ancien correspondant de France 2 dans le Nord, passé au documentaire et à la sociologie, co-auteur de l’ouvrage Journalistes au quotidien - sous la direction d’Alain Accardo -, Gilles Balbastre raconte son parcours. Critique, il témoigne des réalités d’une profession dont il analyse avec acuité les travers et les manquements.

Gilles Balbastre : J’ai fini l’Institut universitaire de technologie de Bordeaux en 1987, avec un diplôme de JRI (journaliste reporter d’images). A l’époque, j’avais 27 ans. J’avais fait d’autres boulots avant, d’autres choses. J’étais d’un milieu ouvrier. Choisir la filière JRI n’était pas un hasard. Je n’avais pas assez confiance en moi en tant que journaliste pur.

J’ai fait un compromis plus ou moins inconscient : j’ai choisi un métier à la limite de la technique. A la sortie, j’ai vécu la première locale M6 à Bordeaux, mais dès le début, j’avais l’envie de faire autre chose. Même si j’aimais bien ce que je faisais, j’ai été critique assez vite. J’étais très politisé et je le suis encore -je suis à gauche-gauche. FR3, M6, produisaient un journalisme assez consensuel.

Je suis allé sur Paris pour me mettre au planning de France 2 ou TF1. On m’a proposé de venir à Lille, où j’avais déjà travaillé pour FR3. A partir de 1990, j’ai travaillé pendant cinq ans au bureau de France2 à Lille. J’étais pigiste (payé à la prestation, ndlr) permanent, ce qui était un statut très bâtard. En 1992, j’ai eu l’occasion de travailler avec Daniel Karlin sur Les chroniques de l’Hôpital d’Armentières, à la caméra. J’avais beaucoup aimé L’amour en France, j’étais un fan de Karlin. A partir de ce moment, il y a eu des changements à France 2, et puis moi aussi j’étais changé. Avant 1992, il y avait encore une autre mentalité, sur le plan des choix, et de la longueur des sujets, qui pouvaient durer jusqu’à trois minutes. En tant que correspondants, on proposait énormément de sujets. On ne nous poussait pas à faire du news. L’arrivée d’Hervé Bourges à France 2 a rameuté des gens de La 5, qui ont apporté un journalisme de cow-boys : sujets courts, ouverture du 20 Heures et du 13 Heures avec des faits div’. De plus en plus, j’ai décroché.

« Je me sentais
de moins en moins correspondant,
et de plus en plus vautour »

Je vivais dans le Nord, une région en crise, en pleine mutation économique et sociale, et je n’étais pas du tout satisfait de la façon dont on racontait cette actualité. Je me sentais de moins en moins correspondant, et de plus en plus vautour. J’étais pigiste, il faut voir aussi que plus je faisais de sujets, plus je gagnais. Plus je faisais de petites filles violées, plus je gagnais ma vie. Cela devenait pour moi intenable.

J’avais gardé des contacts avec un de nos professeurs de l’IUT. Je me suis plaint à lui de ce métier, je lui ai raconté des anecdotes. Il me disait : « Ecrivez-le, tout ça ! » A un moment donné, je me suis lancé, j’ai commencé à écrire. En fait, j’ai entamé un journal de bord au bureau de France 2. Avec toujours un souci d’objectivation, en notant les comportements, les petites phrases, les mots des chefs, nos rapports entre nous et nos confrères. Ça a donné Journalistes au quotidien, avec d’autres contributions.

Ecrire, cela a été une étape très difficile, parce que je travaillais, et en même temps, j’objectivais, c’est-à-dire que je me regardais, je me voyais faire.

- Vous aspiriez à autre chose ?

G. B. : Je suis parti du bureau de France 2. En 1995, j’ai commencé à faire des Saga Cités avec Nathalie Dollé sur la 3, c’était assez agréable. Mais j’avais en plus une grosse frustration : je voulais être journaliste, pas seulement cameraman. J’ai beaucoup touché les ASSEDIC, retravaillé pour la 3, et j’ai eu un projet de documentaire sur le monde ouvrier. J’ai accroché un producteur, un réalisateur. La production a été acceptée au bout de deux ans par Arte. C’est La Saga des Massey-Ferguson, qu’on a commencée début 1997 et terminée en novembre. Le réalisateur avec lequel je me suis entendu a dû faire un travail sur lui, car il venait d’un milieu très bourgeois. Il avait un regard ethnocentrique et parfois condescendant sur le monde ouvrier, parce qu’il avait peur. C’était dur pour moi aussi. Je ne suis pas ouvrier moi-même. Ma mère avait un BEPC, mon père était ouvrier, j’ai une culture ouvrière, à la maison on écoutait Louis Mariano, Tino Rossi et compagnie, mais en même temps, ce monde ouvrier était d’un certain niveau. Mon père était à la SNCF, il était qualifié, il avait beaucoup de fierté. Et, en même temps, culturellement, une domination. Cela n’a pas été facile de découvrir ce milieu, qui a ses codes culturels, des stratégies, des différences d’approche.

