Périphéries

Journal de la création et autres essais

« Je suis, donc je pense » : la révolution copernicienne de Nancy Huston

En février 1988, Nancy Huston participe au Centre Pompidou à Paris à une table ronde autour de la romancière américaine Djuna Barnes. Elle raconte : « Agacée par la teneur biographisante de mes remarques, une autre femme écrivain a fini par lancer cette boutade : “En ce qui me concerne, la biographie n’est que le résidu de l’œuvre.” Jolie formule (est-ce d’elle ?) - jolie et affligeante. Formule moderne, ça ne fait pas de doute ; et combien méprisante pour la plupart des personnes dans l’assistance, sommées d’admettre que leur existence quotidienne est entièrement dépourvue de valeur, du moment qu’elle ne sera jamais miraculée en Art... Ainsi, le tiède et tendre baiser posé par les lèvres de ma fille sur mes lèvres à moi, ce matin devant l’école, n’aurait eu aucun sens si je ne l’avais retranscrit ici ? »

Entre l’art et la vie - mais aussi entre l’esprit et le corps, entre la création et la procréation -, Nancy Huston manifeste un refus viscéral de choisir. Elle mène les deux de front, sans jamais accorder de prééminence à l’un ou à l’autre. Dans la dizaine d’essais qu’elle a publiés, elle ne cesse de réfléchir à leur articulation ; mais elle donne aussi à voir combien cette conception lui est naturelle. Sa pensée fait feu de tout bois : elle suit la piste d’un mot, rapproche des histoires différentes, relie sa propre expérience, ses sensations physiques, quelque chose que lui a fait remarquer sa fille un jour, à des souvenirs de lectures ou à l’interprétation d’un mythe ; elle mêle les références artistiques et les réflexions inspirées par les contraintes les plus triviales du quotidien, tissant entre la littérature et la vie un réseau serré de correspondances. C’est ce va-et-vient qui, loin de l’entraver, fait toute la fécondité de son travail. Peu de lectures font autant avancer, quand bien des intellectuels planant au-dessus des basses contingences de l’existence ne font qu’enfoncer des portes ouvertes d’un air pénétré.

Mine de rien, Nancy Huston est un phénomène. Réfléchissez : vous en connaissez beaucoup, des auteurs qui revendiquent leur identité non seulement de femme, mais aussi de mère, et qui sont en même temps reconnues comme des intellectuelles et des créatrices à part entière ? Huston est cette anomalie-là : une intelligence féminine, et en même temps une intelligence universelle, dont personne ne peut contester l’apport tant à la fiction qu’à la réflexion sur la littérature. En un mot, une « romamancière » : c’est elle-même qui forge cet hybride sacrilège, dans un texte du recueil Désirs et réalités, « Le dilemme de la romamancière ».

« La maternité ne draine pas,
toujours et seulement,
les forces artistiques ;
elle les confère aussi »

Le plus impressionnant de tous ses essais est sans doute Journal de la création (1990), rédigé tout au long de sa deuxième grossesse - et dans lequel elle rapporte l’épisode de la table ronde sur Djuna Barnes. Elle s’y donnait pour but de réfléchir aux liens « possibles ou impossibles » entre la création et la procréation, la première ayant toujours été traditionnellement attribuée aux hommes et la seconde aux femmes. Plus jeune, elle-même, emboîtant le pas à Simone de Beauvoir, avait décidé de ne pas avoir d’enfants, avant de se révolter contre cette alternative simpliste : « Ce que ne pouvait pas savoir Simone de Beauvoir, c’est que la maternité ne draine pas, toujours et seulement, les forces artistiques ; elle les confère aussi. » Dans un autre texte, « Les enfants de Simone de Beauvoir », paru dans Désirs et réalités, elle raconte :

