Périphéries

L’industrie de la consolation, de Bertrand Leclair

Refuser la fuite en avant

L’Internet ne deviendra que ce que l’on veut bien en faire. Mais comment nier que son développement s’accompagne d’une propagande commerciale hypocrite, souvent pénible ? Dans L’industrie de la consolation, Bertrand Leclair met à jour l’idéologie qui sous-tend cette propagande ; une idéologie qu’il compare à un gaz invisible, inodore, mais omniprésent. Il suffit de lire son analyse pour se convaincre qu’on n’a pas affaire ici au catastrophisme facile d’un technophobe jetant l’anathème sur ce qu’il ne connaît pas et accablant de son mépris les gogos forcément lobotomisés qui s’y laissent prendre. Cet essai a le mérite de toucher du doigt les véritables enjeux de l’essor des moyens de communication. Il est d’autant plus séduisant qu’il s’accompagne d’une défense de la littérature comme espace de liberté inviolable, où chacun se construit en affrontant son propre destin et sa condition.

Un critique littéraire - aux Inrockuptibles et à la Quinzaine Littéraire - qui écrit sur les nouvelles technologies : à première vue, on pourrait s’attendre à la défense frileuse d’un fonds de commerce. Dans les premières pages de L’industrie de la consolation, le ton souvent apocalyptique tendrait à confirmer cette appréhension. Bertrand Leclair n’échappe pas toujours à la caricature, par exemple lorsqu’il imagine des extra-terrestres débarquant sur Terre et ne trouvant personne dans les rues parce que tout le monde serait enfermé chez soi à surfer sur l’Internet. Il affirme ne pas s’en prendre aux nouvelles technologies en tant que telles ; ce n’est pas toujours le cas. Il semble ainsi exclure que la « graphie standardisée » des e-mails permette des échanges autres que ceux de style télégraphique, limités à quelques mots d’un pauvre vocabulaire de communication pure ; tous ceux qui ont déjà reçu des messages longs, bien écrits, drôles ou émouvants de certains de leurs proches qui, à part cela, ne prendraient jamais la plume ou ne colleraient jamais un timbre sur une enveloppe, et qui n’auraient jamais osé dire par téléphone ce qu’ils écrivent là, pourront ne pas partager ses réticences : l’humain peut transcender la technologie.

Mais après tout, la caricature ne contient-elle pas une part de vérité ? Les utilisations optimales, citoyennes, alternatives, culturelles, de ce moyen de communication providentiel qu’est l’Internet, ne sont-elles pas minoritaires ? Et si les oracles alarmistes des mauvais prophètes sont fatigants, l’hypocrite propagande commerciale en faveur des nouveaux moyens de communication (les publicités pour Motorola ou pour Club-Internet, par exemple) ne l’est-elle pas bien davantage ? Or lorsqu’il s’agit de nous faire prendre conscience de l’idéologie qui accompagne sournoisement le développement de l’Internet, l’analyse de Bertrand Leclair, à la fois passionnée et solidement étayée, se fait brillante, et agit comme un révélateur. Ce qui est visé par cette idéologie, nous dit-il, et dont il prend la défense, ce n’est pas le livre - qui, en tant qu’objet, ne signifie rien, peut être tout et n’importe quoi -, mais l’individu en tant qu’entité inviolable, en tant que sujet pensant -c’est-à-dire aussi une certaine idée de la littérature.

L’Internet, un terrain de plus
pour une lutte ancienne

Car en tendant vers une communication frénétique comme vers la panacée, il est indéniable que l’« industrie de la consolation » encourage les hommes à fuir le face-à-face avec eux-mêmes, à biaiser avec la prise en charge de leur destin. En exergue à son livre, Bertrand Leclair a placé cette citation de l’écrivain Stig Dagerman dans Notre besoin de consolation est impossible à rassasier :

« Je ne possède pas de philosophie dans laquelle je puisse me mouvoir comme le poisson dans l’eau ou l’oiseau dans le ciel. Tout ce que je possède est un duel, et ce duel se livre à chaque minute de ma vie entre les fausses consolations, qui ne font que qu’accroître mon impuissance et rendre plus profond mon désespoir, et les vraies, qui me mènent vers une libération temporaire. Je devrais peut-être dire : la vraie, car à la vérité, il n’existe pour moi qu’une seule consolation qui soit réelle, celle qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, un être souverain à l’intérieur de ses limites. »

Communiquer, mais pour dire quoi ? On s’émerveille de ce qu’Internet « permet à chacun de s’exprimer » ; mais une technologie peut-elle suffire à déclencher une prise de parole libératoire ? On citera encore une fois l’homme de théâtre Armand Gatti, avec qui Leclair partage une fascination fondatrice pour la phrase originelle « Au commencement était le Verbe... ». Les résultats des prises de parole dans les usines dans les années soixante-dix avaient laissé Gatti perplexe : « Exprimez-vous, les gars, allez-y : ça ne veut rien dire. Ils n’ont rien pour s’exprimer. Ils ne sont pas préparés. Il faut les amener sur les lieux de l’écriture, avec toutes les interrogations que cela comporte. L’écriture, c’est aux antipodes du laxisme. »

