Périphéries

Le harem et l’Occident, de Fatema Mernissi
The Good Body, d’Eve Ensler

Sortir du « harem de la taille 38 »

En interrogeant les Européens sur la vision fantasmatique qu’ils se faisaient du harem, la Marocaine Fatema Mernissi - elle-même née dans un harem bien réel - a été intriguée de constater que les fantasmes sexuels des hommes occidentaux étaient souvent peuplés de femmes muettes, passives, et qu’ils considéraient l’échange intellectuel comme un obstacle au plaisir. Dans sa propre tradition culturelle, explique-t-elle dans Le harem et l’Occident , les femmes, au contraire, sont réprimées en connaissance de cause, parce qu’on leur reconnaît la possibilité d’être des égales, et que leur intelligence suscite à la fois crainte et attirance. Au terme d’une enquête lumineuse, elle formule cette hypothèse : les Orientales subissent un enfermement spatial, alors que les Occidentales, elles, sont enfermées dans une image à laquelle on les somme de correspondre : ce qu’elle baptise le « harem de la taille 38 ». Un carcan immatériel qui, en ces temps d’uniformisation galopante, se répand cependant sur toute la planète. L’énergie que consacrent les femmes à « réparer un corps qui n’a jamais été cassé » pour le faire correspondre aux canons de la beauté, c’est aussi le sujet de The Good Body , la pièce de la New-Yorkaise Eve Ensler, qui fait écho, avec la même vitalité, le même humour et la même perspicacité, au propos de Fatema Mernissi.

[Analyse reprise et prolongée dans Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Zones, 2012]

C’est à l’avidité avec laquelle on lit cet essai renversant de perspicacité et d’humour qu’est Le harem et l’Occident (découvert avec un peu de retard, puisqu’il est paru en 2001), qu’on mesure à quel point, depuis quelques années, le climat international nous a sevrés de l’enrichissement et des plaisirs de l’échange culturel. Ecrivaine et sociologue marocaine, féministe à la langue bien pendue, Fatema Mernissi est aux antipodes de ces intellectuels - ou pseudo-intellectuels - étrangers à qui leur fayotage intensif vaut d’être promus au rang de vedettes par les médias occidentaux (voir par exemple son savoureux entretien au magazine Psychologies, dont le titre est à lui seul tout un programme : « Seules les musulmanes persécutées intéressent l’Occident »).

Le projet de ce livre est né au cours de sa tournée de promotion en Europe de Rêves de femmes, récit traduit en de multiples langues de son enfance dans un harem de Fès. Intriguée par les sourires gênés ou entendus que provoque chez les journalistes qui l’interviewent le mot de « harem » - terme qui, pour elle, désigne simplement une réalité familiale -, elle cherche à en savoir plus sur la représentation qu’ils s’en font. Elle découvre alors que pour les hommes occidentaux, nourris des peintures de Delacroix, Ingres, Matisse et Picasso, le mot renvoie à un pur fantasme : celui d’un paradis sexuel peuplé de captives disponibles, alanguies et perpétuellement nues (« les musulmans semblent éprouver un sentiment de puissance virile à voiler leurs femmes, et les Occidentaux à les dévoiler », observe-t-elle insolemment). Le harem leur évoque en fait un univers très similaire à celui des maisons closes peintes par Toulouse-Lautrec ou Degas. Elle est stupéfaite : comment peuvent-ils croire sérieusement que des femmes enfermées acceptent leur sort de bonne grâce ? Cette réalité du non-consentement féminin, sa propre tradition culturelle, que ce soit dans les grands récits littéraires ou dans la peinture, ne l’occulte jamais : on y sent toujours planer la menace d’une révolte possible, et la situation du maître des lieux est tout sauf confortable. Les miniatures des artistes musulmans, de surcroît, montrent toujours les femmes des harems très habillées, et très actives : montant à cheval, tirant à l’arc...

Poursuivant ses recherches, harcelant de questions ses amis européens, Fatema Mernissi bute sur un idéal féminin très répandu en Occident : celui d’une femme douce, soumise, qui est un corps accueillant, ce qui est très bien, mais qui - et c’est moins bien - n’est que cela. Un journaliste parisien avec lequel elle a sympathisé lui confie ainsi l’un de ses fantasmes sexuels : celui d’une femme « muette, passive intellectuellement autant que physiquement ». (En lisant cela, on repense à une brève scène de Jules et Jim de François Truffaut au cours de laquelle un homme présente à ses amis sa dernière conquête, une jeune femme complètement muette, et ajoute, comme s’il allait de soi, ce commentaire incongru : « Le sexe à l’état pur ! ») Le même, pour l’aider à comprendre la vision prédominante en Occident des rapports entre hommes et femmes, lui fait lire Observations sur le sentiment du beau et du sublime, de Kant. Elle tombe sur ces lignes atterrantes : « L’étude laborieuse ou la cogitation morose, encore qu’une femme puisse y exceller, anéantissent les avantages qui sont propres à son sexe, et peuvent faire l’objet d’une froide admiration en raison de leur rareté ; mais elles affaibliront par là même les charmes par lesquels elles exercent une grande force sur l’autre sexe. »

