Périphéries

Carnet
Juillet 2003

Au fil des jours,
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[30/07/03] Demain, Frankenstein enlève le bas
Comment Elle vend la chirurgie esthétique à ses lectrices

Ça ne pouvait pas rater. Dans Elle du 7 juillet dernier, le grand dossier « Aimer ses seins » s’ouvre sur « 17 pistes pour en être fière ». D’abord un peu de blabla qui ne mange pas de pain : « Si on veut plaire et se plaire, il faut savoir jouer de sa féminité et se regarder avec bienveillance... » Et puis, deux pages plus loin, on passe aux choses sérieuses : « Chirurgie esthétique : les bonnes raisons d’oser. » « Envie de seins, comme on rêve d’un bijou ou d’un accessoire de mode ? » interroge l’article.

La banalisation galopante de la chirurgie esthétique fournit une illustration frappante de la conception que notre culture se fait du corps. « “Posséder un corps” : voilà déjà dans cette formulation même l’apparition du contenu profond de la cosmogonie qui l’articule, écrit Miguel Benasayag dans Le mythe de l’individu. Une instance “x”, le “je” du “je pense” (...), considère et énonce qu’elle “possède un corps” exactement comme on pourrait dire qu’on possède une voiture ou une maison, et dans l’exacte mesure où, aussi étroite que puisse être la relation avec cette “possession”, il n’existe alors aucun type d’identification entre l’objet possédé et le sujet qui le possède. » Cette conception du corps comme un objet, un accessoire de plus, avec lequel en aucun cas on ne fait « un », est particulièrement évidente dans l’univers de la mode et de la beauté. Ces jours-ci, une publicité pour du vernis à ongles proclame par exemple : « Moi, je ne sors jamais sans mes pieds. »

Mais elle trouve évidemment son expression idéale dans la chirurgie esthétique. Une partie du corps remodelée peut même devenir un cadeau que l’on fait à quelqu’un : dans un épisode du feuilleton Sex and the city, l’une des héroïnes new-yorkaises s’entendait dire par un type avec qui elle venait de partager un cocktail au bord d’une piscine lors d’une escapade en Californie : « Vous êtes vraiment très sympathique. Laissez-moi vous offrir des seins ! » Une caricature ? A peine, à l’heure où toutes les gazettes alignent leurs estimations de la somme dépensée par l’actrice Demi Moore pour « s’offrir un nouveau corps » pour ses 40 ans... On peut avoir du mal, au point où on en est, à comprendre ce que ça pourrait bien vouloir dire que de « faire un » avec son corps ; mais une chose est certaine : c’est cette attitude-là qui est juste, et non celle qui nous rend incapables de voir une différence entre lui et un objet, un bijou, un accessoire de mode - ce qui dénote un dysfonctionnement mental vraiment très grave.

Dans la position d’extériorité que nous croyons abusivement occuper, nous voyant comme séparés de notre corps, séparés de la nature, nous entretenons un fantasme de maîtrise que la chirurgie esthétique paraît la mieux à même de concrétiser. « L’homme se positionne d’emblée comme ce sujet extérieur au monde qu’il habite, pensé comme ce territoire hostile qu’il doit conquérir, dominer », écrit encore Benasayag ; dans cette entreprise de conquête et de domination, le corps est perçu comme une « cinquième colonne » : « Ce territoire n’est pas seulement extérieur, ou en tout cas cette extériorité est complexe, puisque le corps de l’homme, d’une certaine manière, en fait partie. En effet, le corps, en tant que partie de la nature, intègre ce tout substantiel dont le sujet humain tente de se libérer, tâche dans laquelle le premier ne cesse pourtant de rappeler son échec au second. » Le bistouri apparaît alors comme l’arme fatale contre cet échec. Tout sera lissé, raboté, façonné selon son désir - enfin dompté.

