Périphéries

Slimane Benaïssa, dramaturge algérien

Dans la peau des femmes

Slimane Benaïssa est un porte-parole admirable des femmes de son pays, de leur difficulté à exister au milieu des multiples pièges que leur tendent la tradition, le machisme ordinaire, l’intégrisme. Ses pièces rendent hommage à l’exigence, à la rage de vivre de ces femmes niées, sacrifiées, plus ou moins subtilement opprimées. En 1991, sa pièce Au-delà du voile, créée en arabe puis en français, a connu à Alger un retentissement populaire sans précédent. Elle mettait en scène le dialogue de deux sœurs, l’aînée, voilée et apparemment résignée, et la cadette, à qui le frère tentait d’imposer le port du voile et qui le refusait avec vigueur. « Je vis mes études comme un handicap, disait-elle. Si je n’avais rien appris, je me serais résignée. Seulement voilà, j’ai appris, et j’ai compris. Comment veux-tu que j’accepte de me résigner ? » A sa sœur qui prête l’oreille au discours des islamistes et qui lui demande : « Dis-moi, entre nous... quel plaisir trouves-tu à sortir ? », elle réplique : « Dis-moi plutôt, toi, ce que tu trouves d’exaltant à être enfermée ?... »

Dans Marianne et le marabout, pièce sur l’immigration créée en octobre 1993 à Epinay-sur-Seine avec des jeunes issus de l’immigration, la mère, Africaine mariée à un Algérien rencontré en France, prend la parole pour toutes ces femmes arrachées à leur pays d’origine et qui restent souvent silencieuses toute leur vie : « Quand je suis arrivée ici et que j’ai commencé à travailler, j’étais tellement heureuse de gagner ma vie. Tous les matins, je me disais “Vive la République !” Et quand le soir je rentrais, souvent triste et fatiguée, je pensais fort à mon marabout et j’entendais moins le vacarme du métro. Quand j’avais un peu d’argent, que je faisais mes courses, et que, les bras pleins de paquets, je m’asseyais à la terrasse d’un café pour boire une menthe à l’eau, je bénissais en mon cœur la République et je demandais pardon à mon marabout. A l’hôpital, la naissance de mes enfants me faisait pleurer et je ne savais pas si mes larmes étaient pour la médecine de la République ou pour la protection de mon marabout. Quand, plus jeune, j’allais avec mon mari le 14 juillet au bal des sapeurs-pompiers, que le champagne faisait tourner la musique à me donner le vertige, et que je finissais par entendre les tam-tams dans ma tête au petit matin, tenant à peine sur mes talons de fête, j’aimais la République et je ne craignais plus mon marabout... Aujourd’hui encore, quand, dans la rue, on me traite de sale négresse, je me dis : “C’est dommage pour la République, heureusement que j’ai un marabout.” Quand la République me fait mal, je convoque mon marabout. Aujourd’hui, je suis une Marianne parce que j’ai compris la République et je suis un marabout parce que les banlieues sont sinistres et qu’il faut y vivre malgré tout. Je suis Eve d’un nouveau monde et les hommes de l’ancien monde se sont vengés de moi. Ils m’ont fait payer la pomme par la banlieue. »

Dans Les Fils de l’amertume, enfin, Slimane Benaïssa donne à entendre la voix de Hassina, femme de Youcef le journaliste et militante féministe :

« C’est la manière avec laquelle il m’a dit “Je t’aime” que j’ai répondu "Moi aussi". C’était la manière que j’espérais. Il a l’élégance de forcer la porte de mes obsessions, de mes peurs.

On m’a appris à aimer la terre, la patrie, la cuisine, les tâches domestiques... Mais personne ne m’a jamais appris à aimer un homme. Alors, j’essaie d’apprendre seule... Je ne comprends pas que cela me dépasse autant. Sans les hommes, je ne peux rien. Avec eux, je peux peu de choses. Je veux reconstituer en moi la force d’aimer, parce que je suis femme. Ils ont brisé l’amour en moi, et sans amour je ne suis ni mère, ni femme, ni être humain. On nous respecte en tant que mère parce qu’on n’est plus femme. C’est en tant que femme que je veux être respectée. Comment vivre quand tout est rêve dans ma tête ? Dans une réalité faite de matins mercures, de soirées glacées, de nuits bavardes ? Une vie en inflation permanente... assujettis à des mères tentaculaires qui les ont bien gavés, bien caressés. Après elles, tout est fade !

Tous les matins, je ne sais où j’ai oublié mon âme, où j’ai laissé mon corps, ce que j’ai fait de mes désirs. Mais quand il quitte mon lit, j’en ressens l’absence parce que l’exil à deux est toujours un début de royaume. »

Rencontre avec Slimane Benaïssa

Périphéries, janvier 1998
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