Périphéries

Carnet
Juillet 2000

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[14/07/00] Femmes « encarcannées »
La femme gelée, d’Annie Ernaux

Il y a quelques années, dans Le Nouvel Observateur, Jérôme Garcin, avec une condescendance assez stupéfiante, disait d’elle qu’elle écrivait comme elle aurait témoigné chez Mireille Dumas. Les intellos mondains font la fine bouche lorsqu’ils parlent d’Annie Ernaux, sans doute incommodés par cette obsession, incompréhensible pour eux, à remuer des histoires de bonne femme dans un style affligeant de simplicité, un « non-style ». Insensibles à sa fulgurance, à sa rage d’aller à l’essentiel, peut-être parce qu’ils ont perdu de vue la possibilité que la littérature puisse jaillir de cette urgence-là : l’urgence de dire, le plus honnêtement et le plus directement possible ; l’urgence d’inoculer un vécu au lecteur. Ses livres sont taillés comme des diamants, multiplication des facettes juxtaposées, séparées par des arêtes tranchantes, de façon à exposer au jour le maximum de matière. Le style d’Annie Ernaux lui ressemble : il se fout des convenances, priorité à la vie.

Dans La femme gelée, la narratrice retrace son lent conditionnement, de la fillette « qui cherche le plus de plaisir et de bonheur sans se soucier de l’effet produit sur les autres » à la femme « gelée », enfermée dans le rôle que la société lui impose, entre les courses, le ménage et le soin des enfants. Elle raconte d’abord l’intrusion des stéréotypes qui viennent remettre en question le modèle familial et l’éducation qu’elle a reçue, herbe folle, enfant unique de milieu modeste poussée à la réussite (« Devenir quelqu’un ça n’avait pas de sexe pour mes parents ») : « Je ne savais pas que dans un autre langage cette joie de vivre se nomme brutalité, éducation vulgaire. Que la bonne, pour les petites filles, consiste à ne pas hurler comme une marchande de poisson, à dire zut ou mercredi, à ne pas traîner dans la rue. Le bistrot à clientèle ouvrière, les générations de paysannes au-dessus de moi, ça ne pousse pas tellement à façonner des gamines Ségur. » Après l’éducation chez les bonnes sœurs (« J’avais une trouille bleue que la Vierge m’apparaisse, après j’aurais été obligée d’être une sainte et je n’y tenais pas »), avec l’adolescence vient l’angoisse de plaire pour être aimée, et le regard impitoyable des copines qui « savent », qui jaugent : « Le corps tout le temps sous surveillance, encarcanné, brusquement éclaté en des tas de morceaux, les yeux, la peau, les cheveux, dont il fallait s’occuper un à un pour atteindre l’idéal. Entreprise difficile puisqu’un seul détail pouvait tout gâcher : “T’as vu celle-là, ses fesses en goutte d’huile !” »

Comme Catherine Breillat, Annie Ernaux revient en arrière pour comprendre comment elle a été « encarcannée », dépossédée d’elle-même. Les deux femmes, la cinéaste et l’écrivain, ont en commun l’obsession de la pudeur imposée, de la culpabilité, de la honte - dont Annie Ernaux a d’ailleurs fait le titre de l’un de ses romans ultérieurs. « Je veux balayer la honte, écrit-elle ici, parler en termes de victoire des découvertes, admirer mes prodiges de dissimulation vis-à-vis des adultes, ma ténacité pour résister à l’idéal de la petite fille angélique, aux inquisitions de monsieur l’abbé. »

Plus tard, après l’ivresse de la vie d’étudiante, de ses découvertes, vient la rencontre avec un autre étudiant, la complicité, l’entente parfaite, le mariage, l’enfant... Et un engrenage où elle voit sa vie confisquée, remplie jusqu’à ras bord par les tâches ménagères qui lui incombent, à elle et à elle seule, par défaut. Ses études avancent au ralenti suite à sa grossesse, alors que son mari a déjà commencé à travailler :

« Assis à la table, il dit à mi-voix, “ce n’est pas possible” d’un ton très las. Non, pas possible d’imaginer avant le mariage un moment pareil. Je ne l’excuse pas, je ne veux pas entrer dans le piège de la compréhension continuelle et me sentir coupable de ne pas l’avoir accueilli, en souriant, les casseroles au chaud et le bébé emmerdeur escamoté. Quand je travaillerai “au-dehors”, ces privilèges qu’il réclamait, il fera beau voir que je les suggère seulement. Mais il avait raison, plus la même vie, il était embringué dans le système du travail huit heures-midi, deux heures-six heures avec rabiot même, s’accrocher à son poste, se montrer indispensable, compétent, un “cadre de valeur”. Dans cet ordre-là, il n’y avait plus de place pour la bouillie du Bicou, encore moins pour le nettoyage du lavabo. Un ordre où il valait mieux que la table soit mise, l’épouse accueillante, le repos du chef, sa détente, et il repartira requinqué à deux heures moins le quart pour rebosser. De lui ou de cet ordre, je ne sais pas lequel des deux m’a le plus rejetée dans la différence. »

Annie Ernaux raconte brillamment cet exil permanent et forcé, cette altération du quotidien, du temps, cet appauvrissement des sensations, cette dilution de l’identité (« Ni curiosité, ni découverte, rien que la nécessité ») - cet esclavage que les femmes sont poussées à considérer comme un défi.

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Périphéries, 14 juillet 2000
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