Au fil des jours,
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Peu de gens sont aussi bien placés qu’Iso Camartin pour disserter sur la pluralité des langues. Lui-même vient des Grisons, le « pays aux cent-cinquante vallées », c’est-à-dire la région, tout à l’Est de la Suisse, où l’on parle la quatrième langue officielle du pays (après le suisse-allemand, le français et l’italien) : le romanche. Le romanche fait partie, avec le frioulan et le ladin (parlé dans le Nord de l’Italie), des langues dites « rhéto-romanes ». Pratiqué par quelque cinquante mille personnes, il n’en est pas moins enseigné dans les universités de tout le pays. Ainsi, même si les habitants des Grisons le parlent de moins en moins, et si tous parlent au moins une autre langue, cet idiome dont les sonorités réussissent l’exploit de rappeler à la fois l’italien et l’allemand (la région est limitrophe de l’Italie et de l’Autriche) n’en continue pas moins de fasciner des étudiants d’autres régions de la Suisse, qui décident de s’atteler à son apprentissage.
Ces idiomes, faudrait-il dire plutôt : si la langue écrite est unifiée, la langue orale, elle, se subdivise en cinq dialectes principaux - le vallader, le putèr, le surmiran, le sursilvan et le sutsilvan. Respectueuse des particularismes des cantons qui la composent, la Confédération helvétique ne voit pas dans ces subtilités un caprice régionaliste de péquenots repliés sur eux-mêmes, comme cela ne manquerait pas de se produire dans la République française, si volontiers jacobine. « On ne va au particulier que par amour du général et pour y atteindre plus sûrement », disait Ramuz. Cette absence d’a priori permet aussi aux dépositaires de ces cultures minoritaires de transcender l’anecdotique pour le relier à l’universel, et de se montrer ainsi à la hauteur de la confiance qui leur est faite.
Iso Camartin, qui a très tôt quitté sa région natale pour partir étudier à Munich et à Bologne, a ainsi fait de ses origines la clé d’un rapport riche à la pluralité linguistique et culturelle. En 1985, il a publié Rien que des mots ?, plaidoyer pour les langues mineures, qui a reçu le Prix européen de l’essai. Plus tard est venu Sils Maria ou le toit de l’Europe : Sils Maria, c’est ce village grison mythique, en Engadine, qui a subjugué intellectuels et musiciens. « C’est ici qu’habitent mes muses », s’écriait Nietzsche, qui y séjournait chaque année, et écrivait à un ami, parlant de ce haut plateau « où l’Italie et la Finlande ont fait alliance » : « Il ne peut y avoir assez de silence, d’altitude, de solitude autour de moi pour que je puisse entendre mes voix les plus intimes ! - J’aimerais avoir assez d’argent pour construire ici une sorte de niche à chien idéale : c’est-à-dire une maison de bois avec 2 pièces ; et cela sur une presqu’île qui s’avance dans le lac de Sils et où s’élevait autrefois un fort romain. » Et Iso Camartin d’en déduire superbement : « Les lieux où le moi joue de façon incomparable avec la nature et donc avec lui-même, succombant au “plus beau dédoublement”, ces lieux ne figurent pas seulement sur la carte du désir, ils existent en réalité. Toute année où nous manquons à leur rendre visite, est une année perdue. Il n’est pas besoin de se construire une niche. Mais savoir où elle devrait s’élever rend cette planète infiniment plus habitable. »
Le texte Un endroit pour la niche à chien est rassemblé avec deux autres, tirés comme lui de Sils Maria ou le toit de l’Europe, dans ce petit volume. On retiendra surtout celui qui donne son titre au livre : De la cohabitation des langues, plaidoyer pour une « Babel heureuse », qui est un véritable régal. « Si quelqu’un traite d’identité linguistique à partir de son expérience vécue, écrit d’entrée Iso Camartin, faut-il craindre des confessions indiscrètes ou des souvenirs sentimentaux ? On peut être tranquille. Goethe a parlé un jour de la “citadelle” que tout homme recèle au plus profond de lui-même et où il ne laisse entrer personne. Pour ce qui est de la langue, il ne s’agit pas de la “citadelle”, mais - pour filer la métaphore - de son “esplanade”. Le mot vient de spianare qui veut dire aplanir. Une esplanade est donc un espace dégagé, ouvert au regard, souvent aménagé autour d’une citadelle, où l’on se promène, s’amuse, fait défiler ce qui est propre à soi et ce qui vient d’ailleurs pour le plaisir de ceux qui veulent voir et être vus. »
