Périphéries

Petite philosophie anti-grève

J’en chie, donc je suis

24 juin 2003

Qu’est-ce qui détermine le côté duquel on se range au cours d’une période de grèves et de manifestations comme celle que vient de connaître la France ? Que les positions soient tranchées, c’est indéniable : une ligne de partage nette sépare ceux qui, au sein de la société, se sont jetés avec feu dans le mouvement, ou l’ont encouragé avec ferveur, et ceux qui se sont déchaînés contre les désordres qu’il entraînait - la gravité du préjudice qu’ils subissaient personnellement étant toujours, pour une raison mystérieuse, proportionnelle à leur approbation des projets du gouvernement.

Les multiples réactions entendues sur le répondeur de « Là-bas si j’y suis », sur France-Inter, qui ont fourni tout au long de la mobilisation un précieux échantillonnage des deux attitudes, frappaient par leur caractère résolu, et suscitaient la perplexité : qu’est-ce qui préside à l’un ou l’autre choix ? Est-ce un choix, d’ailleurs ? On dirait que les prises de position viennent de très loin, qu’elles découlent de toute une attitude existentielle. Impossible de deviner lesquelles une personne adoptera à partir de critères d’ordre sociologique. Le secteur d’activité - privé ou public - n’est pas un critère fiable : certains fonctionnaires sont en grève, d’autres pas ; certains salariés du privé défilent avec les grévistes, ou se déclarent haut et fort très heureux de faire des kilomètres à pied pour aller bosser, tandis que d’autres ânonnent leur rage d’usagers-pris-en-otage dans le micro que leur tendent radios et télés, livrant collectivement une sorte de touchante « Ecole des fans » imprécatoire. L’âge non plus n’est pas un critère : des lycéens se joignent aux manifestations entre deux sessions de révision du bac, tandis que d’autres bafouillent leur colère contre ces profs en grève qui hypothèquent leur avenir de petits jeunes qui en veulent ; des papys et des mamies crient une solidarité venue du cœur, tandis que d’autres abreuvent d’injures les feignasses des jeunes générations. Le rang social non plus n’est pas un critère : gagne-petit et grands bourgeois se rejoignent parfois dans la condamnation du mouvement ; parfois, aussi, les premiers y prennent part ou l’encouragent. Chez les grands bourgeois, c’est plus rare : leur intérêt direct de possédants, combiné à une éducation rigoriste, rend cette option assez improbable. Voilà : on a peut-être trouvé le seul critère sociologique permettant de prédire un parti pris de manière fiable... Mince récolte. Il faut chercher ailleurs les grandes lois du découpage idéologique qu’opère la question des retraites.

Il y a dans les revendications des grévistes
une part assumée de souci de soi,
de désir de bien-être,
de refus de l’esprit de sacrifice.
Et c’est cela qui est insupportable ;
c’est cela qui déchaîne l’agressivité

La hargne, la rancœur, l’aigreur, caractérisent toujours les contempteurs du mouvement. Normal, pour des gens qui ont mis deux jours à traverser la France en train, qui se sont levés aux aurores pour arriver à l’heure au travail, qui ont subi la promiscuité dans les rares rames de métro en circulation, ou qui ont joué du klaxon pendant des heures dans les embouteillages ? Non, puisque, on l’a dit, ceux qui jugeaient le mouvement justifié ont accepté sereinement ces désagréments. Ils ont même, pour certains, trouvé du charme à ce dérèglement du quotidien, aux imprévus qu’il rendait possibles. Dans un surprenant accès de fièvre subversive - mais en se gardant bien de prendre position sur le fond -, le magazine Elle rapportait même la conversation de deux amies rêvant à voix haute que les salariés de TF1 rejoignent le mouvement, parce que, comme ça, elles se remettraient peut-être à faire l’amour avec leurs maris... La hargne, la rancœur, l’aigreur, si elles se cristallisent opportunément autour des désagréments causés par la grève, ont donc une origine plus profonde. Ce qui les réveille, semble-t-il, c’est que les grévistes, à travers le refus de la réforme des retraites telle que le gouvernement prétend la mener, défendent une certaine qualité de vie : ils refusent de travailler plus longtemps pour toucher des pensions plus faibles. Il y a dans leurs revendications une part assumée de souci de soi, de désir de bien-être, de refus de l’esprit de sacrifice. Et c’est cela qui est insupportable ; c’est cela qui déchaîne l’agressivité. On les traite de capricieux, d’enfants gâtés, de nombrilistes. Les arguments qu’on leur renvoie dans la gueule, selon lesquels l’allongement de la durée de cotisation serait inéluctable, ne résistent pas à l’analyse, et ne sont que le cache-sexe d’un postulat plus profond : quelque chose comme la certitude d’une pénurie originelle, fondamentale, d’une nécessité absolue de mortification.