L’automne dernier, Elle avait commandé un sondage dont il ressortait que, pour 54% des Françaises, « vieillir ne posait pas de problème », et que 85% comptaient ne jamais avoir recours à la chirurgie esthétique. Dans un édito mémorable (30 septembre 2002), le magazine, après avoir suspecté ces femmes d’être des « super menteuses », enchaînait, péremptoire : « En vérité, face au miroir, qui n’a pas, tôt ou tard, rêvé de réparer les outrages du temps ou d’améliorer ce que la nature n’a pas daigné fignoler à sa convenance ? Stopper l’avancée d’une patte d’oie, réduire une culotte de cheval galopante, donner de l’extase à ses seins, bouter les rides hors du front... »

« Là où il existe des êtres par agrégation
il n’y aura pas d’êtres du tout. »
Leibniz

Cette conception du corps comme une chose, un matériau inerte à modeler et remodeler à volonté, implique aussi son morcellement. Le dossier de Elle sur les seins souligne que « le désamour entre une femme et son décolleté », motif de l’opération, « est rarement relayé par son compagnon » ; une sexologue l’explique ainsi : « Une femme a tendance à évaluer son corps morceau par morceau, tandis que son partenaire la voit de façon globale. » On peut toutefois se demander d’où vient cette tendance à « évaluer son corps morceau par morceau ». Comme le remarquait un sociologue (encore dans Elle), « il est bien évident que personne ne va voir un chirurgien esthétique en disant “opérez-moi, je subis une pression sociale”. Celle-ci est intériorisée, elle n’est pas perçue au niveau conscient ». On avait déjà cité ici le récit que fait Annie Ernaux, dans La femme gelée, de la douche froide qu’a représentée pour elle l’entrée dans l’adolescence : la pression de l’entourage avait eu raison de l’insouciance heureuse et de la spontanéité qui caractérisaient jusqu’alors sa vie physique. Elle décrivait le regard impitoyable des copines qui « savent », qui jaugent : « Le corps tout le temps sous surveillance, encarcanné, brusquement éclaté en des tas de morceaux, les yeux, la peau, les cheveux, dont il fallait s’occuper un à un pour atteindre l’idéal. Entreprise difficile puisqu’un seul détail pouvait tout gâcher : “T’as vu celle-là, ses fesses en goutte d’huile !” »

Le rafistolage morceau par morceau que pratique la chirurgie esthétique évoque irrésistiblement le docteur Frankenstein. Benasayag, justement, en parle : Mary Shelley, fait-il valoir, avait bien vu que le « rêve de la raison » était déjà en train de devenir « le cauchemar de l’esprit ». « Le mythe de Frankenstein, écrit-il, illustre parfaitement ce rêve de domination comme idéal de la liberté humaine, domination depuis et à partir de “l’ennemi interne”, le corps, qui doit, comme le reste du réel et de la nature, se plier au pouvoir de transparence du je conscient, idéal, de l’individu. » Il fait remarquer qu’avec le temps, on a fini par identifier la créature avec son créateur : « Le monstre est ainsi posé comme archétype de l’homme moderne dans la mesure où il est à la fois le docteur et la créature : idéal de l’individu moderne, créateur et créature dans un seul et même être. (...) Le corps humain est vécu comme un assemblage d’organes qui doivent être utilisés au service d’une instance supérieure, le “moi”. » Il observe : « Frankenstein, comme nos techniciens et nos scientifiques contemporains, considère que toute limite à l’autonomie, toute limite à la maîtrise de l’homme sur le réel est à abolir, à déplier. Le tout ne saura alors être autre chose que la somme, certes complexe, mais somme tout de même, des parties, et ces parties doivent toutes être connues sur le chemin vers la maîtrise totale. » Et il cite cette phrase de Leibniz : « Là où il existe des êtres par agrégation il n’y aura pas d’êtres du tout. »