Dans ce texte érudit et léger, Camartin s’interroge sur les notions d’identité linguistique, collective et individuelle, de langue maternelle, et passe en revue les arguments - souvent de très mauvaise foi - des tenants du monolinguisme. Il note au passage : « A côté d’un plurilinguisme imposé par l’école et la profession, mais aussi par la migration, l’émigration et l’exil, l’apprentissage volontaire, privé et surtout érotiquement motivé, est d’une grande importance pour la caractérisation de l’identité linguistique d’un individu. » Pour approcher au plus près les innombrables facettes de la réalité humaine, aucune langue n’est de trop : telle est la thèse qu’il défend. Il évoque Goethe, « si incomparablement délié et inventif dans sa propre langue, qui pourtant sentait très exactement quand il fallait employer un mot d’une langue voisine », et qui, à propos de son ami Lenz, écrivait : « Pour son tour d’esprit je ne vois que le mot anglais whimsical, qui, comme l’indique le dictionnaire, rassemble en une seule notion bien des bizarreries. » Et de conclure : « Aucune langue qui aspire à la précision ne peut se passer des langues voisines. » Montaigne lui-même n’écrivait-il pas, dans les Essais : « Que le gascon y arrive, si le français n’y peut aller » ? On peut pousser l’exploration plus loin, jusqu’au vertige : « Au nombre des langues dont nous avons besoin pour notre identité, il faut encore compter une langue imaginaire dont les noms, comme une clé magique, nous ouvrent des espaces d’expérience qui nous demeuraient fermés. » Ici, Iso Camartin cite Borges, qui rendait hommage à Coleridge pour avoir « codé en mots précis le bruit toujours le même de la pluie »...
C’est bien du « toit de l’Europe », de son nid d’aigle de Sils Maria, qu’Iso Camartin nous parle. Et ce qu’il embrasse, de là-haut, mérite d’être répercuté sur un site Internet : « L’Europe est le continent où il importe, en matière de langue, d’être ambitieux et généreux si l’on ne veut pas compromettre l’une de ses traditions les plus précieuses, le plurilinguisme. Le resserrement de notre monde, conséquence des nouvelles technologies de communication, entraîne forcément des changements dans le comportement linguistique. Celui qui, par commodité, voudrait parler la même chose avec tout le monde, s’apercevrait bientôt qu’il perd tout intérêt pour ses voisins. (...) Nous ne sacrifierons pas aux avantages des langues programmées les hasards de nos “langues divagantes”. Il y a beaucoup à faire pour que la génération qui approche aujourd’hui de l’âge adulte soit celle des acrobates plutôt que des infirmes de l’expression. Ne devrait-il pas être facile d’opposer à la mécanique logique des langues d’ordinateurs la vivante imprévisibilité et le piquant de n’importe quelle langue parlée ? En fait d’aventure intellectuelle, le catalan et l’islandais peuvent rivaliser avec le BASIC et le FORTRAN, aussi devrions-nous nous demander, plus que nous ne l’avons fait jusqu’ici, comment l’apprentissage des langues naturelles pourrait devenir le plus grand des plaisirs. »
Chiche ?
Iso Camartin, De la cohabitation des langues, Mini-Zoé.
En français, tous les livres d’Iso Camartin sont publiés aux éditions Zoé.
C’est aussi l’occasion de renvoyer au texte de Gilles Deleuze publié sur le site de François Bon, « Un prodigieux bégaiement ».
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