On ne choisit pas toujours son sort, et, en général, ceux qui se tuent à la tâche ne l’ont pas choisi. Mais c’est une chose de l’endurer en ayant conscience qu’il y a là une anomalie, une injustice que ni soi ni personne d’autre ne mérite et qu’il faut tenter par tous les moyens d’adoucir ou d’abolir ; c’en est une autre d’acquiescer plus ou moins consciemment à cette condition, et d’y voir le destin ultime de l’être humain. Cette dernière attitude est de toute évidence celle du contempteur de la grève : il manifeste cette conviction, culturellement si enracinée, selon laquelle on n’est pas exactement sur Terre pour rigoler. Il part du présupposé que la vie ne va pas de soi, qu’elle n’est pas donnée d’emblée et qu’elle doit se payer, comme si elle était un crime (péché originel et tout le bastringue). Que les grévistes, même implicitement, et si timidement que ce soit, professent une autre vision des choses, le scandalise. Cela va à l’encontre de tout son système de valeurs. Voilà ce que signifient les abondantes références à l’humanité souffrante, rameutées pour rabrouer les grévistes : le destin de l’homme, c’est d’en baver, alors vos gueules ! On a même entendu un auditeur de France-Inter déclarer que les fonctionnaires devraient avoir honte de manifester pour leurs retraites, et qu’ils feraient mieux de penser aux malheureux Algériens victimes du tremblement de terre... En quoi l’arrêt de la mobilisation contre les projets du gouvernement Raffarin et la dégradation des conditions de vie de millions de Français auraient changé quoi que ce soit au sort des sinistrés algériens, cela reste un mystère à nos yeux sans doute bien égoïstes. Si l’on accepte ce terrorisme intellectuel bas de plafond, il y a sur la planète un seul être humain qui a le droit de se plaindre : celui qui souffre le plus. Tous les autres sont des salauds de privilégiés qui s’ignorent, et qui ne peuvent pas lever le petit doigt pour essayer de préserver ou d’améliorer un tant soit peu leur condition individuelle ou collective sans insulter gravement à plus malheureux qu’eux.

« Chômage, l’homme pleure.
La grande misère de l’homme,
c’est qu’il ait à pleurer
et à souhaiter ce qui l’humilie. »
Albert Camus

Mais on remarquera que ce chantage à l’indécence, cette manie de susciter à tort et à travers la culpabilité d’être relativement bien loti, sévissent aussi à gauche. Ils s’incarnent dans la figure de ce que Florence Aubenas et Miguel Benasayag, dans Résister, c’est créer (la Découverte), appellent le « militant triste » : « Le militant triste est la figure typique de l’homme du ressentiment et de l’impuissance, qui ressemble au prêtre comme un jumeau (...). Son arme principale : la culpabilisation. “Comment oses-tu t’occuper de tes petites affaires, de tes petits plaisirs ou de tes petites souffrances, alors que, dans le monde, il en est de tellement plus grandes ?” Etre du côté de la liberté consisterait ainsi à devenir cet homme de pure abstraction, exilé de sa vie au nom de la vie. » A gauche, certains militants ont dédaigné le mouvement de protestation contre la réforme des retraites, au prétexte qu’il s’agissait d’une lutte corporatiste, égoïste, qui ne visait qu’à préserver un pouvoir d’achat, et ne remettait pas en cause le système. Ils disaient leur écœurement de constater que des centaines de milliers de personnes descendaient dans la rue pour défendre leurs pensions, mais qu’ils étaient à peine deux mille à protester, en début d’année, contre les lois Sarkozy. D’accord : on ne peut que déplorer que ce dernier combat n’ait pas mobilisé plus de monde. Mais en quoi est-ce une raison pour laisser faire le gouvernement et le patronat sur les retraites ? Pour ne pas réclamer que les profits participent au financement des pensions, alors que la répartition des richesses entre le capital et le travail en France tend à favoriser toujours davantage le premier (dans les années soixante-dix, le rapport était de 30%-70%, contre 40%-60% aujourd’hui) ? Pour accepter un système qui va précariser des millions de gens, à la fois parmi les vieux, exposés plus longtemps au risque de perdre leur emploi à un âge où ils n’ont aucune chance d’en retrouver un (aujourd’hui, déjà, sur deux personnes de plus de 55 ans, une seule travaille : l’autre est soit au chômage, soit en préretraite), condamnés à finir leur vie dans la gêne après avoir sacrifié leurs plus belles années au turbin, et parmi les jeunes, qui auront encore plus de mal à entrer sur le marché du travail puisque les postes resteront occupés plus longtemps par leurs titulaires ?