Est-il complètement absurde d’imaginer qu’on pourrait faire l’économie de cette dislocation ? Et qu’on trouverait de bien plus grandes possibilités d’ivresse, à ressentir et à offrir, si on y réussissait ? Car l’ivresse, c’est bien de cela qu’il s’agit ; c’est bien cela qui est recherché à travers la chirurgie esthétique, apparemment. Dans le dossier de Elle, des opérées témoignent : « C’est un vrai petit coup de neuf pour notre couple, se félicite Elisabeth. Nos relations sexuelles ont évolué, car je mets plus mes seins en avant. » Au-delà de son comique indéniable, on conçoit difficilement une image de misère plus poignante que celle de ce couple, au lit, jouant avec les nouveaux seins de madame comme avec des ballons de plage. Il y a quelques semaines, lors d’une conférence de l’essayiste Annie Le Brun à Paris, un jeune homme handicapé se plaignait de la stigmatisation dont il souffrait, de la négation par la société de sa sensualité et de sa sexualité. La conférencière, après lui avoir rappelé que l’un des plus beaux textes de la littérature érotique, Le Cahier noir, fut l’œuvre d’un poète paralysé à la suite d’une blessure de guerre, Joë Bousquet, lui avait rétorqué avec sa gouaille habituelle : « Quant à l’appellation de “handicapé”... Les filles qui se font refaire les seins et les fesses comme ça [geste éloquent], vous croyez qu’elles ne sont pas handicapées, peut-être ?! » L’ivresse ne peut pas être au rendez-vous si on la recherche par ce biais-là. On a beau s’acharner, il semblerait bien que cette conception du corps comme une pure plastique, et de l’extase comme jaillissant directement de la forme de cette plastique, soit tout simplement fausse, erronée, non valide, inopérante - tout ce qu’on voudra.

Rezvani :
« Il y a principalement autre chose
en plus de l’intelligence
et en plus du corps »

Un homme, au cours des dernières années, en a eu la confirmation. Une confirmation qu’il a malheureusement payée au prix fort. On a déjà évoqué ici l’histoire du peintre et écrivain Serge Rezvani et de sa femme Lula : liés par un amour fou de cinquante années, ils vivent depuis quarante ans dans leur petite maison mythique au cœur de la forêt des Maures, près de la Garde-Freinet (plus d’un lecteur de Rezvani a d’ailleurs dû avoir le cœur particulièrement serré à la nouvelle des incendies qui dévastent en ce moment la région). Depuis quelques années, Lula est atteinte de la maladie d’Alzheimer - de la « mémoire qui flanche », comme dit Rezvani en référence amère à l’une des chansons qu’il écrivit dans les années soixante (la plus célèbre reste Le tourbillon) et qui furent interprétées à l’époque par Jeanne Moreau. Il a consacré à leur expérience de cette maladie (car il en est affecté autant qu’elle, explique-t-il) un très beau livre : L’éclipse. Il y raconte son tourment de vivre toujours dans la proximité du corps de la femme aimée, mais de constater qu’elle s’en est absentée, qu’elle ne l’habite plus, et que cela annule en lui tout désir pour elle ; il est torturé de désir, mais de désir pour celle d’avant. Ayant toujours révéré sa beauté physique autant que son intelligence et sa sensibilité, il écrit : « Pour moi elle avait toujours été “indivisible”, c’était son “âme neuronale” que je baisais comme c’était son corps spirituel que j’écoutais. » Et il s’interroge : « La question qui nuit et jour me poursuit, c’est : mais qu’est-ce que l’amour, alors ? Sur quoi se fonde-t-il puisque le corps à lui seul ne lui suffit pas, puisque l’intelligence à elle seule ne lui suffit pas non plus ; puisqu’il est évident qu’il y a principalement autre chose en plus de l’intelligence et en plus du corps. Ce serait donc vraiment dans le mystérieux univers des neurones que se situerait ce principe, ce charme ? oui ce quelque chose d’indéfinissable qui apparaît cruellement - disons en creux - quand meurent les neurones, et que tout le sublime de l’être s’effondre à mesure de leur disparition... » Autrement dit, ce qu’a découvert Rezvani, c’est que le tout n’est pas égal à la somme des parties.

Ce quelque chose de plus relève de ce que Benasayag appelle le « mystère » : non pas « l’énigme », que l’on peut espérer résoudre un jour, mais cette part d’opacité, d’inconnu, dont on ne viendra jamais à bout, et qui constitue la frontière à partir de laquelle peut se déployer le savoir. Attention : il ne s’agit pas de prétendre ici que l’opacité prend toute la place (ce serait la définition de l’obscurantisme), ni que tout ce que fait la nature est sacré et doit être religieusement laissé en l’état, mais seulement de plaider pour que l’on ait toujours présente à l’esprit cette part de mystère qui fait qu’on ne peut pas maîtriser tous les tenants et aboutissants de la vie comme si elle n’était rien d’autre qu’une gigantesque mécanique.