« Moi non plus, je ne voulais pas d’enfants ; c’est un choix qui fut mien et que j’ai défendu avec tant de fougue que je le respecterai toujours. La liberté plus grande du célibataire et surtout de la célibataire, en comparaison des gens mariés, est incontestable. Le temps dont elle dispose - pour travailler, voyager et s’instruire - est objectivement, quantitativement, plus grand que celui d’une mère. Mais je me suis aperçue que malgré tout, le temps avait tendance à passer, et que je n’aimais pas sa manière de le faire. J’avais beau le mesurer, le distribuer, et m’efforcer d’en profiter au maximum, je ne réussissais pas à le mater, à l’immobiliser ; il me glissait quand même entre les doigts.
Et si, après dix années de vie de femme adulte-indépendante-célibataire-activiste, j’ai désiré partager ma vie avec un enfant (et aussi avec un homme, mais cela, c’est une autre histoire), ce fut, entre autres raisons, pour changer ce rapport-là au temps. Pour me forcer à accepter une certaine “perte” du temps. Pour apprendre la paresse, les répétitions et les temps morts. Parce qu’un enfant, peut-être plus qu’aucune expérience de la vie humaine, vous confronte et à la nécessité et à la contingence. Quand vous lui mouchez le nez, ce n’est pas parce que c’est la chose qui vous tient le plus à cœur à ce moment-là, c’est parce que c’est cela qu’il faut faire. (...) Du coup, la vie ne peut plus coïncider avec l’œuvre : ça déborde de partout, et ça vous déborde. Effectivement, vous n’avez pas le choix : ce ne sont pas des “rapports choisis avec des êtres choisis” [ce que Simone de Beauvoir prisait exclusivement]. L’enfant est là, celui-là et pas un autre, et il faut que vous subveniez à ses besoins. C’est nécessaire. Mais le plaisir qu’il vous apporte est, lui, parfaitement gratuit. Il n’est pas le résultat d’un “bon choix” : bon choix de vin ou de promenade ou de livre ou d’ami. Il vous tombe dessus sans que vous le méritiez. Un sourire, un câlin, une confidence chuchotée - ces choses-là sont non seulement “gratuites”, elles sont inestimables. »

En la lisant, on prend conscience d’une foule de préjugés et de conclusions abusives dont on était imprégné et qui rétrécissaient notre horizon. Grâce à sa finesse et à sa perspicacité, on devient sensible à des distinctions subtiles qui correspondent bien mieux à la réalité de la vie. Peut-être son statut d’étrangère - elle est canadienne, française d’adoption, et écrit en français - l’a-t-il rendue particulièrement allergique aux idées toutes faites, auxquelles il l’a confrontée plus qu’une autre. (« Les expatriés : éternellement exposés aux questions stupides », note-t-elle dans Nord perdu, un autre de ses essais.)

« Une romancière peut avoir besoin,
dans ses livres,
d’être violente, ou lascive, ou folle,
ou d’un pessimisme amer ;
toutes de très mauvaises qualités
chez une mère »

Comme elle l’écrit dans « Le dilemme de la romamancière », si l’écriture est réputée difficilement conciliable avec la maternité, ce n’est pas seulement pour une question de « logistique », mais aussi pour des raisons « éthiques » : « Les mères ont tendance à vouloir que tout soit beau pour leurs enfants. Elles s’efforcent, plus ou moins, d’adopter une vision optimiste afin de les protéger, les réconforter, leur insuffler de l’espoir. Les romancières peuvent avoir ou non le même désir - transmettre un message d’espoir - mais si elles dépeignent un monde dans lequel l’existence humaine est tout miel, la réaction de leurs lecteurs sera non l’espoir mais l’ennui. (...) Une romancière peut avoir besoin, dans ses livres, d’être violente, ou lascive, ou folle, ou d’un pessimisme amer ; toutes de très mauvaises qualités chez une mère. Une mère, en tant que mère, doit être attentive à autrui, établir et entretenir des liens. Une romancière, en tant que romancière, doit être égoïste ; son art exige un certain détachement. Cela ne veut pas dire que des femmes qui écrivent des romans n’ont pas besoin d’autrui, ni que des femmes qui ont des enfants n’ont pas besoin de temps à elles. Il est évident qu’aucune mère n’est que mère, ni aucune romancière, que romancière. Mais peut-on être généreuse le week-end et égoïste en semaine, morale le jour et amorale la nuit ? »