Ce que le gouvernement se propose de faire, en somme, c’est non seulement d’étendre la tyrannie du travail, déjà dévastatrice, mais, en augmentant encore sa rareté, d’en faire un luxe, que tout le monde s’arrachera - puisqu’il faudra bien survivre. Dans Les chaussures, le drapeau, les putains (Verticales), un texte de réflexion sur le travail, Nicole Caligaris cite Albert Camus : « Chômage, l’homme pleure. La grande misère de l’homme, c’est qu’il ait à pleurer et à souhaiter ce qui l’humilie. » Non seulement il faudra, pour espérer assurer sa subsistance, donner de plus en plus de gages de soumission et de renoncement, vider sa vie du peu de sens qui lui reste, abdiquer toute liberté, mais ces gages ne permettront même plus forcément de subsister. Cette tendance s’affirme aussi dans le projet du gouvernement de décentraliser la gestion du RMI (revenu minimum d’insertion) et de lui adjoindre - dans l’idée de le lui substituer - un RMA (revenu minimum d’activité) : les RMistes seront contraints de signer un contrat de travail de 20 heures hebdomadaires, pour seulement 140 euros de plus que le RMI... Extraits du commentaire publié le 18 mai par AC !-Alençon (Agir ensemble contre le chômage) : « De la main d’œuvre à 4,3 euros TCC de l’heure ! Fini le SMIC horaire à 6,83 euros. Place au RMA à 2 euros ! Le patronat l’a voulu, le gouvernement le fait : de la main d’œuvre à 4,3 euros de l’heure (28,20 francs), toutes charges comprises, pour les entreprises privées, ce n’est pas encore un salaire mexicain ou indonésien mais c’est sur le bon chemin. Sous couvert de charité et de bons sentiments, le gouvernement entend livrer pieds et poings liés les quelque 2 millions de RMIStes et ayants droit à l’exploitation patronale la plus sauvage : ou tu bosses là où on te dit, ou tu crèves. Le projet de loi Fillon prévoit en effet de verser le RMI non au RMIste mais à l’employeur qui le fera trimer. A charge pour celui-ci de verser le petit complément pour atteindre le SMIC horaire. Ce petit complément ne s’appellera pas salaire mais RMA. Mais pour les RMAstes, le boulot sera le même que celui de tous les salariés à temps partiel. C’est un singulier retour au temps de Zola que nous promet là le gouvernement Raffarin. Et pas seulement en termes de salaire. L’employeur n’est plus un patron dont l’objectif est de tirer le plus de profit possible de son salarié mais un “tuteur” qui accompagne “l’insertion” de l’ex-chômeur qu’il a peut-être contribué à créer ! En effet, il aura toute latitude pour signaler au président du Conseil général (promu patron des RMIstes) la mauvaise volonté d’insertion du RMAste afin que ce dernier lui supprime le RMI. » Le projet a même suscité un communiqué inquiet de la Ligue des droits de l’homme, qui a demandé au gouvernement de suspendre le projet : c’est dire... Nicole Caligaris : « Travailleurs au sens médiéval de bourreaux, nous infligeons le travail, aux autres et à nous-mêmes, nous avons tout un attirail pour forcer au sourire les sensibilités et les esprits récalcitrants ; nous savons enfouir assez profond notre fatigue, nos blessures, notre dégoût. Nous, désormais, qui avons la ressource humaine, l’homme instrument, l’homme matériau, nous savons que l’homme partage avec le singe la faculté de rire et que le propre de l’homme, c’est d’utiliser l’homme. »

« L’an I de la révolution conservatrice »