Le problème, c’est que notre société refuse absolument tout ce qui pourrait limiter de quelque manière que ce soit son pouvoir sur le réel. Elle s’acharne à abolir toute limite, toute contrainte, qu’elle prend comme un affront intolérable à la haute idée qu’elle se fait d’elle-même. Cette dialectique de la liberté et de la contrainte, on la retrouve chez Nancy Huston. Même si on ne connaît pas son opinion sur le sujet de la chirurgie esthétique, elle s’est toujours insurgée contre ce qu’elle appelle le « mythe de l’autoengendrement » : « La contrainte, autant que la liberté, est partie intégrante de notre identité humaine, écrit-elle dans Nord perdu. En fin de compte, nous ne sommes entièrement libres que dans nos désirs, et non dans nos réalités. Or les uns sont aussi importants que les autres : oublier les limitations du réel est aussi grave et, me semble-t-il, presque aussi répréhensible, que d’oublier le vertige de l’imaginaire. »

Quoi de plus normal, estime notre société, que de réaliser tous ses désirs ? N’est-ce pas la moindre des choses ? Les 1 400 000 Françaises qui ont eu recours à la chirurgie esthétique ont « réalisé un fantasme », écrivait Elle. Annie Le Brun, elle, montre bien la violence qu’implique cette manie de donner corps au rêve. Lors de sa conférence, elle parlait de la catastrophe que représentent les parcs d’attractions, parce qu’ils « donnent une existence “en dur”, circonscrite, à ce qui est par définition une chose illimitée, qui doit rester du domaine du rêve - le château des contes de fées, par exemple » ; elle qualifie l’opération de « dématérialisation concrète » : « On joue sur un désir d’étonnement, d’émerveillement, mais, en lui donnant une satisfaction concrète, immédiate, on pratique ce que Herbert Marcuse appelait la “désublimation répressive”. »

Avec la chirurgie, les femmes veulent
« redevenir conformes à l’idée
qu’elles se font d’elles-mêmes ».
C’est-à-dire : une autre

L’édito de Elle déjà cité, malicieusement titré « Vous avez demandé la peau lisse ? », évoquait la chirurgie esthétique avec la même légèreté primesautière que si se faire liposucer les fesses équivalait à s’offrir une énième paire d’escarpins griffés. Il rendait hommage à ce qu’il identifiait comme une « nouvelle génération de candidates au bistouri » : « celles qui veulent “un petit coup de frais”, un mini-lift, une micro-intervention, une lipo ciblée ». Et il faisait mine de s’interroger gravement : « La chirurgie esthétique, est-ce éthique ? Ne faut-il pas savoir cultiver sa beauté intérieure plutôt que voir la vie en bonnet D ? » Mais est-ce que ce sont vraiment là les termes du débat ? Il ne s’agit pas, face à la dictature de la beauté, de brandir l’étendard de la mocheté : personne n’en a envie. Ce que dit Rezvani, c’est que le concept de « beauté intérieure » n’a pas plus de sens que celui de « beauté extérieure » ; que ça ne marche pas comme ça, du moins si on parle de la beauté qui émeut, qui permet de toucher les autres, de susciter leur amour. Il ne s’agit pas ici de disqualifier le désir de beauté - c’est même le contraire, à vrai dire : il s’agit de défendre une conception de la beauté autre que celle-ci, qui ne mérite même pas le nom de « beauté » tant elle est effarante de tristesse, de bêtise, de manque d’imagination, et, pour tout dire, de... laideur.

Les adeptes de la chirurgie, s’attendrissait Elle, veulent « des prothèses anatomiques qui leur feront des seins plus vrais que vrais... Leur leitmotiv, le naturel : “Docteur, il ne faut pas que ça se voie !” Charmant paradoxe que ce naturel sur-naturel ! » Ces « amazones des salles d’op »" (désignation flatteuse qui a le mérite d’évacuer le gore total de la chose, comme la passivité qu’elle implique) veulent « être elles-mêmes, en mieux » ; elles veulent être « à l’image de celle qu’elles sont dans leur tête ». Mais ces assauts de « soi-même » et de « naturel », ces pirouettes malhonnêtes à base de « plus vrai que vrai », ne doivent pas faire illusion. La seule « beauté » que peut apporter la chirurgie esthétique, par essence, c’est une assimilation, une mise en conformité avec la norme, avec les stéréotypes en vigueur. On aspire à travers elle à se faire apposer un numéro de série, à gommer ses caractéristiques singulières, réprouvées comme « laides ». « En gommant certains défauts, la chirurgie permet aux femmes de rentrer dans le rang et de redevenir conformes à l’idée qu’elles se font d’elles-mêmes. Leur demande est devenue saine », se félicitait un chirurgien interrogé par le magazine dans le même numéro. « L’idée qu’elles se font d’elles-mêmes » ? Entendez : une autre. De préférence mannequin, actrice ou chanteuse...

