Périphéries

John Berger, écrivain britannique

« Le travail de l’écrivain, c’est de montrer qu’il n’y a pas un “eux” et un “nous” »

Romancier sensible, critique d’art marxiste rendu célèbre dans les années soixante-dix par son essai Voir le voir, John Berger ne sépare jamais la peinture et l’écriture de l’engagement politique. Il y voit des moyens de résistance très concrets. Alliant l’érudition à l’observation quotidienne, il illumine tous les thèmes auxquels il touche : l’exil, les migrations, le néolibéralisme, le déclin du monde paysan... Rencontre avec l’écrivain britannique installé en Haute-Savoie, à l’occasion de la parution en français de son dernier roman, King, qui raconte une journée dans la vie d’un groupe de SDF, à la périphérie d’une grande métropole européenne.

Que faire lorsque le système a brisé votre vie, lorsque vous avez épuisé tous les recours légaux et pacifiques, lorsque vous comprenez que le triomphe de l’injustice est inexorable ? Dans un texte court consacré aux mineurs britanniques (1), John Berger évoque avec force la tentation de la vengeance. « Un héros de cette sorte, je suis prêt à le protéger par tous les moyens en mon pouvoir. Pourtant imaginons qu’il soit sous mon toit, et qu’il me dise qu’il aime le dessin, ou, à supposer qu’il s’agisse d’une femme, qu’elle me dise qu’elle a toujours rêvé de peindre mais n’en a jamais eu l’occasion ; si c’était le cas, je crois que je leur répondrais à l’une ou à l’autre : “Bon, si tu le veux, la tâche que tu entreprends, il se peut que tu puisses l’accomplir autrement (...). Je suis incapable de te dire ce que l’art accomplit et comment il le fait, mais je sais que souvent, l’art a jugé les juges, plaidé la vengeance aux innocents et montré à la postérité les souffrances passées, et que, lorsqu’il l’a fait, il a échappé à l’oubli. Je sais aussi (...) que cet art circule parfois dans le peuple comme une rumeur et une légende...” »

La peinture comme substitut au terrorisme : quand vous lisez un texte critique de Berger sur un artiste qui l’a touché, cela va absolument de soi. Il vous prête son regard sensible, vous fait partager la finesse de ses observations. Puis, de son écriture d’orfèvre, avec toutes les digressions nécessaires, érudites ou triviales, il vous fait suivre le cheminement de sa pensée et vous montre en quoi cette œuvre est pertinente aujourd’hui. Il vous fait toucher du doigt en quoi elle relaie des aspirations, des interrogations contemporaines. La sincérité de ce grand gaillard au regard bleu intense, aux cheveux blancs hirsutes, ne fait aucun doute. Il n’empêche que cette vision de la peinture ne prédomine pas vraiment aujourd’hui... John Berger plisse le front, réfléchit, comme s’il n’y avait jamais pensé. « C’est vrai, admet-il, la peinture est les beaux-arts occupent un terrain élitiste... Mais un terrain qui s’élargit tout de même. Les expositions sont de plus en plus visitées ces dernières années. Au point que l’on se plaint de ne plus pouvoir accéder aux tableaux... C’est quand même extraordinaire : maintenant, ils regardent ! Je crois que le fait de jeter un pont entre l’esprit humain et la “nature” au sens large est un besoin très profond de l’homme. Et la peinture répond à ce besoin, parce qu’elle implique de regarder vraiment, de questionner avec les yeux ce que l’on a devant soi. »

La peinture, pour se frotter
à la substantialité mystérieuse du monde

L’art selon John Berger apparaît comme un moyen d’enrichir et d’affiner sa perception des choses, mais aussi comme un moyen de « communiquer » - ce mot galvaudé jusqu’à la nausée - d’une manière souterraine, d’un point à l’autre de la planète, d’une époque à l’autre. « Prenez Chardin, dont on parle beaucoup en ce moment : il avait l’habitude, lorsqu’il commençait une toile, de la couvrir d’une espèce de pâte faite de pigments de peinture. Il l’étalait, la travaillait beaucoup, changeait les couleurs... Ce n’est qu’ensuite qu’il insérait, dans cette pâte qui représentait à la surface de la toile la substantialité de l’univers, la tasse [il brandit sa tasse de thé], la figue, la noix... Tous les peintres ne travaillent pas comme ça ; mais il reste que la peinture est très liée, je crois, à la substantialité mystérieuse du monde, de la nature, de la vie. Et dans cette substantialité, il y a toutes les autres choses : les lois de cause à effet, la friction entre les désirs et la réalité. Il y a la Nécessité avec un grand “N”, et tout ce qu’elle engendre : la tragédie, et aussi la possibilité de l’amour. Or les médias, non pas comme tels, mais comme ils sont utilisés aujourd’hui, tendent vers le désincarné, le virtuel : et qu’est-ce que le virtuel ? Les apparences apparentes, sans substantialité. La Nécessité en est absente. Il y a dans le virtuel une sorte de sexyness, mais c’est tout. Il en résulte un profond sentiment d’isolement. »

Jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, John Berger ne se considérait comme rien d’autre qu’un peintre. Il était entré aux Beaux-Arts de Londres en 1946, à vingt ans. Il s’est ensuite vu bombarder, dès ses débuts de journaliste, chef de file de la critique d’art marxiste. Son livre Voir le voir (Ways of seeing), à la fois essai et série documentaire pour la BBC, l’a rendu célèbre. Il reste la bible de bien des graphistes et théoriciens de l’image. Mais l’homme continue d’être à l’affût de toutes les mutations qui se produisent à la surface du globe. Il a beaucoup écrit sur l’exil, les migrations, les déplacements de population, qu’il a perçus très tôt comme un phénomène essentiel du XXe siècle, et sur leurs implications philosophiques. Lauréat du Booker Prize, il utilise la moitié de la somme reçue pour réaliser, en collaboration avec le photographe suisse Jean Mohr, un livre sur les travailleurs immigrés en Europe : Le Septième homme, qui paraît en 1976 chez Maspero. L’autre moitié de son prix, il l’offre aux Black Panthers, ce qui fait scandale... Il écrit aussi des scénarios de cinéma en collaboration avec le réalisateur suisse Alain Tanner : La Salamandre, Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000...

Puis il s’installe dans un petit village de Haute-Savoie, où il vit encore aujourd’hui : « Je voulais apprendre un certain nombre de choses sur la vie rurale dont j’étais ignorant. J’y suis allé sans aucune illusion : je savais que c’était un univers très dur. » Pendant quinze ans, il en sort à peine. Il écrit une trilogie de fiction sur le déclin du monde paysan (2). La révolte menée par la Confédération paysanne contre un productivisme absurde et contre l’OMC, si elle ne le surprend pas, l’enthousiasme : « Rrrésister, rrrésister, rrrésister ! » s’enflamme-t-il, le poing levé. « Cela me rappelle ce que dit et pratique, dans des circonstances différentes, au Chiapas, le sous-commandant Marcos, que j’aime énormément. Dans des secteurs de plus en plus nombreux de la société civile, les gens semblent prendre conscience, en ce moment, de ce que signifie vraiment le nouvel ordre mondial. Et que l’action s’organise hors du contrôle des partis me paraît une très bonne chose. »

Des sujets « de société »,
mais un univers poétique unique

Le sida dans Qui va là ?, les SDF dans King, qui paraît aujourd’hui en français (3)... Les romans de John Berger, qui lui ont valu une réputation d’« écrivain engagé », résultent d’une alchimie naturelle entre des sujets dits « de société » et un univers imaginaire propre. « J’ai peu de respect pour les politiciens, mais j’ai toujours été une personne très politique. La semaine dernière, le ministre de l’éducation de Blair, dans un effort pour rentrer dans le XXIe siècle ou je ne sais pas quoi, a publié pour les élèves du secondaire une liste d’une quinzaine de penseurs à lire. A ma grande surprise, j’y figure. A côté de Winston Churchill... » Il rigole, puis se reprend : « Non, mais avec des gens très bien, aussi... Enfin, la presse s’en est étonnée, parce que je suis, disait-elle, un “communiste”. On m’a toujours collé cette étiquette, et je n’ai jamais protesté, bien que je n’aie jamais pris ma carte au parti. A dix-huit ans, on est naïf, on ne connaît pas grand chose. Mais moi, il y avait une chose que je connaissais, c’était l’art : la peinture, la poésie. Et je voyais bien que la ligne officielle dans ce domaine était complètement fausse. Les autres points de désaccord sont venus plus tard... En même temps, souvent, dans notre siècle, les gens politisés sont assez séculiers, laïques. Moi, je me suis toujours senti proche des visions des mystiques. Disons que j’ai une imagination plutôt religieuse. »