Baisse drastique des dépenses publiques, démantèlement de la protection sociale, virulente offensive antisyndicale : la France est à l’évidence en proie à un processus de thatchérisation ou de reaganisation tardive, comme le montre de façon très convaincante Emmanuel Buisson-Fenet dans son article « L’an I de la révolution conservatrice », à paraître dans le numéro d’été de la revue Vacarme. Après avoir étudié les politiques menées en Angleterre et aux Etats-Unis dès la fin des années soixante-dix, tandis que la droite française, durablement écartée des affaires par l’élection de François Mitterrand en 1981, piaffait de frustration, il remarque : « Le parallèle avec la politique tout-terrain engagée par le gouvernement Raffarin est assez manifeste, mais il est assez peu mis en avant pour au moins deux raisons. D’abord, le discours altermondialiste nous met sur une autre piste, qui a sa légitimité mais traite le cas français “comme si” la révolution libérale y avait déjà eu lieu, ce qui n’est évidemment pas le cas. Ensuite, nous vivons une période de si grande confusion idéologique qu’il suffit au gouvernement d’adopter un style humble et modeste et une sorte d’affectation sociale, avec la thématique de l’équité public/privé au service des moins privilégiés, ou celle de la “France d’en bas”, pour que le rapprochement entre le gouvernement actuel et les figures du néolibéralisme des années quatre-vingt paraisse forcé. » Une à une, toutes les garanties collectives péniblement acquises, tous les garde-fous qui préservent encore de la tyrannie folle de l’économie un minimum de latitude et de dignité humaines, sont en train de tomber. On entendrait presque siffler dans les airs le fouet des esclavagistes. Pourtant, à gauche, certains, dans leur aveuglement dogmatique, continuent à accabler de leur mépris tous ces beaufs qui manifestent pour leur minable petite retraite, et qui ne parlent même pas de faire la révolution ni d’abattre le capitalisme... De telles revendications leur apparaissent comme dénuées d’enjeux nobles. Sur eux aussi, en définitive, tout progressistes qu’ils se prétendent, la revendication d’une certaine qualité de vie agit comme un chiffon rouge sur un taureau. Eux aussi, comme s’ils n’étaient pas très sûrs du droit de l’homme à vouloir son propre bien et à faire reposer son existence sur autre chose que la souffrance, pratiquent cette hiérarchisation disqualifiante qui finit par justifier toutes les spoliations, toutes les injustices. Puritanisme de droite et puritanisme de gauche se donnent admirablement la main. Fin de la parenthèse.

« Travail : notre hantise, écrit Nicole Caligaris. Accouchement déchirant, sueur au front, douleur de nous autres : le travail, une punition sacrée. Nous sommes prévenus depuis toujours. Avec les dernières vapeurs de la prospérité se sont évanouis les papillotes de la consultance et les zodiaques du travail heureux ; maintenant, la conscience est reprise de ce poids sur la poitrine : travailler, c’est souffrir et, malades avec, malades sans, notre supplice est notre mode de vie. » Sans relâche, le contempteur de la grève met en avant son propre supplice : il a trimé ou il trime encore comme un fou, pour un salaire ou une retraite dérisoire. Mais, alors que d’autres, dans le même cas, soutiennent le mouvement au nom même de cette vie de dur labeur, par désir de l’épargner aux nouvelles générations - prouvant par là que le travail n’a pas complètement eu leur peau, et qu’ils ont su fonder leur vie sur des principes positifs -, son raisonnement à lui est que, s’il en chie, il faut que les autres en chient aussi ; sans quoi sa propre existence s’écroule. La souffrance, le sacrifice, sont l’alpha et l’oméga de son identité ; ils lui confèrent la seule légitimité qu’il puisse imaginer. Son unique satisfaction en ce monde réside dans cette surenchère qui consiste à clouer le bec à son interlocuteur en se posant là comme celui qui en chie le plus. A ce titre, le mouvement social est pour lui un cadeau, un véritable festival : il lui fournit l’occasion d’invectiver tous ces « privilégiés », de leur faire honte en leur peignant le tableau édifiant des multiples avanies de son existence, auxquelles s’ajoutent si opportunément celles engendrées par la grève.

Pour lui,
le travail est un univers de substitution,
un bain-marie existentiel,
une climatisation mentale