« N’est-il pas étrange que,
dans l’Orient médiéval, des despotes
comme Haroun al-Rachid
recherchaient des esclaves érudites
tandis que dans l’Europe des Lumières,
des philosophes tels que Kant
rêvaient de femmes incultes ? »

S’y ajoutent d’autres éléments concordants, comme l’insistance d’un Molière à tourner en dérision les prétentions intellectuelles des femmes (Les Femmes savantes, Les Précieuses ridicules). Cette fois, Fatema Mernissi est carrément prise de malaise - et de pitié : cette séparation de l’intellectuel et du sexuel lui apparaît comme un appauvrissement tragique, un non-sens. Pour elle, la séduction ne peut se réduire au langage du corps, ni faire l’économie « d’une communication intense ». « Que peut donc être un orgasme partagé, pensais-je, dans une culture où les pouvoirs de séduction de la femme ne comptent pas celui de l’esprit ? » Il s’agit là d’une tradition qui lui est complètement étrangère : « Dans le harem musulman, l’échange intellectuel est, au contraire, indispensable à la jouissance partagée », explique-t-elle. Les califes exigeaient en effet de leurs esclaves féminines une intelligence, des connaissances et des talents oratoires, comme l’esprit de répartie, qui étaient loin de se réduire au petit vernis d’éducation nécessaire à donner le change dans les conversations mondaines. Le calife Ma’moun, fils de Haroun al-Rachid, par exemple, trouvait un plaisir hautement érotique à affronter une femme aux échecs. « N’est-il pas étrange, interroge Fatema Mernissi, que, dans l’Orient médiéval, des despotes comme Haroun al-Rachid recherchaient des esclaves érudites tandis que dans l’Europe des Lumières, des philosophes tels que Kant rêvaient de femmes incultes ? » Quand elle expose la conception de l’amour développée par Jahiz, écrivain arabe du IXe siècle - une conception baptisée isq, et faite à la fois d’affinité intellectuelle, d’érotisme intense et de « désir profond de faire durer la relation » -, à un ami allemand, celui-ci lui réplique que son Jahiz est un adolescent attardé, et qu’il « attend trop de l’amour ». Pourtant, ce que l’on devine, dans le livre, de la relation qui unit Fatema Mernissi à son mari, suffit à prouver que le isq n’a rien d’une utopie.

Une idée germe alors dans son esprit : « Se pourrait-il qu’en Orient, la violence imposée aux femmes vienne de ce qu’on leur reconnaît la faculté de penser et donc d’être des égales, et qu’en Occident les choses aient l’air plus cool parce que le théâtre du pouvoir gère la confusion entre masculinité et intelligence ? » Elle va plus loin : en Orient, l’enfermement est spatial, alors qu’en Occident, il est immatériel, et se fait dans l’image d’elles-mêmes qu’on impose aux femmes ; en somme, les femmes y sont enfermées dans le regard des hommes. Mise à contribution d’autorité dans ses réflexions, son éditrice française apporte de l’eau à son moulin en lui glissant le Voir le voir (Ways of seeing) de John Berger, où elle lit par exemple : « Les hommes regardent les femmes. Les femmes se regardent être regardées. »

« Dans ce magasin tout entier,
qui fait cent fois le bazar d’Istanbul,
vous n’avez pas de jupes pour moi ?
Vous plaisantez ! »

L’illumination définitive vient à Fatema Mernissi dans un grand magasin new-yorkais : cherchant à s’y acheter une jupe, elle s’entend répondre qu’il n’y a rien à sa taille (« dans ce magasin tout entier, qui fait cent fois le bazar d’Istanbul, vous n’avez pas de jupes pour moi ? Vous plaisantez ! »), et que les tailles « hors normes » ne se trouvent que dans les « magasins spécialisés ». Elle se rend alors compte que - comme elle l’explique à la vendeuse, qui l’écoute avec un mélange de condescendance et d’envie - elle ne sait même pas exactement quelle taille elle fait : « Je viens d’un pays où les vêtements n’ont pas de taille précise. J’achète le tissu et la couturière ou l’artisan d’à côté me fait la jupe ou la djellaba que je veux. Ni elle ni moi ne savons quelle est ma taille. Au Maroc, personne ne s’occupe de ça, du moment que je paie mes impôts. » Puis elle bat en retraite, le moral en berne : ses hanches larges, qui, dans la rue, au Maroc, lui valent des commentaires élogieux, se trouvent soudain « ravalées au rang de difformité ».