On a mis trois ans pour parvenir à faire La saga des Massey. J’ai touché dessus 23 000 francs de droits d’auteur, et 53 000 francs de salaire brut. Cela fait, en net, 75 000 francs pour trois ans. Se pose un problème de survie. Il faut compléter avec un travail de journaliste au quotidien, lui-même de plus en plus insupportable.

- Vous faites de la recherche sociologique, du documentaire : vous vous considérez encore comme un journaliste ?

G. B. : Je m’échappe dans la sociologie, mais je vais revenir, car je me sens journaliste dans l’âme. J’aurais pu, à travers La saga des Massey, tomber chez les intermittents du spectacle. Cela aurait été beaucoup plus intéressant pour moi, parce que les ASSEDIC sont plus importantes. Mais j’estime qu’un plombier ne doit pas se faire passer pour un charpentier, et que les journalistes doivent se battre pour que les ASSEDIC soient proportionnelles à la précarité qu’ils vivent. Le patronat de la presse ne doit pas pouvoir faire ce qu’il veut. Il ne doit pas pouvoir humilier un personnel, et laisser l’Etat en assumer les conséquences, à travers les ASSEDIC.

« Il y a une gestion de la précarité,
qui permet d’avoir une main d’œuvre à merci »

- La précarité dans les médias devient systématique ?

G. B. : Pire, il y a une gestion de la précarité. Les secteurs qui investissent le plus sont ceux qui emploient le plus de pigistes : la presse magazine, spécialisée et grand public, et l’audiovisuel. Toute les lois du travail sont contournées. Les gens sont payés en droits d’auteur, en notes d’honoraires, à 60, voire 90 jours, sans charges sociales. Cela permet d’avoir une main d’œuvre à merci.

Avec l’équipe de Journalistes au quotidien, nous avons réalisé dix-sept entretiens avec des journalistes de tous les secteurs pour un nouveau livre - qui n’a toujours pas trouvé d’éditeur. Ces entretiens révèlent de vrais problèmes sociaux. Ils travaillent systématiquement le week-end, ou pour les fêtes. Avec cette vieille idée qu’un journaliste ne doit pas compter son temps. D’ailleurs, c’est un milieu où il y a beaucoup de divorces. La flexibilité marche bien dans le journalisme, parce qu’il y a une illusion de liberté. Les journalistes n’ont pas une grande conscience de groupe, et ils ont une capacité de résistance réduite face au patronat de presse.

« Le pigiste est devenu un VRP »

Tout journaliste croit qu’il va être LE grand journaliste, LE grand écrivain, LE grand documentariste. Et il accepte toutes les conditions pour accéder à ce rêve. Au bout de dix ou quinze ans, il s’aperçoit qu’il n’est toujours pas un grand écrivain, et surtout, qu’il gagne 7.000 balles par mois, parfois 3.000, parfois 4.000.

Le pigiste est devenu un véritable VRP. Il accroche les rédacteurs en chef ou les boîtes de production, en proposant des projets, des sujets. Ses sujets doivent répondre à des critères de marché. Et ce qui ne peut pas se vendre ne peut pas se faire.

« Ce personnel fragilisé ne peut pas
suivre les dossiers,
collectionner les informateurs »

Pour les CDD en news, ces pigistes ont l’impression de faire partie de la rédaction, mais ils subissent les mêmes contraintes : ils sont dépendants d’un rédacteur en chef pour le renouvellement de leur CDD ou de leur pige, ce qui les oblige à faire les sujets que la rédaction impose, à adhérer, voire à renchérir dans les conférences de rédaction.

- Quelles conséquences sur le traitement de l’information ?

G. B. : Ce personnel fragilisé ne peut pas suivre les dossiers, collectionner les informateurs. Il ne connaît pas bien les sujets, et en même temps, il doit surenchérir pour être renouvelé. Les bagnoles brûlées, pour eux, c’est pain bénit.