En même temps, tout ça lui flanque une frousse terrible : lui, il croyait que c’était ça, la vie. Alors si, tout d’un coup, d’autres décident que ce n’est pas ça, et se mettent en tête de connaître un sort meilleur que le sien, il doit s’acharner à tout faire pour qu’ils échouent. Car, s’ils réussissaient, eh bien, il serait baisé, tout simplement. Preuve que, quelque part au fond de lui, il ne croit pas tant que ça à ce qu’on lui a inculqué : logiquement, si la souffrance et le sacrifice étaient le destin ultime de l’être humain, son propre état devrait le plonger dans la béatitude. Plus il avale de couleuvres et bouffe de vache enragée, plus il devrait s’épanouir, déborder de sérénité et d’amour universel, se sentir proche de la plénitude et de l’accomplissement. Or, ce n’est pas le cas, et cela trahit la contradiction interne de sa vision du monde. La seule issue qu’il lui reste alors est de souhaiter aux autres tout le mal de la terre, histoire de s’offrir au moins le plaisir de la vengeance - car il recherche le plaisir, lui aussi, quoi qu’il en dise ; et un plaisir méchant, cela reste un plaisir. Une femme, sur le répondeur de « Là-bas si j’y suis », lançait aux journalistes de France-Inter, en substance : « Vous êtes payés pour vous cultiver, pour lire des livres, pour voir des films et en rendre compte après, et vous osez faire grève ! Pensez un peu à tous les gens qui n’ont pas votre chance et qui font des boulots de merde ! J’espère de tout cœur que ce gouvernement réussira à vous privatiser, ça vous apprendra ! » Là encore, on ne voit pas en quoi la privatisation de France-Inter améliorerait en quoi que ce soit le sort de tous les gens qui font des boulots de merde. Mais c’est ainsi : le grand rêve du contempteur de la grève, c’est de niveler par le bas. C’est une société où chacun, au lieu de travailler à une amélioration de sa condition et de celle des autres, se résigne sans moufter à « l’extinction lente au fond d’une cave » (l’expression est de Jean Sur), et dépense toute son énergie à couper l’herbe sous les pieds de ses semblables, à qui il souhaite de toutes ses forces la même chose - ou, idéalement, si ce n’est pas trop demander, pire. Ah ! les riantes perspectives, les horizons exaltants qu’un tel mode de raisonnement ouvre à l’humanité !

« Désormais notre condition est de subir et de vouloir notre travail. » (Nicole Caligaris encore.) Lors de la manifestation du 15 juin organisées par diverses associations « de très droite », comme disait Pierre Marcelle, pour soutenir la « volonté de réforme » du gouvernement, et qui rassemblait des « usagers en colère » de diverses tendances (UMP, madelinistes, mégrétistes...), la plupart des slogans exprimaient une peu surprenante idolâtrie du travail - le travail pour le travail, indépendamment de toute considération de sens ou de contenu : « La France qui bosse ! », « Nous, les 35 heures, c’est en trois jours qu’on les fait », « les cheminots au boulot »... La vénération fanatique du contempteur de la grève pour le travail traduit une autre de ses caractéristiques : son incommensurable docilité, son inextinguible soif d’asservissement, son approbation passionnée de sa propre aliénation. Il est l’incarnation même de la servitude volontaire. Le travail lui sert d’univers de substitution, il lui permet de déléguer la tâche de penser, le dispense de chercher un sens à sa vie. Le matin, en arrivant au bureau, il accroche au porte-manteau, en même temps que sa veste, son libre arbitre si encombrant. Le travail lui est une sorte de bain-marie existentiel, de climatisation mentale. Il ne vit pas dans le monde, mais dans le décor en carton-pâte que les pouvoirs de tous ordres - familial, économique, politique, médiatique - lui ont désigné comme le monde. A aucun moment il ne lui vient l’envie de jeter un œil à l’envers de ce décor, de s’interroger sur les conditions de sa fabrication, sur les éventuelles modifications qu’on pourrait lui apporter, ou simplement de lever le nez et de regarder au-delà. Ça ne l’intéresse pas. Cette triple buse a le front bas : elle regarde là où on lui dit de regarder, s’indigne là où on lui dit de s’indigner. Comme l’écrivait Denis Fernàndez-Recatalà dans un texte publié par L’Humanité et reproduit ici même, « L’otage de la grève », « ses réactions récusent, d’emblée, les causes lointaines et leurs intrications complexes ». En endossant, comme le soulignait encore Fernàndez-Recatalà, le rôle tragique de la « victime », l’usager en colère se met au service d’un mécanisme qui frappe du sceau de l’indécence - encore une fois - toute tentative de réintroduire dans le débat ces « causes lointaines » et ces « intrications complexes ». Tout dépassement du contexte immédiat (les désordres engendrés par la grève), toute tentative d’expliquer les raisons du mouvement, ses tenants et ses aboutissants, sont une négation du préjudice intolérable qu’il subit, une insulte à son martyre, et ne peuvent être le fait que de rêveurs égoïstes qui bafouent la « réalité » - réalité dans laquelle l’usager est, lui, plongé, avec laquelle il a une ligne directe, et dont la connaissance est son apanage exclusif.

