Entretien avec Bertrand Leclair, critique littéraire aux Inrockuptibles et à la Quinzaine littéraire, et auteur de L’industrie de la consolation (Verticales).
- En quoi la littérature est-elle directement concernée - et même, dites-vous, directement visée - par l’idéologie qui accompagne le développement des nouvelles technologies ?
Bertrand Leclair : La littérature me semble le seul moyen d’échapper à cette emprise de la réalité que l’Internet renforce, resserre. Je pense que le rapport à la langue est essentiel, et la première qualité de la littérature est qu’elle fait bouger la langue, qu’elle évite sa sclérose. Être enfermé dans la réalité, c’est d’abord être enfermé dans une langue figée. Le discours journalistique - ce n’est pas une condamnation, seulement un constat - fige la langue, par le stéréotype, la répétition, le raisonnement automatisé. La « langue de bois », par définition, c’est une langue figée.
- Vous dites ne pas vouloir vous en prendre à l’Internet en tant que tel, mais vous le chargez tout de même d’un péché originel, en affirmant qu’il ne peut pas être innocent que ce soit une technologie née au sein de l’armée.
B. L. : Il me semblait important de garder à l’esprit que l’Internet n’est pas né dans les universités, comme on l’entend beaucoup, mais qu’il est issu de la guerre froide, et qu’il s’inscrivait au départ dans une stratégie de dissuasion. Ce terme n’est pas anodin. Paul Virilio parle du « monde dissuadé » : c’est une expression évidemment excessive que j’aime beaucoup.
- Mais une autre caractéristique originelle de l’Internet, c’est qu’il casse la domination du centre sur la périphérie, qui est très présente en France, notamment dans les médias, divisés entre « régionaux » et « nationaux ». L’Internet place le centre partout.
B. L. : Le problème de cette image, c’est que si le centre est partout, il n’y a plus de marge ; les puissances dominantes du centre sont partout. Or, pour moi, la marge est une notion essentielle. La possibilité qu’on a d’exister est à mon sens proportionnelle à la marge dont on dispose.
- Mais la marge, lorsqu’elle est subie et non choisie, peut aussi être source de dysfonctionnements, de souffrances...
B. L. : Oui, des souffrances auxquelles les nouvelles technologies peuvent servir d’analgésiques puissants. Elle soulagent momentanément, mais entretiennent un cercle vicieux.
- Vous parlez du « bon voisinage » entre les livres dans une bibliothèque, et vous excluez que le hasard puisse intervenir de la même manière sur l’Internet, avec un moteur de recherche...
B. L. : Oui, parce que dans ce cas, ce n’est jamais le hasard ; ça vient toujours de la machine. Cela n’a rien à voir avec le hasard qui vous conduit, dans une bibliothèque, à prendre un livre parce qu’il vous saute aux yeux. La logique est toujours celle de la machine. Pour faire un parallèle un peu osé, je dirais que si vous rencontrez des gens au fil de vos pérégrinations dans la ville, cela n’a rien à voir avec le fait que dans une agence matrimoniale, on va sortir une fiche plutôt qu’une autre.
- Vous faites aussi une comparaison un peu choquante entre les webcams et le journal intime filmé de Dominique Cabrera, Demain et encore demain. Ne pensez-vous pas que le fait de simplement accrocher un caméra dans son appartement, et le fait de la prendre en main pour raconter sa vie, sont deux démarches complètement différentes ?
B. L. : Si, bien sûr ; mais les deux utilisations relèvent du même désir de se tenir debout devant la caméra, de la même illusion qu’une caméra surplombant la vie quotidienne peut aider à se tenir debout alors qu’on n’y arrive plus. Dans les deux cas, la caméra remplace l’œil de Dieu. Se montrer en train de manger du pain trempé dans l’huile, comme le fait Dominique Cabrera dans Demain et encore demain, pour moi, c’est suicidaire. Cela peut peut-être donner l’illusion que ça aide au moment où on le fait, mais quand le film sort en salles, quand des milliers de gens vous voient... Comment peut-on assumer un truc pareil ? Il y a dans ce film l’illusion que le fait de filmer un état larvaire permettrait d’en sortir.
- Ce serait différent s’il s’agissait d’un journal écrit et non filmé ?