Leclair ne s’y trompe pas : l’Internet ne fait qu’ajouter un terrain à un combat qui se livre depuis longtemps entre des forces d’aliénation et d’oppression, qui incitent à s’abrutir dans le divertissement et l’insignifiance, et des forces d’intelligence et d’affranchissement, qui proposent d’affronter les choses telles qu’elles sont et d’assumer leur complexité. La controverse sur une possible disparition du livre face aux nouvelles technologies est donc un faux débat, affirme Bertrand Leclair ; ce n’est pas la technologie qu’il faut interroger, mais la langue. Il ironise sur l’ère de la « conversation mondiale sans fin » que l’Internet est censé avoir ouverte : « Sans fin, vraiment ? est-ce à dire : sans autre fin qu’elle-même ?... » Il rappelle avec force que le propre de l’homme n’est pas d’être un animal communiquant - les fourmis communiquent, et bien mieux que lui -, mais un animal parlant : « C’est la langue, et elle seule, le miroir où se construit l’humanité et chacun d’entre les hommes, le miroir où se dit “le mystère d’être là”, dans lequel l’homme cherche sa raison de vivre en tant qu’il est homme et sait nommer les choses pour créer un écart entre elles et lui » ; la langue, « où se dit la conscience autant que la souffrance d’exister ».

Le « temps réel »,
une camisole de force

La communication s’inscrit dans un temps dit « réel », collectif, réduit à l’instant ; la littérature, elle, écrit Leclair, échappe à ce temps mécanique, « morcelé pour les besoins de l’industrie » : « Toute expérience littéraire véritable (qu’elle soit d’un lecteur ou d’un auteur) est d’abord le témoignage d’une lutte épique avec ce temps imposé qui est la camisole de force du langage autant que du corps. »

Alors que l’on nous vend les nouvelles technologies comme des espaces de liberté, la mise en réseaux pourrait devenir au travail intellectuel ce que la chaîne est au travail manuel : « Déjà l’on commence d’entendre les salariés regretter l’âge d’or de l’ordinateur individuel où chacun travaillait à son rythme entre deux parties de Pacman. » De cette impossibilité croissante à prendre de la distance, de la pression inédite que subissent les individus, naît un besoin de réconfort, dont le succès du new age et des sucreries ésotériques de Paulo Coelho (L’Alchimiste) est un indice. Or le new age joue sur une souffrance dont il console « sans jamais l’affronter », et constitue « un soulagement au pur bénéfice de l’oppression dont il prétend soulager » : en proposant à l’individu de se fondre, de se « connecter » à un « grand tout », il correspond exactement aux exigences de la culture d’entreprise - qui vise à une mise en commun des énergies individuelles au profit de l’entreprise - comme à l’idéologie qui préside au développement de l’Internet.

Préserver et assumer
sa « capacité à voir »

Le succès de la trilogie de Bernard Werber Les Fourmis a effaré Bertrand Leclair. Pour lui, le fait que ces milliers de lecteurs aient pu s’identifier avec les « héroïnes » de Werber ouvre la porte à tous les asservissements : « La fourmilière comme modèle appliqué à l’entreprise et à la société en général ne peut fonctionner que si homme devient un animal communiquant, et non plus un animal parlant », dit-il. En maintenant la langue en vie et en mouvement, la littérature maintient donc aussi une certaine idée de l’humain. Car figer la langue, c’est permettre de réduire l’homme à un objet, à une mécanique. Leclair met à jour plusieurs exemples du déterminisme à l’œuvre dans nos représentations collectives : l’homme ravalé au rang de « puce informatique » ; les fantasmes d’immortalité nourris par le clonage, comme si l’homme était entièrement défini par ses gènes, et ne se construisait pas lui-même ; les comparaisons entre le cerveau et la mémoire d’un ordinateur, alors que c’est sa capacité à oublier, bien plus que sa capacité à se souvenir, qui fait la spécificité du premier...

Or on peut se débarrasser du carcan religieux sans pour autant réduire l’homme à sa réalité biologique, affirme-t-il ; il reste alors dans le monde une part de magie, que seul le pouvoir de discernement qui est la marque des écrivains peut prendre en charge. Il arrive, lors d’événements exceptionnels tels que Mai 68 ou Décembre 95, que la société abandonne les « fausses consolations » pour accéder dans son ensemble à ce niveau de lucidité. C’est cette « capacité à voir » que la communication tend à éradiquer, et que le new age « rejette dans le surnaturel pour ne pas avoir à se l’approprier ». Telle est la thèse de cet essai passionné, qui ranime chez son lecteur une vraie faim de littérature.

Mona Chollet

Bertrand Leclair, L’industrie de la consolation, la littérature face au « cerveau global », éditions Verticales, 124 pages.

Entretien avec Bertrand Leclair.

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Fiction
Périphéries, décembre 1998
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