Ce dilemme, elle est sans doute l’une des premières à pouvoir le résoudre : « Inventer et ficeler des histoires, vivre et imaginer des aventures ; assumer et courir des risques ; bafouer et tourner en dérision les moralités orthodoxes : toutes ces spécialités traditionnellement masculines deviennent accessibles aux femmes, à mesure qu’elles insistent pour regarder en face la vie et la mort ; à mesure, aussi, que les pères apprennent à “materner” et que les mères n’ont plus à incarner, seules, l’éthique pour leurs enfants. » Avant elle, ses consœurs ont bien souvent dû se résigner à être soit de mauvaises mères, soit des romancières inachevées. Beaucoup d’entre elles, pour (faire) prendre au sérieux leur vocation d’écrivain, ont, comme Simone de Beauvoir, renoncé à la maternité.

Mais il n’est pas sûr que cela soit encore assez pour permettre à une femme de prétendre au statut de « créateur ». Car elle incarne, en tant que femme, l’antithèse de l’artiste tel qu’on se le représente généralement. En Sartre, comme en beaucoup de grands modèles d’hommes de lettres, Nancy Huston identifie ce qu’elle appelle le « complexe de Jésus-Christ », et qu’elle définit ainsi : « Contrairement aux petites Œdipe, les petits Jésus n’ont pas besoin de tuer leur père et de coucher avec leur mère. Leur père est déjà mort (ou radicalement absent), et d’autant plus facilement idéalisé, c’est-à-dire transformé en Idée. (...) L’absence du père évite au fils d’avoir à se confronter à l’image traumatisante de la mère érotique, l’autorisant dès lors à se croire le produit d’une parthénogenèse. Adolescent, il peut jouer auprès de la mère le substitut du Père (je pense non seulement à Sartre, mais à Baudelaire, Albert Cohen, Elias Canetti, Roland Barthes...), et se vivre comme le croisement d’un corps de femme immaculé avec le Saint-Esprit. Il rejettera pour lui-même le mariage et l’enfantement, vouera un amour éternel à sa mère, et témoignera d’un mépris plus ou moins mêlé d’horreur pour toutes les autres femmes - qui, elles, porteront toute la charge de l’existence physique, depuis la boue jusqu’à l’érotisme. (Le Christ lui-même, soit dit à sa décharge, manifestait moins cette dernière tendance que ceux qui passent par son “complexe”). »

« Je vous trouve parfaite.
Vous êtes toujours prête à m’écouter
lire mes manuscrits à toute heure
du jour et de la nuit »

Beaucoup de femmes écrivains ont ainsi manifesté un dégoût profond pour leur corps, qu’elles ont désavoué de toutes leurs forces, comme si c’était la condition à remplir pour pouvoir se consacrer aux travaux de l’esprit. « De la puberté à la ménopause, la femme est le siège d’une histoire qui se déroule en elle et qui ne la concerne pas personnellement », écrivait Simone de Beauvoir. Avant Beauvoir, Elizabeth Barrett ou Virginia Woolf ont témoigné à travers divers symptômes - anorexie, frigidité - d’une peur panique du corps ; Huston commente sobrement : « Le corps est terrifiant. Il meurt. Les mots ne meurent pas. » Ce que les hommes créateurs rejettent sur les femmes en même temps que « la charge de l’existence physique », c’est évidemment aussi la mortalité, et tout ce qui est soumis au passage du temps.

A la chronique de sa grossesse, Nancy Huston mêle, dans Journal de la création, l’étude d’une série de couples d’écrivains (Scott et Zelda Fitzgerald, George Sand et Alfred de Musset, Virginia et Leonard Woolf, Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, pour ne citer que les plus célèbres) et des conflits qui naissent de la friction de deux ambitions littéraires - conflits qu’elle résume par cette formule cruelle : « Deux êtres qui s’aiment ne font qu’un : lequel ? ». « Je vous trouve parfaite, dit Scott Fitzgerald à Zelda devant un journaliste. Vous êtes toujours prête à m’écouter lire mes manuscrits à toute heure du jour et de la nuit. Vous êtes charmante - belle. Vous nettoyez, je crois, la glacière une fois par semaine. » Commentaire de Huston : « C’est une plaisanterie, évidemment. Il n’en reste pas moins que la glacière est propre, et le roman publié. Une semaine plus tard, la glacière sera de nouveau sale, alors que le roman restera inchangé, dans sa perfection originelle. »