B. L. : Ce serait très différent s’il n’y avait pas l’image, sans aucun doute. L’écriture et la lecture n’ont rien à voir avec le fait de se filmer et d’être vu. Écrire impose nécessairement une distance. On transforme les choses quand on les raconte.
- Et pas quand on les filme ?
B. L. : Non, je ne crois pas. Bien sûr, il y a une démarche artistique chez Dominique Cabrera, mais personnellement elle ne m’intéresse pas beaucoup. Et elle n’a rien à voir, à mon sens, avec celle d’un Nanni Moretti. Chez Moretti, c’est l’esthétique qui prime, alors que chez Dominique Cabrera, ce qui prime, c’est de se sauver.
- En même temps, en tant que spectateur, on peut s’identifier à la fragilité que Dominique Cabrera dévoile dans Demain et encore demain.
B. L. : Je ne nie pas la fragilité. Beaucoup de gens ont aussi été choqués par ce que je dis du Prozac dans une note : « Ô Prozac, libère-nous du mal qui est en nous ! » Moi, je pense qu’il faut combattre. C’est tout. C’est ce que l’on appelle la condition humaine. Il faut l’affronter. Et l’affronter dans la langue, par et dans la langue - sachant que c’est aussi la langue qui la génère.
- Pensez-vous vraiment que l’on puisse fuir toutes les fausses consolations ?
B. L. : Non ; mais ce qui compte, c’est la conscience que l’on en a. Cela évite du moins de laisser les fausses consolations recouvrir toute possibilité de consolation réelle. Vous connaissez ce texte de Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier ? Il est extraordinaire. Dagerman est un très grand écrivain, mort dans des conditions affreuses...
- Il s’est suicidé, n’est-ce pas ? Ce n’est pas vraiment un exemple qui incite à l’optimisme... Cela veut dire que même les « vraies consolations » n’ont pas suffi.
B. L. : Oui, parce que « notre besoin de consolation est impossible à rassasier », justement... Et les fausses consolations ne font que l’exacerber.
- Mais si ce besoin est aussi difficile à assumer sans tricher, cela veut dire que l’attitude que vous prônez est condamnée à rester le fait d’une minorité.
B. L. : Oui, sans doute. Mais il est essentiel que cette minorité subsiste. Dans la société telle qu’elle existe aujourd’hui, une autre situation serait plus qu’utopique. J’imagine assez mal un directeur des ressources humaines adepte du surréalisme, cela me semble assez incompatible avec sa fonction. Les utopies révolutionnaires ont montré ce qu’elles valaient, et c’est un leurre total, à mon sens, que de prétendre que tout le monde peut lire. C’est même un mensonge dangereux, car il provoque une confusion. Lire pour lire : je m’oppose totalement à ce discours-là. Le Cercle de la librairie a publié l’année dernière une monumentale histoire de l’édition française dans laquelle figure une publicité pour la littérature de jeunesse dans les années 50. On y voyait un enfant lisant, et le message était, en substance : « Enfin sage avec un livre »... Toute la communication gouvernementale depuis cinquante ans sur la promotion de la lecture découle de cette idée-là, qui est antinomique avec ma vision de la littérature.
Pour moi, la défense de la littérature est un combat fondamentalement individualiste. Le livre se vit sur le plan individuel. Il est d’une importance capitale pour le lecteur, mais n’a pas d’incidence collective, contrairement à la télévision, le cinéma ou l’Internet. A chacun de s’emparer des livres, de faire son chemin dans sa bibliothèque, de se construire sa bibliothèque, de se construire à travers sa bibliothèque, dans sa lecture, dans ses lectures. Le cinéma, vous y allez quand tout le monde y va, quand la séance est programmée ; le livre, vous vous en emparez n’importe quand, n’importe où. Tirer des leçons sociologiques du succès d’un livre a toujours ses limites, car ce succès est toujours dérisoire par rapport aux autres médias. La lecture est d’une importance capitale pour l’individu qui s’empare du livre, mais elle est dérisoire au niveau de la société.
Prenons l’exemple de Chambre sourde de Jean-François Lyotard, que j’évoque dans L’industrie de la consolation. Il s’agit d’un tout petit tirage, quelques milliers, peut-être même moins. Mais l’individu qui aura lu ce livre en sera suffisamment bouleversé pour que son rapport à la langue et au monde soit changé, et pour que cela ait une incidence sur son entourage.
