Périphéries

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Juin 2003

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[11/06/03] L’otage de la grève
Par Denis Fernàndez-Recatalà

Il y a presque un demi-siècle, Roland Barthes consacrait un de ses articles réunis dans Mythologies à « l’usager de la grève ». Déjà, il soulignait combien la grève s’avère un scandale pour ceux qu’elle ne concerne pas au premier chef et une révolte pour ceux qui réprouvent autant ses effets que ses modalités.

La grève est une forme qui contrevient à la nature des choses et à un emploi du temps. Son mouvement menace une rationalité d’évidence. Par conséquent, la grève rompt avec un pacte implicite qui se résoudrait dans une intelligence immédiate, sinon mécanique, réflexe même, incarnés par un « personnage », une essence, en l’occurrence l’usager, dérangé dans ses habitudes et doté d’une logique sommaire puisque ses réactions récusent, d’emblée, les causes lointaines et leurs intrications complexes. « L’usager » bute sur l’inconvénient, il le prétexte pour expliquer son attitude, le traduit par des humeurs, une espèce d’amertume abrupte, et répugne à des complications : les origines, les desseins, les cheminements d’une pensée, les conditions d’une action, pour affirmer une morale de l’humilité qui revient, aujourd’hui comme hier, à se soumettre à une réalité incontestable. Les lois de l’économie stimulent un pessimisme auquel personne ne peut se soustraire. Elles sont notre obligation, un destin qui nous est assigné. Questionner ces lois, étudier leurs mécanismes, critiquer leurs applications, s’interroger sur leur validité, contribue à suspecter un ordre dont nous hériterions d’office et dont nous devrions être les légataires. A nous de nous y adapter.

Pour Roland Barthes, l’usager de la grève s’absorbait dans un emploi de théâtre, une abstraction platonicienne. Depuis, il s’est incarné. On l’a pourvu de mille visages afin qu’il nous ressemble. Il représente une part de chacun de nous, à savoir une solitude, une solitude commuée en individualité aux mains nues opposée à des collectivités massives et exubérantes, dissipées. De la sorte, il a trouvé de nouvelles justifications. Il n’est plus, seulement, le modeste sujet confronté à une contrariété traumatisante qui défend un état existant. Quelque part, Dieu sait dans quelles sphères, on l’a forgé en dispositif « humain » s’élevant contre une machinerie affolée, vicieuse, incompréhensible puisqu’elle ne se résout pas au sens commun malgré les efforts déployés en « haut lieu » pour la convaincre d’une nécessité à laquelle ses mécanos se dérobent.

Fort des preuves de la nocivité de la grève, qui dresse des obstacles tangibles puisqu’il les télescope, l’usager étend son magistère à la dénonciation d’une agitation dénuée de pertinence car cause de dommages. Peu lui importe que le gouvernement bluffe le réel à l’aide de cartes biseautées. Pour l’usager, le gouvernement symbolise la stabilité. L’usager de la grève condense des traits qui le magnifient : personne ne l’a mandaté pour le magistère qu’il exerce dans les médias. Il s’avère donc une parole libre, enviée, celle d’un citoyen, en principe désentravé, qui n’obéit à rien ni à personne si ce n’est à son intérêt qu’il généralise. Il se trouve du côté de l’Etat, du gouvernement, comme par inadvertance. Comme eux, l’Etat, le gouvernement, il stigmatise les perturbateurs aveugles qui contrarient l’intérêt général, telle qu’une politique donnée le détermine.

De surcroît, il prône une justice de traitement politique et social, et s’insurge contre une léthargie conquérante. L’usager de la grève a choisi son camp en se basant sur la gêne, l’embarras, l’empêchement, le dérangement qu’il subit. Mais ces termes sont à ses yeux trop profanes : « otage » lui fournit une mystique, un complément d’âme qui, par définition, le transfigure. Il lui faut bien ça pour exister en tant qu’élément rétif au désaveu de son univers.

Abasourdi par les oracles du marché, subjugué par le réalisme administratif, l’otage de la grève se « résigne » à l’emploi de supplétif de ce qu’il devine sa transcendance. Il est cet homme seul et multiple qui se heurte à « l’organisation ».