Quant à elle, elle a décidé d’accepter la répétition des tâches quotidiennes, le corps, la possibilité de la maladie et de la souffrance, la mortalité, et elle ne voit pas pourquoi cela remettrait en cause son talent d’écrivain. Elle parle du bonheur de s’imaginer non pas comme un individu promis à la pourriture, mais comme un élément d’un cycle. Vers la fin de sa grossesse, elle fait ce rêve : « Je séjournais dans des villes du Nord pour assister à la mise en scène de deux pièces de théâtre dont j’étais l’auteur. Or la troupe qui travaillait depuis deux mois sur mes écrits était entièrement constituée de comédiens handicapés. (...) Afin d’être en pleine forme pour la générale, ils ont pris un bain de boue collectif et je m’y suis laissée glisser avec eux (...). L’ambiance était toute de confiance réciproque et de félicité, il n’y avait réellement aucune différence entre moi et les handicapés, je n’avais aucun effort à faire pour me considérer comme “étant dans le même bain” qu’eux. En d’autres termes : oui, nous sommes tous des handicapés, moi aussi je suis “malade”, c’est-à-dire vivante, j’accepte la maternité, la matérialité, la mortalité. Ce n’est pas en luttant contre “la boue” mais en s’y laissant glisser, en en tirant tous les effets bénéfiques, guérisseurs, que l’on sera prêt à affronter la “générale”, à faire face à un public et à jouer de son mieux. »

Contre le mythe de l’autoengendrement

Ce qu’elle accepte, c’est de renoncer au fantasme de la maîtrise. Elle admet qu’elle ne contrôle pas tout - ni l’organisation de son temps que bouleverse la venue d’un enfant, ni son destin. Ce sentiment, loin de l’angoisser, lui procure même une sorte d’euphorie. Elle se souvient ainsi des premiers jours de la maladie neurologique qui l’a terrassée pendant plusieurs mois : « Plus mon corps s’engourdissait, plus je devenais joyeuse ; mes amis n’y comprenaient rien. Je n’oublierai jamais la joie qui s’est emparée de moi quand le brillant neurologue de l’hôpital français le plus célèbre pour son service neurologique m’a annoncé : “Je vous garde.” Il m’arrivait donc vraiment quelque chose ! Et quelque chose de grave ! Sans que j’y puisse rien ! » Vers la fin de sa grossesse, elle raconte une sortie en famille au Bois de Vincennes : « Tandis que les autres jouent au foot et au Frisbee, je m’installe avec un livre sur un banc au soleil. Handicapée : alors par la maladie, maintenant par la grossesse. Je suis cette personne qui voudrait courir et ne le peut pas. Je suis ce corps empêché (...). A quelles illusions dois-je renoncer devant ce constat d’évidence ? (...) Nul doute que je ne “coïncide pas avec moi-même” (but de la vie selon Beauvoir) - si tant est que “moi-même” veuille dire, et ne dire que : mon désir, mon esprit, ma volonté. »

Car là encore, elle s’inscrit en porte-à-faux avec l’ancien objet de son admiration : « Pour Beauvoir, influencée en cela par Sartre, l’“Homme” veut dire celui qui contrôle, maîtrise et prend en main son propre destin, toute tendance contraire étant une chute dans l’animalité. » Or, sa propre expérience lui a appris le contraire : « On peut perdre la maîtrise de son corps et devenir encore plus humain qu’avant - c’est ce que, après d’autres, j’ai découvert grâce à la maladie. » Mais ce n’est pas qu’au couple Sartre-Beauvoir qu’elle s’oppose ici ; c’est aussi à toute une conception de l’art et de la culture. Cet idéal de maîtrise - « l’autoengendrement », tel est le but que se fixe l’artiste - participe d’une volonté de nier ce qui est donné par la nature, et de faire de l’esprit de l’artiste l’origine exclusive de son identité et de son univers. « L’acte de l’esprit par excellence, le geste fondateur de toutes les philosophies, cosmogonies et religions, constate Nancy Huston, consiste à rejeter l’évidence des sens. Nier que la vie, y compris la vie de l’esprit, s’origine dans un corps de femme, à la faveur de la rencontre éminemment aléatoire d’un spermatozoïde et d’un ovule. Proclamer que l’intelligence engendre la matière, et non le contraire. Toutes les populations humaines le font. C’est le fait même de la culture : transcender la nature. Mettre une chose pensée à la place d’une chose vue. Contrarier les apparences. Faire rêver. Décoller du réel. Bafouer les lois de la pesanteur. Prendre son envol... »