Mon seul espoir pour cet essai, c’est que un, cinq, dix lecteurs, à Charleville-Mézières ou à Rouen, le lisent et se rendent compte qu’il existe autre chose que ce que les journaux leur proposent. Vaut-il mieux effleurer cent mille lecteurs ou en toucher un ? Moi, je pense qu’il vaut mieux en toucher un. C’est beaucoup plus important, même au niveau politique.
- Cela n’implique donc pas un renoncement au collectif ?
B. L. : Non, pas nécessairement. Je ne crois pas. Mais ce sont deux choses différentes. L’individualisme n’empêche pas les combats collectifs et politiques, qui sont nécessaires, mais pas suffisants. Quelqu’un m’a fait une remarque assez juste sur mon livre, disant que j’étais un « mystique en deuil ». La formule est jolie. Je vois la littérature comme une forme de salut individuel ; c’est sans doute éminemment discutable, mais c’est ma conviction.
- Vous mettez en évidence un déterminisme insoupçonné dans nos manières de penser...
B. L. : Actuellement, toute l’idéologie dominante a basculé dans le camp du déterminisme, à tous les niveaux. Un symptôme en est la dénonciation de l’« imposture intellectuelle » par Sokal et Bricmond [dans un livre qui a suscité beaucoup de remous lors de sa parution en 1997]. Or tout intellectuel est un imposteur, car il travaille avec la langue. Et personne ne domine la langue, sauf à la figer. Tout intellectuel qui ne se pose pas la question de sa propre imposture ne mérite pas beaucoup d’être entendu. Nous sommes tous des imposteurs, à partir du moment où nous prenons la parole.
- Il y a des degrés, tout de même...
B. L. : Oui, bien sûr, mais le fait même de parler d’« imposture intellectuelle » est significatif. Tout discours intellectuel passe par l’imposture à un moment ou à un autre. On a pu penser un temps que le discours scientifique y échappait, mais l’épistémologie a relativisé cette idée et montré qu’elle était très discutable. En tout cas, le discours intellectuel n’y échappe pas. Il y a des degrés, oui, mais le travail de chaque lecteur - et non de chaque critique - est justement d’apprendre à mesurer ces degrés. Qu’il y ait une forme d’imposture dans le discours de Lacan sur la science, c’est une évidence, mais qu’est-ce que cela change à son discours ? Rien. A ce qu’il a dit sur la souffrance, sur la douleur, sur toutes ces questions fondamentales qui nous traversent... On peut dire de Lacan, si l’on veut, que c’est une forme de guignol, mais un guignol génial.
- Vous vous insurgez contre les produits culturels de mauvaise qualité ; mais ne pensez-vous pas que les publics ne sont pas aussi cloisonnés que cela, et que le travail de l’imagination peut parfois transcender cette médiocrité ? N’êtes-vous pas un peu pessimiste sur la nature humaine ?
B. L. : Prenons l’exemple de Truismes [roman à succès paru en 1996], sur lequel j’ai écrit à sa sortie des articles très critiques que je maintiens. Marie Darrieussecq a écrit un livre que je n’aurais pas été capable d’écrire, et dont les qualités techniques sont indéniables. Parmi ses nombreux lecteurs, certains ont peut-être découvert quelque chose qui passe par la fiction et par la langue, qui leur a donné envie d’aller chercher autre chose. Son succès n’est donc pas forcément négatif, et je ne la considère pas elle-même comme une incapable. Par contre, j’estime de mon devoir de critique de témoigner du fait que ce livre ne relève pas de ce que j’appelle la littérature ; c’est-à-dire, de maintenir une échelle de valeurs littéraires. La littérature est ailleurs, c’est autre chose. Je n’ai aucune antipathie pour Marie Darrieussecq en tant que femme ; pour autant, son roman est fait de stéréotypes, et son succès vient probablement du fait qu’il répond à un besoin de catharsis, de soulagement. Il est nécessaire de le dire, de témoigner du fait qu’il existe autre chose. La fonction du critique, pour moi, c’est d’abord de témoigner.
Critique de L’industrie de la consolation.
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