Périphéries

Carnet
Juillet 2000

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[22/07/00] Robert Walser, la bonté impitoyable

Les éditions Zoé publient en deux petits volumes, dans la collection Mini-Zoé, Cigogne et Porc-épic et Porcelaine, les brèves scènes dramatiques de Robert Walser. On y retrouve les figures familières à l’écrivain suisse : les poètes et leurs logeuses bienveillantes, les vagabonds contemplatifs, les jeunes gens tourmentés par l’entrée dans la vie adulte, les dames délicates et frémissantes... Dans des scènes soigneusement ciselées, ils exposent dans un style à la fois cru et courtois qui ils sont et ce qui se joue entre eux. Les rapports qui s’établissent sont aussi subtils que cruels, comme ces commentaires que formulent en direct, à la dérobée, « la sémillante » et « le timide », après le jeu de regards qui s’est établi entre eux dans une cave à bière. Walser saisit jusqu’aux mouvements minuscules, presque imperceptibles, qui font tressaillir les êtres et ne les laissent plus en paix. A sa femme qui lui propose des œufs sur le plat, un Lord anglais répond : « Je me sens à l’étroit. J’ai faim de quelque chose d’amusant, une fringale infinie, inconnue. »

Walser ne voit que cela : toute considération d’ensemble, politique, historique, sociale, lui est étrangère. Lorsqu’une saynète se déroule à Londres, il écrit en introduction : « Cette grande ou petite pièce se situe dans la ville de Londres des dernières années du XVIIIe siècle, c’est-à-dire à l’époque d’un rococo alangui et raffiné. » En une brève notation, au détour d’une phrase, son écriture a le don de faire se déployer dans l’imaginaire du lecteur un univers d’une grande sensualité. « Comme les rideaux créent une ambiance intime ! s’écrie une demoiselle amoureuse. Ils meublent, ils flottent, ils flattent. » Jamais Walser ne résistera à la tentation de célébrer la beauté d’un paysage, le confort accueillant d’une maison, ni de mentionner que tel ou tel personnage adore la chantilly ou les noix.

On pourrait le juger frivole, s’il n’était pas en même temps aussi profond, aussi audacieux, voire inconséquent, dans sa façon de s’aventurer sur les sentiers incertains de l’âme humaine - audace qui le rend aussi déroutant qu’attachant. « L’attrait qu’il éprouvait pour tous les sujets interdits lui permettait d’écrire de façon si suave à leur propos ! » s’exclament les Poètes de la pièce du même nom, à la mort de l’un des leurs. A la fois étourdi et appliqué, il semble vouloir suivre le plus honnêtement possible le fil de ses inspirations. Il n’hésite pas à pointer son nez de temps à autre dans ces scènes, sans que leur équilibre en soit perturbé. A la fin de l’acte IV de l’une d’entre elles, on lit : « Ce qui advient au cinquième acte, je n’en sais rien encore, je compte sur une inspiration géniale. Je crois qu’elle daigne me visiter. Je la sens qui approche sans bruit. Elle glisse ses bras autour de mon cou et me dit :... »

Walser est à l’image de ses héros : modeste, mais libre jusqu’à l’ivresse.

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Périphéries, 22 juillet 2000
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