Mais, si l’épisode met à mal son amour-propre, il lui fait aussi franchir une étape décisive dans ses recherches, en lui permettant de mettre au jour ce qu’elle baptise « le harem de la taille 38 » : « Les Occidentaux n’ont pas besoin de payer une police pour forcer les femmes à obéir, il leur suffit de faire circuler les images pour que les femmes s’esquintent à leur ressembler. » Dans la foulée, elle lit Le mythe de la beauté, de Naomi Wolf (« Une fixation culturelle sur la minceur féminine n’est pas l’expression d’une obsession de la beauté féminine, mais de l’obéissance féminine »), puis La domination masculine, de Pierre Bourdieu : elle y découvre avec enthousiasme le concept de « violence symbolique », défini comme « une forme de pouvoir qui s’exerce sur les corps directement, et, comme par magie, en dehors de toute contrainte physique » ; mais cette magie « n’opère qu’en s’appuyant sur des dispositions déposées, tels des ressorts, au plus profond des corps ». Toutes ces révélations la font frissonner d’horreur, et l’amènent à plaindre de tout son cœur celles qui subissent cette tyrannie : « Nous les musulmanes jeûnons un mois par an. Les Occidentales jeûnent douze mois par an. »

Dans The Good Body (2005), sa nouvelle pièce, Eve Ensler, elle aussi, s’insurge contre « les grandes tailles reléguées tout au fond du magasin comme le porno ». Bien que venue d’un tout autre horizon que Fatema Mernissi, la dramaturge et militante féministe new-yorkaise, auteure mondialement célèbre des Monologues du Vagin, s’attaque elle aussi à ce carcan immatériel dans lequel se débattent tant de femmes - et pas seulement occidentales, d’ailleurs : au train où se propage la « violence symbolique », bientôt, ce seront les femmes de toute la planète - du moins celles qui ne crèvent pas de faim - qui « jeûneront douze mois par an ». Entre les femmes noires qui s’appliquent des pommades dévastatrices destinées à se blanchir la peau, les Chinoises qui se font « occidentaliser » le nez et débrider les yeux à la chaîne, et toutes celles qui enchaînent les régimes et multiplient les recours à la chirurgie esthétique, la standardisation est en marche. « J’ai été surprise de voir à quel point les images de Cosmopolitan s’étaient répandues sur toute la planète, disait Eve Ensler dans un entretien. Il y a quelque chose d’incroyablement puissant dans cet idéal occidental. J’ai demandé à des gens du monde entier : “quel est votre modèle de beauté ?”, et vous ne pouvez pas savoir combien m’ont répondu : “Claudia Schiffer, elle est parfaite.” Au point que, au lieu de The Good Body, j’ai failli intituler la pièce Claudia Schiffer, parce qu’elle est parfaite. Parce que, que ce soit en Afrique du Sud ou en Inde, j’obtenais toujours la même réponse : “Claudia Schiffer, parce qu’elle est parfaite.” » Il est curieux que cette uniformisation galopante ne suscite pas davantage de réactions. Peut-être faudrait-il saisir l’Unesco, pour qu’elle classe la diversité des modèles de beauté féminins au patrimoine mondial de l’humanité ?

Si Eve Ensler a été amenée à s’intéresser à ce sujet, c’est parce qu’elle-même a connu ce perfectionnisme mal placé, cette fixation obsessionnelle sur une partie de son corps considérée comme imparfaite, et que l’on s’échine à vouloir faire rentrer dans le rang. Dans son cas, il s’agissait de son ventre : jusqu’à ses quarante ans, il avait toujours été plat, mais il ne l’était plus, et elle dépensait toute son énergie physique et psychique à tenter de faire en sorte qu’il le redevienne. Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, trente années de militantisme féministe radical ne l’avaient pas mise à l’abri de cette pression phénoménale qui s’exerce sur les femmes pour les faire correspondre aux canons de la beauté (« je n’aurais jamais cru que tu étais aussi américaine », lui lance l’une de ses amies). Ce mélange des genres produit parfois des situations cocasses, comme lors de ce voyage en Italie au cours duquel elle doit donner une conférence sur la guerre, et où elle est mise à la torture par le régime qu’elle s’impose : « J’essaie d’écrire sur le paradigme patriarcal de l’invasion, de l’occupation et de la domination, mais la seule chose à laquelle je sois capable de penser, c’est à un plat de pâtes. »