Le contempteur de la grève est réaliste.
C’est-à-dire maté jusqu’au tréfonds

La réalité abstraite et quand même vachement compliquée à imaginer (il a très peu d’imagination) sur laquelle le gréviste tente d’attirer son attention, pour lui, n’est pas vraiment la réalité ; d’ailleurs, elle ne passe pas à la télé. La dramatisation de sa situation de voyageur entravé, d’honnête travailleur au zèle contrarié, le place du côté de l’Etat, du gouvernement, « comme par inadvertance », observe encore Fernàndez-Recatalà ; il donne donc l’impression que la réalité se trouve dans le camp du gouvernement. Peu importe si, par « réalité », on entend la partie émergée de l’iceberg, c’est-à-dire le versant immédiat, télégénique et spectaculaire, d’une réalité globale : cette subtile distinction est de plus en plus largement considérée comme négligeable. Toutes proportions gardées, on retrouve ici à l’œuvre le même mécanisme que dans le traitement idéologique du terrorisme : lorsqu’un attentat se produit, les tentatives de le relier à des causes, de le rattacher à un contexte global - seule manière pourtant d’espérer enrayer l’horreur -, sont récusées comme une insulte aux victimes (« expliquer, c’est excuser », martèlent certains intellectuels réacs, puissamment secondés par la pente naturelle que suit la logique médiatique). Ceux qui coupent ainsi les fils reliant un événement surexposé à des événements sous-exposés - mais dotés du même poids objectif - font croire qu’ils rendent justice à la « réalité », alors qu’ils la confisquent pour la mettre au service de leurs convictions, et s’en servent pour couvrir leur approbation de la situation d’oppression qui engendre le terrorisme. Ce mécanisme, le contempteur de la grève l’a bien compris : s’il se pose lui aussi en victime (on a vu fleurir les slogans fustigeant les syndicats « terroristes »), c’est bien pour essayer de reproduire ce chantage, grossier mais efficace, qui veut faire croire que le désordre engendré par les grèves implique quasi magiquement le bien-fondé des réformes du gouvernement Raffarin.

La réalité - celle qu’on lui a fournie clefs en main, pas celle qu’il pourrait façonner, évidemment -, c’est l’idole du contempteur de la grève. Il la vénère, il l’adore. L’usager, écrit encore Fernàndez-Recatalà, « répugne à des complications - les origines, les desseins, les cheminements d’une pensée, les conditions d’une action - pour affirmer une morale de l’humilité qui revient, aujourd’hui comme hier, à se soumettre à une réalité incontestable ». Elle est pourtant d’une grande plasticité, cette réalité. Par exemple, les fonctionnaires sont « privilégiés » par rapport aux salariés du privé uniquement parce que ces derniers ont eu droit, il y a dix ans, avec la réforme Balladur, à un avant-goût du projet actuel : ce que le gouvernement présente sous le terme d’« équité » n’est donc que « la généralisation au public de l’injustice des quarante ans de cotisation du privé », comme dit l’économiste Bruno Tinel. Mais ça, le contempteur de la grève ne veut pas le savoir. « Peu lui importe que le gouvernement bluffe le réel à l’aide de cartes biseautées. Pour l’usager, le gouvernement symbolise la stabilité. » (Fernàndez-Recatalà.) A partir du moment où la moindre chiquenaude du pouvoir (pouvoir de droite s’entend, mais pour lui, c’est un pléonasme) a modifié la « réalité », cette modification se grave dans le marbre et devient un principe intangible, intouchable, une sorte de vache sacrée. Pour lui, c’est exactement comme si les fonctionnaires avaient été des « privilégiés » de toute éternité, désignés comme tels par Adam aux premiers jours de la Création, entre l’hippopotame et le crocodile. Les reliefs saillants que lui désigne le doigt du pouvoir constituent son unique horizon. N’allez pas lui suggérer l’idée que ce qui a été fait peut être défait : c’est haram. Que voulez-vous : il est réaliste. C’est-à-dire maté jusqu’au tréfonds. « La peine de travail n’interdit pas, elle prévient la pensée. » (Nicole Caligaris) C’est la passion du fatalisme, de l’impuissance, la passion d’en chier que l’on retrouve ici. Comme le résumait Fernàndez-Recatalà : « Les lois de l’économie stimulent un pessimisme auquel personne ne peut se soustraire. Elles sont notre obligation, un destin qui nous est assigné. Questionner ces lois, étudier leurs mécanismes, critiquer leurs applications, s’interroger sur leur validité, contribue à suspecter un ordre dont nous hériterions d’office et dont nous devrions être les légataires. A nous de nous y adapter. » Et dire que les libéraux ne manquent jamais une occasion de faire l’éloge de la créativité, de la volonté, du talent qui déplace les montagnes, du dynamisme... Ils omettent de préciser que le seul dynamisme qui les fascine réellement, c’est celui du renard dans le poulailler. Et que les poules, il les leur faut aussi apathiques et neurasthéniques que possible.