Autonomiser l’existence de l’être humain par rapport à son milieu vital et par rapport à la nature, comme s’il n’en faisait pas partie, c’est ce que l’homme - occidental, du moins - semble considérer comme le but le plus noble de l’existence. Les artistes ne sont pas seuls à se fixer ce but : les scientifiques le font aussi, comme on l’a déjà dit ici à propos des organismes génétiquement modifiés, qui traduisent une volonté non pas de s’intégrer le plus ingénieusement possible à son environnement, mais de lui en substituer un autre, créé artificiellement et - croit-on - parfaitement maîtrisé par un être humain tout-puissant. Cette démarche implique elle aussi de nier que l’existence de l’homme s’origine dans une nature qui le dépasse et dont il dépend.

Nancy Huston renverse les termes du « Je pense, donc je suis » cartésien : « Je suis (humaine), donc je pense. » Désigner l’existence physique comme origine de la pensée et du langage, et non l’inverse, c’est aussi ce que fait le géographe Augustin Berque dans son livre Ecoumène : « C’est par les sens que nous avons du sens. » Ou : « Il ne peut y avoir pleinement signification que dans un certain lien avec les sensations de la chair vivante. » Nancy Huston : « Les fonctions de l’esprit ne sont ni plus ni moins bestiales que celles du corps. Le langage est une capacité innée, instinctive, de l’animal qui se nomme être humain. » Augustin Berque, lui aussi, refuse l’idée de la primauté du langage, qui créerait le sens à partir de rien : « La question du sens est inséparable de celle du langage, mais elle ne s’y réduit pas ; c’est au contraire le sens qui englobe le langage, qui le précède et qui subsiste quand il n’y a plus de langage. »

Les esprits de Haïti contre
les cow-boys de l’Alberta

Dans un texte intitulé « La rassurante étrangeté revisitée » (Désirs et réalités), Nancy Huston aborde par un autre biais le thème de la maîtrise, de cette domination sur la nature que s’impose l’homme moderne. Elle raconte qu’elle a réalisé en 1990, elle l’exilée canadienne, une série de reportages radiophoniques sur la diaspora haïtienne. Parmi les raisons qui l’ont poussée à choisir Haïti, elle mentionne celles-ci : « Parce que les Noirs importés par les Blancs pour remplacer les Rouges qu’ils avaient tout bonnement anéantis avaient amené avec eux une religion : religion dans laquelle certains êtres humains, les élus, sont montés comme des chevaux par les dieux ou plutôt par les esprits, les loas, qui les choisissent - ils se laissent monter, cherchent à être montés, possédés - et se démènent alors comme des chevaux sauvages, tout à la joie de l’abandon, l’acceptation d’une force qui les dépasse, pendant que, tout autour, la foule danse au rythme des tambours et se réjouit... alors que chez moi, en Alberta, le rodéo constitue pour ainsi dire la seule et unique originalité culturelle : spectacle où se démontre pesamment la supériorité de l’homme sur l’animal, théâtre où, année après année, des chevaux sauvages sont maîtrisés par des cow-boys et leurs éperons sanglants, devant des spectateurs qui, depuis les estrades, hurlent : “Youpiii !” »