Au passage, Eve Ensler forge
quelques concepts qui, jusque-là,
faisaient cruellement défaut
à la pensée contemporaine,
comme celui de skinny bitch
(« salope maigrichonne »)

Que ce sujet soit en général considéré comme frivole et secondaire, elle en est bien consciente : « En pleine guerre d’Irak, alors que le terrorisme mondial explose, que les libertés civiles déclinent aussi rapidement que la couche d’ozone, qu’une femme sur trois dans le monde sera violée ou battue au cours de sa vie, pourquoi écrire une pièce sur mon ventre ? » Sauf que The Good Body est bien plus qu’une pièce sur son ventre : en l’écrivant et en la jouant, elle réussit justement à échapper à ce mécanisme qui pousse les femmes « à exercer leur tyrannie sur un territoire appelé le corps, et à perdre de vue le monde ». Elle réussit à transformer un ressassement masochiste en ouverture aux autres, un enfermement dans un univers mental d’une pauvreté désolante en occasion de faire progresser sa pensée - et la nôtre, par la même occasion. Pour les besoins de la pièce, elle est partie à la rencontre d’autres femmes de toutes origines - africaines, indiennes, portoricaines, italiennes, américaines, afghanes... -, et les a interrogées sur leur propre relation à leur corps ; cette savoureuse galerie de portraits est scandée d’intermèdes consacrés à sa propre histoire, et à la façon dont les propos des autres stimulent sa propre réflexion.

Avec insolence et vitalité, avec un humour sobre et ravageur, elle s’interroge sur cette étrange certitude que, si seulement on parvenait à maîtriser cette partie-là de son corps (son ventre, ses fesses, ses seins...), on serait enfin aimée, et tous les problèmes seraient résolus - alors que, bien sûr, on ne fait que mettre le doigt dans un engrenage, et engager un processus qui n’aura jamais de fin ; sur l’incompréhensible surdité des femmes aux adjurations de leurs compagnons, qui leur répètent qu’ils les trouvent belles comme elles sont (quand le fiancé d’Eve lui dit qu’il adore son ventre, elle pense : « Pourquoi je n’ai pas choisi un homme qui ait des idéaux plus élevés ? ») ; sur ce présupposé qu’on est née avec un corps défectueux, maudit, et qu’on doit dépenser toute son énergie et tout son argent à le « racheter » (ce qui montre au passage que cette démarche, souvent engagée dans l’idée d’accroître son potentiel érotique, est en fait profondément puritaine). « Arrêtez de réparer votre corps, martèle Eve Ensler, il n’a jamais été cassé ! » Ailleurs, elle a cette réflexion : « Peut-être qu’être une fille bien n’a rien à voir avec le fait de se débarrasser de quelque chose. » Au passage, elle forge quelques concepts qui, jusque-là, faisaient cruellement défaut à la pensée contemporaine, comme celui de skinny bitch (« salope maigrichonne », notion promise, du moins en ce qui me concerne, à un grand avenir).

Mais ce qu’il y a de plus beau, dans cette démarche, c’est qu’en refermant le livre, on est bien obligé de s’incliner, et de reconnaître qu’il est incomparablement plus important, y compris pour séduire, d’être capable de produire un texte comme celui-là que d’avoir un ventre plat. Eve Ensler remet à sa juste place tout ce qu’on a de plus en plus tendance à évacuer des rapports de séduction : « l’imagination, l’originalité, la métaphore, la passion », dont elle déplore la disparition programmée. En définitive, l’obsession mortifère de la perfection plastique n’est peut-être rien d’autre que l’aboutissement logique de cette tragique erreur occidentale épinglée par Fatema Mernissi : celle qui consiste à « réduire la séduction au seul langage du corps ».

Mona Chollet

Fatema Mernissi, Le harem et l’Occident, Albin Michel, 2001.
Eve Ensler, The Good Body, Villard, New York (pas encore traduit), 2005.

Sur le même sujet, écouter : « Un affreux top-model aux joues creuses », chronique sur Arte Radio, 6 avril 2005.
Voir aussi le site de Fatema Mernissi. Et sur BabelMed : « Fatima Mernissi, sociologie, littérature et humour pour raconter les Méditerranéennes », par Nathalie Galesne.

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Périphéries, octobre 2005
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