Non seulement ils ne savent que
se faire les perroquets du pouvoir,
mais ils en sont fiers -
sans doute en tirent-ils
un sentiment grisant
de collusion avec celui-ci

Le contempteur de la grève a beau se griser de sa propre ouverture d’esprit, lui, le bon citoyen éclairé, adulte, raisonnable, responsable, qui a compris, contrairement à ces bourrins de grévistes, l’urgente nécessité des « réformes » du gouvernement, on ne fait pas plus attaché que lui au statu quo, à l’ordre existant. La preuve : quelques dérèglements provisoires dans ses habitudes et son quotidien suffisent à le scandaliser, à le faire couiner d’indignation, à éparpiller tous ses repères. Quand le décor de carton-pâte est ébranlé, même légèrement, ça ne le fait pas rire, mais alors, pas du tout. La plus légère vibration le fait suer d’angoisse, lui qui n’oserait pas y toucher, ne serait-ce que du petit doigt. Quand il veut utiliser les armes de l’ennemi, et qu’il organise une manifestation pour protester contre les manifestations, il produit des slogans dont le pathétique degré d’ineptie - « faites l’amour, pas la grève » - devrait le convaincre une fois pour toutes que tout ça n’est pas fait pour lui, qu’il est définitivement mieux devant sa télé. Et quand il récupère un vers de Paul Eluard, « Liberté, j’écris ton nom », pour lui faire désigner sa négation forcenée, on pense à Annie Le Brun évoquant, dans Du trop de réalité, ces mots mis au service du « blanchiment des idées », forcés de « travailler contre l’idée qu’ils sont censés exprimer ». « Le mot, écrit-elle, semble n’avoir plus d’autre destin que de jouer le rôle de faux témoin sous la pression d’une réalité qui remodèle le langage à sa guise. » Nicole Caligaris lui fait écho : « Un talent crucial dans notre médiatique aujourd’hui : transformer la réalité des choses par la façon de les nommer, en éclairer ou en estomper les contours et les liens, pratiquer toute une panoplie de masques pour parler en des noms différents et détacher la parole de sa fonction essentielle d’exprimer qui parle. » Annie Le Brun y voit bien davantage qu’un sujet d’énervement pour linguistes chatouilleux : un symptôme de la confusion inhérente à l’époque, de la perte progressive « de tout lien sensible avec le monde ». Effectivement : le carton-pâte, pour ces gens-là, a définitivement remplacé le monde.

Rien d’étonnant si, à chaque fois qu’ils ouvrent la bouche, il en sort une étourdissante rafale de clichés, une bouillie de lieux communs, une guirlande de formules prêtes à l’emploi. Ils n’ont aucune pensée, aucune parole propres : non seulement ils ne savent que se faire les perroquets du pouvoir, mais ils en sont fiers - sans doute en tirent-ils un sentiment grisant de collusion avec celui-ci. Régurgitant la doctrine officielle avec la même conviction que s’il s’agissait d’une prière profane, mais avec l’air pénétré de celui qui vient d’inventer ça tout seul, là, maintenant, ils se rengorgent, plastronnent, bombent le torse. Ils se gargarisent de leur importance, fût-elle par procuration. Ils ont l’impression d’être un peu dans le secret des dieux. Ceux-ci, d’ailleurs, s’empressent de leur en apporter la confirmation : ils se penchent sur eux avec bienveillance, les flattent, leur dispensent une petite caresse d’encouragement. Les yeux humides, le gouvernement, la télévision, la radio, rendent hommage à leur abnégation lucide, à leur vaillance de bons soldats, à leur patience infinie face aux hordes de perturbateurs braillards. La sainte onction sur leur tête de l’approbation des puissants les dissuade plus efficacement encore de remettre en cause la moindre virgule de la vulgate en vogue. La réforme des retraites est menée à rebours du bon sens, ou plutôt, selon une logique des plus claires, mais jamais formulée explicitement (pas fou) ; comme le martelait encore le communiqué d’AC ! : « Il faut le redire même si c’est l’évidence : c’est le patronat qui créé le chômage de masse en refusant la diminution du temps de travail de tous afin d’en donner à tous. C’est le patronat qui entretient le chômage de masse pour s’assurer une main d’œuvre docile et bon marché. » Pourtant, pour le gogo contempteur de la grève, si monsieur Raffarin dit que le bon sens est du côté de sa réforme, cela ne peut qu’être vrai. Car comment un pouvoir pourrait-il mentir ?