Avec elle, cette conception de l’être humain comme séparé de la nature, et supérieur à elle, a du mal à passer. Quand Julia Kristeva écrit que « la femme-mère est ce pli étrange qui altère la culture en nature, le parlant en biologie », elle réagit : « Mais il n’y a justement là rien d’étrange, car ce “pli” est la définition même de l’être humain. L’étrange, ce sont non pas les femmes-mères mais tous les autres, tous ceux qui voudraient s’aveugler devant cette évidence que nous sommes mélange. L’étrange, ce sont ceux qui trouvent normal qu’une moitié de l’humanité doive figurer l’abject pour l’autre moitié, et que celle-ci ait pour charge de connaître et de purifier celle-là. (...) L’étrange, ce sont les Charles Baudelaire décrétant que “la femme est abominable parce que naturelle”. En réalité, la femme n’est “abominable” que parce qu’elle dit, trahit (est, en tant que mère) la vérité de l’homme : parlant, désirant, vivant, chiant, saignant, pleurant, mourant, sachant. Cette vérité n’est “abominable” que pour ces créatures éminemment étranges qui ont besoin de croire que l’Homme (l’homme) est, n’est que, langage et transcendance. » Il lui arrive toutefois de douter de la validité de ses propres convictions : dans Journal de la création, après avoir critiqué les conceptions de Monique Wittig, elle note, le lendemain : « J’ai beau retourner la question dans tous les sens, elle n’en continue pas moins de m’embêter : Monique Wittig n’est-elle pas une artiste justement parce qu’elle rejette de façon si radicale le monde réel ? »

Eloge du tremblement

Mais c’est son refus de la sacralisation à outrance de l’art qui reste le plus fort. Devant les artistes trop sûrs d’eux, prêts à toutes les dévastations au nom de leur œuvre, elle dit ressentir, « même si ce sont des génies », « la même peur que devant des fanatiques religieux, patriotiques ou militaires » ; elle perçoit chez eux la même haine de la vie. Sa sympathie va à ceux qui doutent, qui « tremblent » - des femmes, la plupart du temps, constamment obligées de s’interroger sur leur légitimité en tant que créatrices. Elle cite une essayiste qui, dans le New York Times, soulignait la foi inébranlable qu’avaient en leur Muse les écrivains modernistes de la première moitié du XXe siècle : « Joyce, Mann, Eliot, Proust, Conrad (...) : ils savaient. (...) Au fond, au plus profond de leur cerveau, régnaient la suprême sérénité et la magistrale confiance du créateur souverain. » Mais elle exclut Virginia Woolf de sa liste de « modernistes autoconsacrés », parce que, dit-elle, « ses journaux intimes la montrent en train de trembler ». Et Virginia Woolf, en effet, se demande : « Le jour viendra-t-il où je supporterai de lire mes propres écrits imprimés sans rougir - trembler et avoir envie de disparaître ? » Huston précise : « Je ne veux pas avoir l’air de suggérer que les hommes ne tremblent pas. Au contraire : la plupart d’entre eux tremblent - et heureusement -, mais ils le cachent mieux que les femmes. »

Quand ils ne tremblent pas, ou qu’ils le cachent bien, cela donne par exemple la relation vampirisante qui unit Scott et Zelda Fitzgerald. Au début, Scott pioche dans le journal et les lettres de sa femme des extraits qu’il utilise dans ses romans ; par la suite, quand le talent de celle-ci s’affirme, il s’affole, tente de lui interdire d’écrire, en arguant qu’elle n’est qu’une écrivain « amateur », alors que lui est un « professionnel ». Quand elle publie un recueil de nouvelles, il propose comme titre : Epouse d’auteur ! Zelda, elle, souffre d’un complexe d’infériorité, sombre dans le délire - ce qui fournit à son mari, qui l’expédie à l’asile, de poignants personnages de folles. Mais tous les couples que passe en revue Nancy Huston ne permettent pas une lecture aussi manichéenne : souvent, les amants ont le plus grand respect pour le talent l’un de l’autre et le plus sincère désir de favoriser son épanouissement. Ce qui n’empêche pas les difficultés. « Les couples d’écrivains, dit Nancy Huston, ne font que mettre en scène, sur le devant de la scène, ce qui, habituellement, se passe dans les coulisses. Le conflit entre l’art et la vie, la création et la procréation, l’esprit et le corps, déborde largement les anecdotes biographiques de tel ou tel ménage littéraire. Il me concerne, moi, comme il concerne aussi quiconque, homme ou femme, souhaite faire de l’art de nos jours sans faire trop de mal- ni aux autres ni à soi. Il concerne en fait toute la question du lien entre l’éthique et l’esthétique. »