L’un de ses confrères reconnaissait : « On constate une “barbisation” galopante : la femme de 1,70 m, 52 kilos, aux grosses lèvres et à forte poitrine, que l’on voit dans les médias et dans les rues de Los Angeles, est en train de devenir un modèle. » Pitié, qu’on nous dise que les candidates à la chirurgie esthétique veulent ressembler aux vedettes siliconées qui s’étalent dans les magazines, qu’elles veulent être dispensées de la quête funambulesque de leur propre personnalité, mais pas qu’elles veulent être elles-mêmes ! Comment le « soi-même » pourrait-il s’affirmer en se remettant entre les mains de quelqu’un d’autre ? « On ne peut passer sous silence les critères de beauté des chirurgiens eux-mêmes, disait encore un chirurgien (toujours dans Elle). Je reconnais que j’opère de façon à obtenir un résultat qui me plaise. »

Le « soi-même » ne peut surgir que de la démarche exactement inverse : celle qui consiste à explorer le plus profondément possible ses ressources et ses qualités propres, au lieu de les renier et de vouloir s’en affranchir. « Le développement de l’être humain ne peut être pensé comme une abolition des limites naturelles ou culturelles, mais, à l’inverse, comme une longue et profonde recherche de ce que ces limites rendent possible », écrit encore Benasayag. Et il cite Bergson : « Le vivant, c’est ce qui tourne les obstacles en moyens. »

« Le charme ne vient-il pas
de ce qui rend un être singulier,
de ce qui le fait non interchangeable ? »

Rezvani, lui aussi, défend cette conception. Avant de connaître Lula, il a été marié quelques temps, dans des circonstances un peu particulières, à une jeune comédienne fragile, Evelyne. Totalement sous l’emprise des canons de la mode et de la beauté, elle s’acharnait à abraser toutes ses particularités physiques pour se transformer en l’une de ces jolies petites blondes insignifiantes qui pullulaient dans son milieu. Elle se fit refaire le nez après leur séparation, et finit par se suicider. Se souvenant de l’époque où ils vivaient ensemble, Rezvani raconte dans Le testament amoureux : « Les grands couturiers de l’après-guerre tels Dior ou Fath s’étaient amusés à jeter en direction de la rue une série d’images que l’on retrouvait tout à coup déchues, reproduits en chiffonnages grossièrement interprétées par des filles pauvres que le reflet des falbalas des champs de courses où s’exposait une Rita Hayworth ou une Bettina obsédait. Ainsi à toute heure du jour, vous pouviez rencontrer de ces jeunes Folles de Chaillot boulevard Saint-Germain ou même sur les Champs-Elysées. Evelyne était de celles-là (...). Elle prenait des airs de vamp et elle fumait à travers un long fume-cigarettes et elle portait de longs gants noirs jusqu’aux coudes et cela m’exaspérait. Ce qui était pitoyable c’est qu’à travers ces caricatures de la mode Evelyne cherchait à entrer dans la norme. Elle mettait un ruban de velours noir autour du cou et se hissait sur des chaussures à talons lacées à dix tours aussitôt que l’ordre en était lancé “d’en haut” ; ainsi donnait-elle une impression un peu clocharde d’une figurine déchue. »