On ne parle jamais des dérèglements sociaux, seulement de leurs conséquences. La réalité du monde du travail tourne, aujourd’hui, autour de la flexibilité, avec l’alimentaire, le BTP, la restauration. Les conditions sont vraiment angoissantes, les garanties n’existent plus. C’est quand même être aveugle que de ne pas voir à ce point comment fonctionne le monde salarié, le monde de l’entreprise. A côté de cela, c’est facile d’aller faire le carton sur l’autoroute, la petite fille qui vient de se faire violer, les bagnoles qui crament.

« Je me fous de savoir comment on parle de Le Pen !
La question, c’est de savoir comment on parle
de la société tout court »

En se comportant ainsi, les journalistes soutiennent le discours du Front National. Des bagnoles qui brûlent, ça existe tout le temps. Cette façon de favoriser le spectaculaire répond au discours d’un parti politique, d’une conception de la société. Les journalistes se prennent la tête pour savoir comment parler de Le Pen. Je me fous de savoir comment on parle de Le Pen. La question, c’est peut-être comment on parle de la société tout court. Comment on décrit le Nord-Pas-de-Calais, son chômage entre 20 et 35%, cette région que le patronat du textile a désertée après y avoir fait des plus-values énormes pendant plus d’un siècle et demi, pour aller investir dans le tiers-monde. Il a laissé des populations exsangues, sans rien. On parle très peu de tout cela. Parce qu’on présuppose les goûts de l’opinion publique. Pourtant, le succès grandissant du Monde Diplomatique, de Charlie Hebdo, d’Alternatives Economiques, montre qu’il y a un besoin d’autre chose.

J’ai suivi le procès de Metaleurop, en juin. C’est une grande raffinerie de zinc d’Hénin-Beaumont, dans le Pas-de-Calais. En 1993, un cône de raffinage de zinc a explosé : 10 morts. En janvier 94, le même cône cède : un mort et un blessé grave. On avait couvert à France 2. Spectaculaire. Au procès, on apprend qu’il n’existe pas d’instruments pour mesurer ce qui se passe dans les cuves de raffinage de zinc ou de plomb. Le seul critère, c’est quand ça explose, et que l’homme est devenu un morceau de charbon. On doit attendre le procès pour découvrir des méthodes archaïques. C’est au journaliste de chercher tout cela. Mais même le procès, la presse nationale l’a boudé. TF1, France2 et M6 sont venus l’après-midi du premier jour, parce que comparaissait un rescapé brûlé à 90%. Le sujet, à la télé, lui consacrait une minute trente : « Vous avez mal ? » Tu m’étonnes qu’il a mal ! Après, on ne les a plus revus. Voilà, au quotidien, la vénalité des patrons de presse. La même que celle des patrons de l’industrie. On engrange le pognon.

« L’information est complètement carcérale »

Les chaînes se font concurrence, mais on produit les mêmes informations partout. Où est le pluralisme, la liberté du téléspectateur ? On se fout de la gueule de l’URSS et de la façon de traiter l’information avant la chute du Mur, mais où on en est, nous ? L’information est complètement carcérale.

Au début, quand je travaillais pour France 3, je me disais que c’était important de bien travailler, d’être un bon JRI. Quand tu es reconnu, tu es plus légitime pour formuler une critique. C’est ce qui se passe pour des jeunes qui arrivent, et qui osent poser des questions. S’ils ne sont pas d’accord, on leur dit qu’ils n’ont pas de talent. On leur dit qu’ils ne sont pas bons, on leur explique que, naturellement, un sujet se fait en une minute et trente secondes, avec une minute quinze de témoignage. Et si tu ne fais pas ça, c’est que tu n’es pas bon. Et quand tu es jeune, que tu débutes, tu en prends plein la gueule. En plus de ça, les autres, à côté, ils le savent, que tu n’es pas doué. Alors, pourquoi les jeunes qui débutent ne sont-ils pas solidaires ? Cela leur permettrait de sentir qu’ils ne sont pas seuls.

Pour moi, l’uniformisation de l’information est la même à la radio et à la télé : exagération du fait divers et du spectaculaire, de l’intime et du pathos. C’est le : « Ah ! ton témoignage il est fort ». Il faut qu’on ait des « bons clients ». Et avec nos formats, au final, on se retrouve avec seulement le témoignage, sans analyse. Du mec qui meurt de l’amiante, sans avoir idée de la logique économique qui se cache derrière le problème de l’amiante, cette logique qui privilégie le profit et pas l’homme. La presse écrite, même la presse quotidienne régionale, a plus de temps.