« L’écriture, si on ne s’en garde pas,
peut devenir un cadeau empoisonné »

Rendre à l’art ce qui revient à l’art, et à la vie ce qui revient à la vie : c’est quasiment une obsession chez elle. En 1984, dans une correspondance avec Leïla Sebbar publiée sous le titre Lettres parisiennes, histoires d’exil, elle écrivait : « Tu sais, entre parenthèses, je pense beaucoup ces derniers jours à l’histoire du roi Midas que j’ai relue en Crète. Ne pourrait-on interpréter cette légende comme une allégorie de l’écriture ? L’écriture qui, elle aussi, si on ne s’en garde pas, peut devenir un cadeau empoisonné ? On pense vouloir et pouvoir tout transformer en or, en mots dorés, phrases scintillantes, pages éblouissantes... On s’entraîne, et peu à peu on s’aperçoit que oui, parfois ça marche... Mais le risque qu’on court est de ne plus pouvoir toucher directement ce dont on a besoin : les êtres qui nous sont chers, les choses auxquelles on tient nous deviendraient aussi inaccessibles que la nourriture au roi Midas ; à force de tout métamorphoser en écriture, nous serions coupées de la réalité, interdites de vie... Nos enfants ne nous en voudront-ils pas, un jour, d’avoir parfois préféré écrire sur eux plutôt que d’être avec eux ? Fin de la parenthèse, que tu peux mettre sur le compte de la sempiternelle culpabilité des mères. »

La validité de cette quête d’équilibre sera sans doute contestée par beaucoup, qui refusent absolument de prendre en compte le mal que peut faire un artiste autour de lui. On a tant vu d’exemples de génies qui faisaient de la vie de leurs proches un enfer, qu’on a peut-être fini par croire qu’il n’y avait pas de génie sans sadisme. Pourtant, la démarche de Nancy Huston ne peut s’assimiler à une négation de la condition torturée de l’artiste, comme on pourrait le croire à première vue : n’est-elle pas une épouse et une mère de famille comblées, qui a choisi librement de passer d’un pays riche et confortable à un autre pays riche et confortable ? Dans Lettres parisiennes, elle apparaît comme brillante, joyeuse et spontanée, bénie par le sort - alors que l’écriture de la Franco-algérienne Leïla Sebbar laisse deviner une histoire plus tourmentée, une personnalité d’une tonalité plus sourde, plus discrète (1). Huston elle-même en est consciente : « Pas de bombes. Pas de persécution, pas d’oppression, pas de guerre coloniale, de coup d’Etat, d’exode, pas de lois m’asservissant ou humiliant mes parents, aucun risque, aucun danger m’acculant à l’exil, me forçant à fuir, m’enfonçant le nez dans une autre langue, une autre culture, un autre pays. Non. Je suis une privilégiée, il faut que les choses soient claires et claironnées dès le début. Je ne connais que la souffrance privée », écrit-elle dans « En français dans le texte » (Désirs et réalités).

Ne pas ajouter de souffrances inutiles
à celles qu’on ne peut éviter

Et en la lisant de près, on se rend compte que cette souffrance privée est tout sauf négligeable : on découvre une femme qui a affronté la maladie non seulement physique, mais aussi psychique, flirtant à une époque de sa vie avec la folie, s’effondrant d’un seul bloc et se mettant à délirer, luttant de toutes ses forces contre des pulsions suicidaires. Une femme assaillie par « un désir de mort surgi du fond de l’enfance, ce magma de douleur et de rage bouillonnant sous mes strates de pierres précieuses (ma “culture”), ce volcan demeuré absolument innocent et immobile durant toutes mes tentatives de psychanalyse, et dont je venais d’entrapercevoir pour la première fois la vivacité et la violence ». L’un des symptômes de cette maladie est une vulnérabilité excessive aux images : « L’hélice tournoyante d’un hélicoptère, dans un documentaire sur Tchernobyl, semblait fouetter ma cervelle comme un batteur électrique, la réduisant en bouillie. Pendant La Belle au bois dormant, j’ai dû fermer les yeux pour ne pas être entraînée dans les tourbillons de couleur : les violettes et violentes apparitions de la fée Maléfique m’ont fait infiniment plus peur à moi qu’à L. [sa fille]. »