Il n’a pas de mots assez durs pour fustiger l’attitude des pygmalions qui entourent Evelyne, et qui la tyrannisent de façon plus ou moins sournoise pour qu’elle corresponde à l’idéal de beauté communément admis. Ainsi, son professeur de théâtre, René Simon, père du fameux « cours Simon », lui interdit de remettre les pieds à ses leçons tant qu’elle ne se sera pas fait refaire le nez. Rezvani en est révolté : « Il me semblait que toute création - même celle d’un physique - ne pouvait passer que par le désir non seulement d’accepter sa différence mais de l’exalter. (...) Quoi qu’elle en pensât, Evelyne avait un genre de beauté différente ; il lui aurait suffi d’un peu plus de caractère pour assumer cette différence et la transcender. Au lieu de cela, (...) elle n’eut de cesse d’effacer sur elle tout ce qui pouvait la rendre remarquable et, ainsi, d’année en année on a pu voir l’inadéquate Evelyne du début devenir la petite Rey dont la fin tragique bouleversa tous ses amis de Paris. Mais aucun ne voulut voir de quel mal réel Evelyne était morte. » Dans L’éclipse, il écrit : « Il est vrai que l’être aimé [Lula] était incomparable... avant, quand il s’inventait jour après jour par son intelligence originale, par sa façon de lire sa propre vie en l’improvisant hors des lieux communs et du dressage social surtout. Ce qui est passionnant dans l’être humain c’est sa lutte pour exister en tant que personne différente, originale, inventive d’elle-même et de la vie. N’est-ce pas de cet être façonné par soi-même que l’on tombe amoureux ? Le charme ne vient-il pas de ce qui le rend singulier, de ce qui le fait non interchangeable ? »

Il y a quelque chose de sidérant, aujourd’hui, à voir toutes ces femmes qui, désirant se donner toutes les chances d’être aimées, effacent irrémédiablement la seule chose qui pourrait leur permettre de l’être vraiment, leur singularité, pour se rendre identiques à des milliers d’autres. Elles oublient que les beautés plastiques, c’est des plus communs, c’est de la viande, c’est un marché florissant, les magazines en dégorgent à chaque page, tout le monde en est blasé jusqu’à l’écœurement. Elles oublient que c’est une singularité épanouie, rien d’autre, qui fait la beauté, la sensualité, et donc l’amour. Jamais la conformité plastique n’a permis de susciter l’amour, encore moins de le retenir. Ça se saurait.

« Ces faciès tendus, bridés,
ces yeux un peu fixes et durs,
tous ces muscles bandés,
jusqu’aux fessiers,
afin de tendre la peau
et éviter que quelque chose
ne s’affaisse par inadvertance... »

Mais le plus effrayant, c’est que l’intolérance à tout ce qui s’écarte de la norme grandit. Les physiques fabriqués s’imposent comme les nouveaux modèles de beauté ; un médecin explique ainsi (toujours dans Elle, dossier « aimer ses seins ») pourquoi les adolescentes d’aujourd’hui ont des exigences bien plus élevées en matière de seins que leurs mères au même âge : « Comme le recours à la chirurgie esthétique se banalise (mannequins, chanteuses, actrices), elles sont en permanence confrontées à des images de corps “fabriqués” qu’elles assimilent aux nouvelles normes de la beauté. Des seins ronds, fermes, en forme de pomme et bien symétriques, ça leur paraît tout naturel, mais ça ressemble rarement à la réalité. » Tout le monde est-il vraiment persuadé de la validité de ces exigences démentes ? Ou ne risque-t-on pas plutôt d’assister à une surenchère dans la normalisation plastique, où tout le monde se tiendrait par la barbichette, où chacun se dirait : « Moi, je n’y tiens pas, mais j’y suis obligé, car c’est la société d’aujourd’hui qui veut ça » ?

Il y a quelques années, la comédienne Annie Duperey écrivait (c’est dans les citations de ce site) : « Je suis toujours très frappée, lorsque je vais à l’une des grandes manifestations mondaines de mon métier, de lire tant de terreur dans les yeux des femmes - de presque toutes les femmes, jeunes et moins jeunes. Derrière le maquillage, les bijoux, les coiffures impeccables, ces faciès tendus, bridés, ces yeux un peu fixes et durs, tous ces muscles bandés, jusqu’aux fessiers, afin de tendre la peau et éviter que quelque chose ne s’affaisse par inadvertance. Ce qui-vive permanent, ce contrôle ardu de son image n’aident pas, certes, à la souplesse des expressions et à la spontanéité des sourires... Il y a quelque chose de tragique, d’infiniment triste dans cette peur au fond des yeux. »

Cette « peur au fond des yeux », longtemps restée l’apanage des actrices, est en voie de « démocratisation ». Réjouissons-nous.

Mona Chollet

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Périphéries, 30 juillet 2003
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