- Voyez-vous un moyen de contrecarrer cette logique ?

G. B. : Il faut résister, prendre conscience, s’organiser en syndicat. La CGT, malgré son image communiste, talonne maintenant la CFDT, à la commission de la carte. Il faut planquer sa révolte dans sa poche quand on est précaire, et au moment où on passe titulaire, ramener sa gueule. Cette trouille de l’ouvrir, à force, elle fait chier.

« Les journalistes se recrutent
soit dans les classes bourgeoises,
soit dans la classe moyenne,
qui n’aspire qu’à décoller de son milieu d’origine.
Ils ont un regard soit condescendant,
soit méprisant sur le reste de la population »

Le recrutement des journalistes se fait soit dans les classes bourgeoises, soit dans la classe moyenne, qui n’a qu’une envie, c’est de décoller de son milieu d’origine. Ils ont un regard, soit condescendant, soit ethnocentrique, soit méprisant sur une majorité de la population qui gagne moins de 7 000 francs par mois. C’est le regard complètement décalé du journaliste sur le mouvement de décembre 1995. Il faut agir sur la formation.

Les journalistes titulaires ne savent pas résister au chef, ils servent la soupe aux dominants. Ils ont le sentiment de devenir dominants parce qu’ils bouffent avec les dominants. Pourquoi cela leur suffit-il ? Et pourquoi aller foutre son micro sous le nez d’un mec de la CGT, ou de celui d’un ouvrier de base, c’est forcément con ? On dit que les syndicats ont la langue de bois. Et le patron, il a pas la langue de bois, lui ?

- C’est une conception très militante...

G. B. : Oui. A ce stade, défendre l’information est un acte politique. Il faut prendre le temps d’enquêter. Quand on parle du monde ouvrier qui vote Le Pen, dans des analyses primaires, est-ce qu’on gratte derrière, est-ce qu’on va chercher comment cela se fait ? Dans La saga des Massey, par exemple, on est allés voir le monde ouvrier à la chaîne. Cette usine n’est pas tout le monde ouvrier, c’est une usine de métallurgie. Mais même dans cette usine, il y aurait des tas d’autres choses à faire. On aurait pu raconter le Front National. Les ouvriers sont de plus en plus pressés par une réalité qui les désincarne. Maintenant, qu’ont-ils comme espoir ? Trente ans à la chaîne, et ils votent Front National, parce qu’ils n’ont plus de références. La personne avec qui j’étais m’a montré la porte des chiottes. Il y a trente ans, il y avait écrit : « Vive le PC, vive la Révolution ». Maintenant, y a marqué : « Vive Le Pen, à bas les bougnoules ».

Tous les matins, sur Inter, on a droit à la chronique de Jean-Marc Sylvestre, la voix du patronat. Serge Halimi (auteur des Nouveaux chiens de garde dénonçant le journalisme de marché et de connivence, ndlr), lui, a refusé de passer à la télé. Parce qu’on voulait lui mettre quelqu’un en face. Il s’est justifié dans un entretien à Charlie Hebdo : les autres, toute l’année, peuvent dire ce qu’ils veulent. Ils n’ont personne en face. Nous, quand nous avons quelque chose à dire, il faut qu’on ait un contradicteur.

« Les hommes au chômage s’alcoolisent,
les familles explosent...
Cela, il ne faut pas le diffuser
Mais les conséquences -
le Front National à 16%,
les violences urbaines -,
c’est ce qui vend »

On parle toujours des acquis sociaux, mais comme le souligne Bourdieu, on ne parle jamais des acquis des actionnaires, des bénéfices engrangés. Acquis contre acquis, c’est ce qui devrait prévaloir. La société devrait garantir des droits, un certain cadre de vie. La bourse et les sociétés françaises font des bénéfices énormes, et on dit aux gens de se serrer la ceinture, avec toutes les conséquences que cela peut avoir. Les hommes au chômage s’alcoolisent, les familles explosent... Cela, il ne faut surtout pas le diffuser. Mais les conséquences -le Front National à 16%, les violences urbaines-, c’est ce qui vend... Effectivement, à ce stade, on en arrive à un combat politique. Est-ce qu’on est des instruments ? C’est quand même la question fondamentale.

Propos recueillis
par Anne-Sophie Stamane
avec Benoît Ferradini

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Périphéries, mai 1998
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