Alors... Exil doré, certes ; « pas de bombes » ; mais, comme elle en fait elle-même la réflexion à la fin de « En français dans le texte » : « Encore heureux qu’il n’y ait pas de bombes. » Si elle donne cette impression de vitalité, qu’on a pu confondre avec de l’insouciance, ce n’est donc pas parce qu’elle ne souffre pas : c’est parce qu’elle transforme sa souffrance. Ce n’est pas sa vie qui est positive, mais son attitude devant la vie ; une attitude faite d’humour, et, surpassant tout, d’une volonté de mettre au jour la cohérence cachée de l’existence. Elle transforme sa souffrance en une expérience dont elle s’attelle à extraire le sens. De sa maladie neurologique, de ses crises de folie, elle tire des interprétations passionnantes. Les épreuves les plus dures lui apparaissent comme autant de défis à son intelligence, d’énigmes à résoudre.

Si elle rejette le cliché du créateur détruisant tout autour de lui, ce n’est donc pas parce qu’elle ignore la souffrance et qu’elle la nie, mais parce qu’elle connaît trop bien celle qu’on ne peut éviter, et qu’elle souhaite ne pas en rajouter. C’est aussi parce que les victimes de cette dévastation ont trop souvent été les femmes, et leurs aspirations créatrices à elles. « Si tant d’histoires de couples que j’ai explorées dans ce journal se terminent mal, écrit-elle, ce n’est pas (du moins je l’espère) à cause d’un quelconque mien penchant morbide. C’est parce que les cent ans qui viennent de s’écouler forment un siècle charnière. La fameuse “tour d’ivoire” qui a si longtemps protégé la paix et l’impunité des hommes artistes - tour dont les femmes avaient gardé impeccables les fenêtres et silencieux les parages - est en train de se fissurer et de s’écrouler. De ses ruines on devra construire, plus modestement, des “chambres à soi” [la condition nécessaire à l’écriture selon Virginia Woolf] - pour les femmes et pour les hommes. (...) Les institutions patriarcales ont privé non seulement les femmes de leur âme, mais les hommes de leur chair, et il faudra bien du temps encore avant que les artistes ne deviennent des êtres pleins, non mutilés et non envieux. Avant que les femmes ne cessent de s’amputer de leur maternité pour prouver qu’elles ont de l’esprit ; avant que les hommes ne cessent de déprécier la maternité tout en la mimant parce qu’ils en sont incapables. Avant que les femmes ne cessent de “trembler” et se mettent à croire en la puissance fantastique de leur imaginaire ; avant que les hommes ne cessent de narguer la mort et se mettent à croire en leur fécondité à eux, en leur paternité réelle et non plus symbolique, en leur immortalité tranquille et anonyme dans l’espèce. Il est possible d’être humain sans ajouter aussitôt, à la manière de Nietzsche, “trop humain”, et sans considérer cet état comme une déchéance. »

Mona Chollet

(1) Leïla Sebbar a signé les textes du magnifique livre de photos de Gilles Larvor, Val-Nord, fragments de banlieue, dont nous vous avions proposé quelques extraits accompagnés des commentaires du photographe (avril 1999).

Nancy Huston, Journal de la création (1990), mais aussi Désirs et réalités (1995), Nord perdu (1999), le tout chez Actes Sud, et Lettres parisiennes, histoires d’exil (1986), correspondance avec Leïla Sebbar, J’ai lu.

Sur le(s) même(s) sujet(s) dans Périphéries :

Femmes
Fiction
Périphéries, décembre 2001
Site sous Spip
et sous licence Creative Commons
RSS