« Je n’ai pas choisi le sujet : c’est lui qui m’a choisi », résume-t-il à propos de King, plongée onirique et crue dans la vie d’un groupe de SDF, racontée par le chien très noble et très attentionné - le King du titre - qui accompagne leur errance. « Les pays du Sud sont dans une situation un peu comparable, économiquement, à celle des SDF : ils étaient endettés ; en vingt ans, ils ont payé cette dette quatre fois, et maintenant elle est quatre fois plus importante qu’au début. La nouvelle pauvreté n’est pas un phénomène marginal du nouvel ordre économique mondial, mais au contraire absolument central. En Europe, où les SDF en sont l’expression la plus extrême, la plus visible, personne ne peut l’ignorer. Bien sûr, on peut fermer les yeux. Mais si on ferme les yeux, c’est qu’on a déjà vu quelque chose qu’on ne veut pas voir... Ici, en France, au fronton de chaque mairie, on lit les mots “Liberté Egalité Fraternité”. Ces mots d’ordre de la Révolution française ne sont plus respectés, et plus personne ne croit sérieusement qu’ils le sont. Mais il y a un résidu de ces idéaux éthiques chez les gens. On le voit à la manière dont ils réagissent à ce qui se passe dans le monde - quel que soit le sentiment d’impuissance qui les accable. Le fossé entre ces idéaux éthiques et la nouvelle pauvreté est si énorme, que je ne comprends pas pourquoi tous les écrivains ne s’emparent pas du sujet. Je ne comprends pas comment on peut éviter une réalité aussi écrasante. »

Nettoyer les mots salis par le pouvoir

Cette nouvelle pauvreté, en quoi diffère-t-elle de l’ancienne à ses yeux ? « Aujourd’hui, il y a moins de degrés dans la pauvreté. Il y a la société de consommation, et il y a ceux qui sont en dehors, séparés par un mur infranchissable. Ils sont à la fois irrémédiablement seuls, et exposés en permanence au regard du public, privés de cette chose basique, essentielle : l’intimité. Ils n’ont nulle part où se cacher, où se réfugier. C’est cette combinaison qui est, je crois, assez nouvelle, et particulièrement diabolique. »

« Etre malade du sida, c’est la dernière chose qui définit mon identité », lançait un personnage dans J’ai horreur de l’amour, le film de Laurence Ferreira-Barbosa. Une réplique que pourrait reprendre à son compte Ninon, l’héroïne de John Berger dans Qui va là ?. « Ce qu’il y a de commun entre un malade du sida et un SDF, c’est la tentation qu’ont les autres de les pousser vers le ghetto. Le travail de l’écrivain, c’est de rendre beaucoup plus difficile cette ghettoïsation, en montrant qu’il n’y a pas un “eux” et un “nous”. En combattant les clichés... Et en nettoyant les mots. Roland Barthes, qui est un penseur très important pour moi, parle beaucoup de cela, dans Le degré zéro de l’écriture notamment. La plupart des mots, aujourd’hui, sont salis par l’usage mensonger qu’en font les médias, les politiciens. Pas par les gens, je crois : c’est le pouvoir qui salit les mots. Les gens, de plus en plus, en réaction, disent “merde”. Et dans ce contexte, “merde”, c’est un mot très propre. »

Mona Chollet
Photo de Jean Mohr

(1) Fidèle au rendez-vous, recueil, Champ Vallon, 1996. Traduction de Michel Fuchs et Mireille Gouaux.

(2) La Cocadrille, Joue-moi quelque chose et Flamme et Lilas, Champ Vallon, 1990-1992.

(3) King, Roman de rue, éditions de l’Olivier, 1999. (Le nom de l’auteur ne figure pas sur la couverture.) Traduction de Katya Berger. Qui va là ?, éditions de l’Olivier, 1996. Traduction de Elisabeth Motsch. Les éditions de l’Olivier publient aussi cet automne la traduction d’un recueil de portraits : Photocopies.

A lire en ligne :
* Après une parution dans La Lettre internationale, L’Exil, un texte de réflexion essentiel sur l’émigration, sur le foyer, l’identité, qui a nourri la préparation du Septième homme, était devenu introuvable. John Berger nous a autorisés à le mettre en ligne.
* Le photographe Jean Mohr, qui a réalisé plusieurs ouvrages en collaboration avc John Berger, est aussi l’auteur des photographies du spectacle Check-up, sur des textes inédits d’Edward Bond, dont nous vous parlions en janvier 1998.
* Dans Le Monde diplomatique, auquel John Berger collabore régulièrement : « Enigmatiques portraits du Fayoum », l’un de ses plus beaux articles.

Périphéries, octobre 1999
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