L’usager se sent « pris en otage »
depuis le jour où il s’est rendu compte
que la Terre était aussi habitée par d’autres gens
que son papa, sa maman, le chien et lui

« Comme l’Etat, le gouvernement, l’usager stigmatise les perturbateurs aveugles qui contrarient l’intérêt général tel qu’une politique donnée le détermine », observait encore Fernàndez-Recatalà. L’intérêt général ? Voilà une imposture parmi tant d’autres, mais particulièrement énervante. Le contempteur de la grève n’en a rien à foutre de l’intérêt général. Il emmerde l’intérêt général. Il contribue rageusement à son massacre, il le piétine avec joie. Ce nom d’« otage » qu’il se donne, claironné jusqu’à la nausée au cours des dernières semaines, et qui suggère l’implication forcée d’un tiers dans un conflit qui ne le concerne en rien, dit bien à quel point il ne veut rien avoir à faire avec ses semblables - à quel point il ne veut rien avoir à faire avec rien, vivre dans l’illusion qu’il est seul au monde, embarqué dans aucune histoire, impliqué dans rien, membre d’aucune communauté, même si pour cela il lui faut nier l’évidence. Pour lui, on dirait que la « prise d’otage » a commencé le jour où il s’est rendu compte que la Terre était aussi habitée par d’autres gens que son papa, sa maman, le chien et lui. Il ne connaît que ses petites affaires, et les autres, au fond, il les hait. Le plan Fillon est fait sur mesure pour le séduire, puisqu’il choisit de résoudre le problème des retraites en diminuant les dépenses plutôt qu’en accroissant les recettes. Bruno Tinel commente : « Le gouvernement part du présupposé que les Français en ont assez des prélèvements. Mais pourquoi ne pas en parler positivement, en termes de bénéfice collectif ? Ne serait-ce pas préférable à un appauvrissement qui toucherait tout le monde, droite ou gauche - car le calcul des pensions ne s’encombre pas des opinions politiques de chacun ? On pourrait très bien financer les retraites en ponctionnant les salaires et les profits. On nous dit que la seconde possibilité nuirait à l’investissement : or, depuis vingt ans, les profits n’ont cessé d’augmenter et le taux d’investissement de décroître ! Mais, même si on s’en tenait à la solution la plus conservatrice, celle qui consiste à augmenter les cotisations salariales mais pas les cotisations patronales, ce serait possible. En 1959, la part consacrée aux retraites dans le PIB était de 5,4%. Aujourd’hui, elle est de 12%. On estime que, dans les quarante ans à venir, il faudrait qu’elle passe à 18% ou 19%. Autrement dit : l’effort à fournir serait moindre que celui consenti au cours des quarante dernières années... Et je dis bien : dans l’hypothèse la plus frileuse ! Car, à mon sens, il serait normal de faire contribuer aussi les profits. » (Propos rapportés dans Le Courrier, 11 juin 2003.) Mais voilà, tel est le choix de l’électeur de droite, tant est forte son aversion pour ses semblables : plutôt risquer la misère tout seul que tenter la richesse ensemble. Et on ose nous parler d’intérêt général ! Dans son émission « Tout le monde en parle », sur France 2, le 14 juin, Thierry Ardisson demandait à l’une des leaders de la contre-manifestation du 15 : « Pour être heureux, yaka quoi ? » Elle répondait, avec l’hénaurme subtilité inhérente à son affiliation idéologique : « Yaka avoir un bonheur individuel et non pas un bonheur collectif comme le prône le communisme. » Ce qui suscitait cette réaction aussi savoureuse que catégorique d’Ophélie Winter : « Ça n’existe pas. Il n’y a pas de bonheur individuel, excusez-moi. On peut pas être heureux. C’est mon mot de la soirée. Sans déconner. Je comprends rien à la politique, je suis blonde et je m’en fous. Enfin, je m’en fous... Ça ne me touche pas. Y a pas de bonheur individuel. On peut pas être heureux tout seul comme un con et laisser des gens crever à côté de soi. Faut qu’on soit heureux ensemble. »

Mona Chollet
Dessins empruntés à Charb
(Charlie Hebdo du 12 avril 2000
et Maurice et Patapon)

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Travail / Chômage
Périphéries, 24 juin 2003
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