Il appartient à un peuple de vaincus, à titre temporaire, certes, mais conquis par une grâce obtuse. Il fait penser au petit actionnaire spolié qui s’escrime à vouloir moraliser une instance qui le discrimine et l’exploite. L’abolir aboutirait à un suicide.

Il s’inscrit non seulement contre les symptômes d’un malaise qui l’importune dès qu’il se manifeste et se traduit par des actes, mais il se range sous la bannière d’un gouvernement qui s’évertue à « réformer » un système, à la condition que les femmes et les hommes qui le pourvoient et en bénéficient se résignent à des lois économiques aussi inflexibles que la gravitation et la chute des corps.

Bien sûr, nul n’aura l’outrecuidance de suggérer qu’une des acceptions de « réformer » invite à l’équarrissage des chevaux.

Toutefois, il serait trop simple d’apprécier l’usager grâce à ces nouveaux attributs car, dans ce cas, consentant ou non, on l’embrigaderait dans un dispositif étatique, acculé à des exigences marchandes - le marché horizon indépassable de notre temps. Bien que l’usager de la grève se meuve dans ce contexte de la privatisation accélérée.

L’usager s’adjuge une autre légitimité, comme une transcendance, puisée aux confins des charniers et des naufrages de boat people. Il se veut une « victime » de la brutalité du mouvement social qui dérègle les horloges. Et plus encore, une douleur.

Vers le milieu des années soixante-dix, la victime a destitué le héros. Elle lui a disputé, puis ravi la place prépondérante qu’il occupait dans la vie, l’histoire et l’imaginaire. La société française s’éloignait de la Résistance et, au mieux, refoulait le héros vers des régions lointaines. Obscurément, on passait à une autre époque où la compassion sollicitée, implorée, dominerait. Bizarrement, la jouissance appelée se combinait avec une demande de miséricorde.

Peu à peu, l’insurgé qui incarnait des vertus militaires, militantes, a été proscrit au profit d’une innocence tourmentée. D’une certaine façon, la société s’est civilisée en excluant ses protagonistes les plus saillants. On a paré la victime d’un sublime confisqué à ceux dont la « passion » résultait d’une expérience et d’une conscience de leur expérience.

Inutile ici de disserter sur le bien ou le mal fondé d’un constat, mais l’usager a emprunté à la victime ses habits désolés et s’est transmuté en otage plaidant son impuissance et argumentant de « données » inoxydables auxquelles il succombe. Sa morale, celle d’une nature aux attendus sinueux mais néanmoins constants et commandés par un savoir supérieur, celui d’une administration qui sait, répond de l’indécence pratique.

L’otage de la grève revendique un malheur. Par la supplication feinte, le gémissement véhément, l’affliction démonstrative, il réclame l’estime et le respect de ceux qu’il combat et qui le privent de ses repères coutumiers. Il observe une stratégie de l’accablement. La pitié est son négoce. Son désir : l’inspirer afin de s’en prévaloir. Il s’arroge une faiblesse alors qu’il se trouve du côté du manche, du fort institutionnel. Il réagit par une sorte d’absence visible et mime ici où là, à doses homéopathiques, ceux qui le troublent sans le séduire, je veux dire ceux qui prennent des libertés avec un « savoir-vivre » et mettent à l’occasion les pieds dans le plat quand la cantine leur déplaît. Il est dans son rôle d’un champion du désespoir, interprété avec une assurance balbutiante dans les médias, « pour faire plus vrai ». Il s’évertue à produire de la mélancolie et porte sur son environnement limité le regard des chiens battus par d’autres maîtres que le sien, une mélancolie infinitive que des ministres conjuguent pour lui, car l’otage de la grève, en dernier ressort, est un légitimiste, comme l’est, par ailleurs, le petit actionnaire spolié.

Denis Fernàndez-Recatalà est écrivain. Dernier ouvrage paru : Les Quatre Interprètes, co-écrit avec Ismail Kadaré, Stock. Ce texte a été publié hier dans L’Humanité. Photo de Thomas Lemahieu.

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Périphéries, 11 juin 2003
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